Les multiples visages de Shimon Pérès

Shimon Pérès est mort mercredi 28 septembre 2016. Retour sur soixante années de la carrière politique contrastée de celui qui fut à la fois l’artisan de « l’ambiguïté délibérée » du nucléaire israélien, l’un des acteurs de la politique de colonisation, des accords d’Oslo comme de leur échec, et le lauréat du prix Nobel de la paix.

Image du documentaire The Price of Kings de Joanna Natasegara et Richard Symons (2012).

C’est un véritable mystère dans la vie politique israélienne : on a autant aimé Shimon Pérès à l’étranger qu’on l’a détesté à l’intérieur, au moins jusqu’à son élection à la présidence d’Israël en 2007. Son prix Nobel de la paix (1994) pèse évidemment lourd dans cette belle image internationale. Cependant les médias qui l’encensent oublient que cette distinction est inséparable de celle reçue par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat : l’académie suédoise a récompensé, un an après, les accords d’Oslo plutôt que leurs pères. S’il a participé à l’élaboration de la première paix israélo-palestinienne, Shimon Pérès a joué un rôle non moins certain dans son avortement, notamment en poursuivant la politique de colonisation.

Les « années Oslo »

Le 4 novembre 1995, Yigal Amir, un jeune ultra-orthodoxe d’extrême droite assassine Yitzhak Rabin, à l’issue d’un rassemblement de masse pour la paix, place des Rois d’Israël à Tel-Aviv. Le tueur a laissé passer Pérès, parti quelques instants avant le premier ministre.

Après la mort de Rabin, Pérès, qui a alors 72 ans, le remplace jusqu’aux élections du 29 mai 1996. Les sondages lui prédisent alors des dizaines de points d’avance sur le candidat de la droite. Mais il se laisse entraîner par deux fois dans une escalade qui compromettra ses chances électorales. L’assassinat de Yahia Ayache, « l’artificier du Hamas », le 5 janvier 1996 — en pleine trêve — donne aux extrémistes de l’organisation l’occasion de reprendre leurs attentats, qui vont déstabiliser la majorité et entraîner un impitoyable blocus des territoires palestiniens occupés. Quelques semaines plus tard, les tirs de roquettes du Hezbollah sur le nord d’Israël servent de prétexte à l’opération « Raisins de la colère ». Vingt-et-un ans après avoir retiré Israël (partiellement) du bourbier libanais, Shimon Pérès l’y replonge, le temps de bombardements qui massacreront notamment, le 18 avril 1996, cent-six civils réfugiés à Cana, au beau milieu d’un camp libanais de l’ONU. Si bien que, fin mai de cette même année, il est battu à l’élection du premier ministre israélien par Benyamin Nétanyahou. Pérès le mal-aimé a commis un véritable suicide politique…

Avec le recul, les « années Oslo » (1993-2000) apparaissent, pour Pérès, comme une parenthèse. L’homme est avant tout un animal politique, avide de pouvoir. Loin de travailler à la paix, il prépare la guerre. À 20 ans, dix ans après son arrivée en Palestine, il adhère au mouvement de jeunesse du parti de gauche Mapaï, dont il deviendra secrétaire en 1943. À l’occasion d’un voyage en voiture à Haïfa, il fait la rencontre déterminante de sa vie : David Ben Gourion. Sexagénaire, le leader travailliste cherche à s’entourer d’une nouvelle génération de dirigeants. Et le « Vieux » apprécie les qualités de ce jeune cadre travailliste, qui rejoint en 1947 le quartier général de la Haganah, l’armée juive clandestine. Pérès ayant refusé d’être promu major général de la nouvelle armée — le grade de Yitzhak Rabin et de Moshe Dayan —, Ben Gourion le charge de récupérer les armes dont Israël a besoin face aux armées arabes.

La politique d’« ambiguïté délibérée »

Dès lors, la carrière de Shimon Pérès est toute tracée. Après un séjour aux États-Unis pour raison d’études et de collecte d’armes, le voici directeur général du ministère de la défense, à 29 ans. Il cultivera de fructueuses amitiés en France, au Royaume-Uni et même, plus tard, en Allemagne ; il négocie ainsi l’armement de l’armée israélienne "Tsahal", qu’il fera renforcer à partir de 1955 pour faire face aux livraisons tchèques à l’Égypte. Avec les Français Guy Mollet, président du Conseil de la IVe République et Maurice Bourgès-Maunoury, alors ministre de la défense, le flirt va beaucoup plus loin : en octobre 1956, à Sèvres, ces derniers conviennent avec Shimon Pérès de lancer l’opération militaire tripartite contre Gamal Abdel Nasser et, durant une interruption de séance, de construire un réacteur nucléaire au sud d’Israël.

Au terme des accords conclus un an plus tard, Paris fournit à Israël les technologies nécessaires, lui livre un réacteur nucléaire de 24 mégawatts et lui envoie des centaines de techniciens pour bâtir la centrale nucléaire de Dimona, aux portes du Néguev. Le retour au pouvoir du général de Gaulle, hostile à la nucléarisation d’Israël, n’empêche pas la coopération entre Paris et Tel-Aviv de porter ses fruits. Certes, le nouveau président freine celle-ci, mais trop tard : quelques années après la France (1960), l’« État juif » devient une puissance nucléaire (1967). Nasser s’en inquiète, tandis que le gouvernement israélien nie faire partie du club très fermé des puissances détentrices de la bombe. Pérès tentera même d’aider l’Afrique du Sud à acquérir l’arme nucléaire, dans le cadre d’une alliance qui ne se démentira jamais entre Israël et le régime de l’apartheid.

Ce sera le grand œuvre de Pérès, dont il ne pourra paradoxalement jamais se targuer. Entré au Parlement et devenu vice-ministre de la défense en 1959, il va superviser jusqu’au bout la mise au point du secret qui bouleversera définitivement les rapports de force régionaux : la force de frappe israélienne. L’« ambiguïté » — c’est le nom officiel de cette politique — comportera un avantage durable de taille : Tel-Aviv ne se verra pas contraint de signer le Traité de non-prolifération (TNP) ni de se soumettre aux contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Vingt ans de rivalité avec Yitzhak Rabin

Pérès jouit alors d’une autorité exceptionnelle, y compris sur son mentor vieillissant dont il symbolise, voire inspire, bien des visions : il incarne en particulier sa philosophie de l’État — la mamlachtiout. Par fidélité à David Ben Gourion, il démissionne en 1965 pour le suivre dans la scission que celui-ci organise contre la vieille garde travailliste et sera même secrétaire général du nouveau parti de gauche, le Rafi, en 1965. Toutefois l’entreprise échoue et, au lendemain de la guerre de 1967, le quadragénaire aux dents longues ramène les brebis égarées. Golda Meïr le récompense en le nommant à nouveau ministre en 1969 : il sera successivement chargé du développement des territoires occupés et des réfugiés, de l’absorption des immigrants, des transports et des communications. Il participera donc activement à la politique de colonisation entamée par le Parti travailliste dès 1967 et refusera, même après les accords d’Oslo de 1993, d’y mettre un terme.

En 1974, c’est l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis, de retour à Tel-Aviv, que la « mère de la nation » Golda Meïr propulse à la tête du parti, puis du pays. Cet « usurpateur » s’appelle... Yitzhak Rabin. Le nouveau chef du gouvernement fait de Pérès son ministre de la défense, pourtant il s’en méfie, certain qu’il complote en permanence contre lui.

Vingt ans durant, la rivalité entre Shimon Pérès et Yitzhak Rabin défraiera la chronique. De fait, les deux hommes, que tout oppose, ne s’aiment pas : le militaire méprise l’apparatchik, l’intellectuel se moque de l’homme aux idées simples, le fier-à-bras raille le magouilleur, et sans doute le père de famille modèle jalouse-t-il aussi le bon vivant. Humilié en 1974, Pérès prendra sa revanche dans les années 1980. Son adversaire est disqualifié par la cuisante défaite de 1977. Passé dans l’opposition, le Parti travailliste porte Shimon Pérès à sa présidence.

Une collection de maroquins et une réputation de « colombe »

Sept ans plus tard, lorsqu’un gouvernement d’union nationale voit le jour, Pérès en est le chef. Il mettra fin à l’hyperinflation et, surtout, conduira le retrait de l’armée du Liban, ce qui lui vaudra une réputation de « colombe ». À l’époque, cependant, il s’oppose à toute négociation avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), privilégiant l’« option jordanienne » bientôt tuée dans l’œuf par Yitzhak Shamir. Le successeur de Menahem Begin est devenu à son tour premier ministre en 1986, en vertu de la rotatsia — alternance négociée entre la droite et le Parti travailliste à la tête du gouvernement d’union nationale. Nouvelle humiliation en 1992 : à l’occasion de leurs premières vraies primaires, c’est Rabin que choisissent les militants travaillistes comme dirigeant du parti. Grand seigneur, ce dernier lui confie néanmoins les affaires étrangères et l’associe à l’aventure d’Oslo.

Au long de sa carrière politique, Shimon Pérès a été quinze fois ministre, trois fois premier ministre — par intérim — et quatre fois vice-premier ministre, sans jamais avoir conduit son parti à la victoire. Pour compléter cette collection de maroquins, il n’hésitera pas, au début du XXIe siècle, à s’associer à plusieurs gouvernements conduits par Ariel Sharon.

À cette brochette de fonctions, il ne manquait à Pérès que celle de président de l’État. Il devra s’y prendre à deux fois : en 2000, il est battu par le « likoudnik » Moshé Katsav, qui sera condamné pour viol. Shimon Pérès lui succède donc sans difficulté en 2007.

Paradoxalement, il sera débordé sur la gauche par son successeur Reuven Rivlin, membre du Likoud lui aussi, élu en 2014. Si Rivlin refuse la création d’un État palestinien et défend l’opération « Bordure protectrice » contre la bande de Gaza (2014), il fait campagne contre le racisme et pour les droits des citoyens palestiniens d’Israël. Il sera même le premier président à présenter ses excuses, sur place, pour le massacre de Kfar Kassem, qui vit la police des frontières israélienne assassiner quarante-sept civils palestiniens, dont quinze femmes et onze enfants, le 29 octobre 1956.

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