Il va sans dire que le Liban, avec sa petite économie aux moyens limités, mérite louanges et assistance matérielle pour sa capacité à absorber un aussi grand nombre de réfugiés dans le besoin venant de ce pays frontalier, au risque de fragiliser sa propre structure sociale. En effet, ce formidable afflux de réfugiés syriens a été source de pressions dans des domaines divers, de la sécurité aux capacités admistratives, de l’école aux transports, jusqu’à la consommation de l’eau.
Ces dernières années pourtant, des responsables politiques libanais se sont livrés à un exercice visant à faire de cette présence syrienne le bouc émissaire des maux sociaux et économiques dont souffre leur pays, en particulier une économie stagnante et des infrastructures publiques vétustes. Cette façon de voir souffre de deux défauts : d’une part l’arrivée de plus d’un million de réfugiés depuis 2011 n’a pas tant créé de nouveaux problèmes qu’exacerbé d’anciens maux provenant de décennies de mauvaise gouvernance et de politique économique erratique. D’autre part, ces politiciens ont tendance à exagérer l’impact négatif de la présence de réfugiés et à dissimuler ses aspects positifs.
Statistiques floues
L’absence de données précises sur les réfugiés au Liban incite à toutes sortes de spéculations et à la peur. Curieusement, l’absence d’information sur cette question primordiale empêche de connaître le nombre exact de Syriens au Liban, les autorités libanaises ayant suspendu depuis mai 2015 l’enregistrement par le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) des nouvelles arrivées de réfugiés, mettant fin à la politique de la porte ouverte en vigueur. Le comptage s’est arrêté au chiffre d’un peu plus de 1,2 million de Syriens, s’ajoutant aux quelque 200 000 réfugiés palestiniens (175 000, selon les dernières statistiques pour la première fois publiées depuis de très longues années, levant ainsi une grande ambiguïté sur ces réfugiés de la première heure, récemment encore estimés par certains à 500 000). À noter que les hommes politiques libanais ont tendance à désigner comme « réfugiés » diverses populations, mélangeant parfois de façon implicite les nouveaux venus syriens aux Palestiniens qui résident dans ce pays depuis 70 ans, et dont la longue présence n’a guère de rapport avec le récent marasme économique du pays hôte.
La chronologie ci-dessous illustre comment cette spéculation a sous-tendu la rhétorique populiste, qui s’est réchauffée dans le contexte des élections législatives prévues en 2018.
- Janvier 2014 : le premier ministre de l’époque Najib Mikati affirme que 900 000 « réfugiés du conflit » syriens sont entrés sur le sol libanais, leur nombre « approchant le quart de la population ».
- Avril 2014 : Le HCR indique que le nombre de réfugiés syriens au Liban a dépassé la barre du million.
- Mai 2015 : Le HCR suspend l’enregistrement des nouveaux réfugiés et des demandeurs d’asile. Le nombre maximum de 1,2 million est descendu à 1 million en 2017 alors qu’une portion d’individus officiellement enregistrés ont été relocalisés, ont quitté le territoire ou sont décédés.
- Septembre 2015 : le ministre libanais des affaires étrangères Gibran Bassil, évoquant le « fardeau » que constituent les réfugiés, estime que le chiffre de 1 million ne recouvre pas la totalité des réfugiés. « Il s’agit d’1,5 (million de Syriens), plus 500 000 Palestiniens, donc 45 à 50 % de la population ».
- Octobre 2017 : Une responsable du HCR, Esther Pinzari indique que le Liban compte 1 million de réfugiés syriens. Mais le gouvernement libanais estime qu’ils sont 1,5 million et indique que même ce chiffre est sous-estimé.
- Novembre 2017 : Le chef de la sécurité générale, le général Abbas Ibrahim, affirme que le nombre total de réfugiés excède les 2,5 millions, toutes nationalités confondues.
Alors que les élections approchent, les responsables politiques ont commencé à appeler au retour des réfugiés syriens dans leur pays. Dans un climat aussi tendu, il devient de plus en plus difficile, mais aussi de plus en plus nécessaire d’examiner ce qu’est devenue « l’économie des réfugiés ».
Comprendre les effets induits
La guerre civile en Syrie a bel et bien porté un coup très dur à l’économie libanaise. La Banque mondiale a estimé fin 2015 que le conflit armé lui avait coûté 18 milliards de dollars. Cependant, l’essentiel de ce coût n’a rien à voir avec les réfugiés et tout à voir avec les conséquences économiques plus larges de la guerre.
Le conflit a porté un coup fatal aux exportations libanaises qui ont chuté de moitié, de quelque 5 milliards de dollars (4,19 millards d’euros) à 2,4 milliards (2 milliards d’euros) entre 2010 et 2015. Une importante partie de ce recul est due à la fermeture de la frontière syro-jordanienne, qui à son tour a rendu impossible le transport routier de produits libanais vers la péninsule Arabique.
De manière plus indirecte, le conflit a perturbé diverses chaînes de valeur qui reliaient les marchés libanais et syrien. Ainsi, les importations de produits industriels syriens à bas prix ont fortement baissé après 2011, obligeant les producteurs libanais à trouver des marchés alternatifs pour leurs matières premières. De même, l’utilisation de produits agricoles syriens a chuté. Enfin, le conflit a affecté le tourisme, les voyageurs craignant la violence, ou bien étant repoussés par le fait qu’ils ne pouvaient plus combiner le Liban avec la Syrie, une formule « deux-en-un » qui représentait une part importante du marché avant 2011. Aucune de ces données ne pourra être réglée par le seul retour des réfugiés dans leur pays. Tout progrès dépendra du règlement du conflit syrien et de la reprise économique, qui reste encore à venir.
Le faux problème du marché du travail
À part la tendance généralisée d’associer le malaise économique libanais à la présence des réfugiés, il en est une autre plus spécifique qui rend les réfugiés responsables de la baisse des salaires, privant les travailleurs libanais d’opportunités de travail dont ils ont grandement besoin. Ces reproches contiennent une part de vérité car l’abondance d’une offre bon marché et non qualifiée a engendré une nouvelle compétition sur le marché du travail dans certains secteurs et zones géographiques, et ceci a certainement influé négativement sur les Libanais.
En dépit de l’absence de données précises, l’Organisation internationale du travail (OIT) a suggéré en 2013 que la compétition provenant des travailleurs réfugiés syriens avait — dans les régions les plus affectées du Liban — provoqué une baisse des salaires de la main-d’œuvre libanaise non qualifiée allant jusqu’à 50 %. On peut néanmoins douter de l’hypothèse que les réfugiés syriens ont fondamentalement transformé le marché du travail. A titre d’exemple, la Banque mondiale a fait état d’une hausse marginale du chômage global de 6,2 à 7 % entre 2011 et 2017, et pour les jeunes de 20,7 à 21,8 % sur la même période. Ces hausses ne peuvent en elles-mêmes être attribuées à la seule présence des réfugiés, mais plutôt aux mauvaises performances économiques du pays. Et même si ces chiffres doivent être pris avec prudence, ils suggèrent néanmoins un impact bien moindre que les Libanais ne l’admettent généralement.
Il est tout aussi important de noter que le marché du travail au Liban était déjà peu performant bien avant le conflit syrien. Selon la Banque mondiale, avant 2011 le Liban ne parvenait à créer chaque année en moyenne que le sixième des emplois nécessaires pour absorber le nombre des nouveaux venus sur le marché du travail. Dans le même temps, la croissance — qui dépendait fortement des secteurs des services, de la construction et du commerce – générait peu de créations d’emplois, et les emplois qui s’offraient étaient surtout destinés aux travailleurs non qualifiés. De plus, l’économie libanaise en panne d’investissements directs étrangers (IDE) était privée de dépenses publiques significatives et d’injection importante de capitaux privés, ce qui au total affectait les activités productives. À leur tour, les jeunes diplômés étaient poussés à l’émigration, une donnée économique majeure dans un pays fortement dépendant des transferts en devises étrangères de ses propres ressortissants.
Pour ce qui est de la compétition, les Syriens occupent généralement des postes que même les Libanais non qualifiés ne veulent pas occuper, et c’était déjà le cas avant le conflit. Dans les domaines comme l’agriculture, la construction, l’industrie ou les services peu rétribués, les Syriens sont en concurrence avec d’autres travailleurs migrants comme les Bangladais, les Éthiopiens ou les Philippins.
Le directeur d’une ferme agricole dans la vallée de la Bekaa (frontalière de la Syrie) explique ainsi que les Syriens sont des candidats idéaux pour travailler sous ses ordres. « Les Libanais ne travaillent pas sur la terre appartenant à autrui. Au mieux, un Libanais supervisera le travail. » Le même constat est fait par un artisan libanais employant des Syriens : « Si les Syriens s’en vont, j’utiliserai une main-d’œuvre venant du Bangladesh ou de l’Inde. Il est impossible de trouver des Libanais ayant les compétences requises et qui acceptent ce type d’emploi. »
Un autre facteur est d’ordre chronologique : de nombreux Syriens travaillaient déjà, comme on l’a vu, au Liban avant le conflit dans des secteurs où ils continuent d’être actifs — la construction, l’agriculture, le gardiennage ou comme employés de maison. Encore une fois, le nombre élevé d’emplois informels empêche de disposer de statistiques fiables, mais certains rapports — par exemple ceux d’Amnesty International – situent ce chiffre autour d’un demi-million de travailleurs syriens au milieu des années 2000. Ainsi, beaucoup de réfugiés d’aujourd’hui occupent des emplois au Liban depuis longtemps. Ce qui a changé, dans bien des cas, c’est qu’ils ont fait venir leurs femmes et leurs enfants.
Un stimulus de la consommation
Alors que les effets négatifs de l’afflux de réfugiés syriens tendent à être fortement exagérés, les effets positifs sont eux totalement ignorés. Ainsi va-t-il de la consommation nationale qui bénéficie de l’installation de nombreuses familles syriennes au Liban qui ne l’étaient pas auparavant et qui stimulent l’économie. Pour ne prendre qu’un exemple, le secteur des télécoms libanais a enregistré une croissance des abonnements à haut débit multipliée par trois entre 2011 et 2015 ; un point important si l’on considère que les taxes sur les entreprises TIC (technologies de l’information et de la communication) sont une source majeure de revenus pour les budgets municipaux.
Certains rendent le bond de la consommation responsable du déficit grandissant de la balance commerciale alors que le Liban importe 80 % de ce qu’il consomme, contribuant ainsi à accroître encore la pression sur la balance des paiements. Pourtant, les chiffres disponibles montrent une faible hausse du volume des importations sur la période 2010-2015, soit un taux annuel moyen de 0,9 % comparable à la période 2004-2010, ce qui tend à prouver que le poids des réfugiés sur le déficit commercial est exagéré et que le problème est surtout dû à l’effondrement des exportations.
Qui plus est, une grande part de la consommation des Syriens est financée par des devises étrangères, constituant une manne pour l’achat de produits importés au Liban et aussi un moyen pour le financement de sa dette publique. En effet, les dons en espèces ou en nature d’organisations internationales représentent environ 40 % du budget des réfugiés, complétés par l’épargne personnelle (20 % du total, selon les estimations de l’OIT pour 2013) et les envois de fonds de la diaspora syrienne. Et depuis 2013, les réfugiés ont dépensé 900 millions de dollars dans des magasins libanais grâce à des cartes de crédit distribuées via l’Organisation mondiale de la santé (OMS), au terme d’un programme liant cet organisme onusien à des commerces libanais. En conséquence, les Syriens participent positivement aux flux de devises étrangères nécessaires à maintenir la stabilité de l’économie libanaise.
Ceci ne veut pas dire que la consommation accrue de la part des Syriens exerce un impact uniquement positif à tous les niveaux de la société libanaise mais plutôt que des tensions coexistent avec des bénéfices peu reconnus ni rendus publics. Cette situation est flagrante dans le secteur immobilier. En effet, d’une part les Libanais se plaignent fréquemment que les besoins en logement des Syriens ont poussé les loyers à la hausse, au détriment des classes moyennes et populaires. Dans le même temps cependant, cette demande a soutenu un marché immobilier surévalué — marché qui constitue un autre pilier de la stabilité économique du pays — mais qui a montré des signes croissants de faiblesse ces derniers temps, totalement indépendante de la question des réfugiés. Aussi faut-il savoir distinguer entre des manifestations de ras-le-bol lié à la présence des réfugiés et les divers effets bénéfiques qui ont aidé le Liban à éviter une crise macroéconomique.
La manne de l’aide humanitaire
Comme on l’a déjà noté, l’aide humanitaire a permis une importante injection de devises étrangères dans l’économie du pays. En 2016, les agences de l’ONU ont contribué par leurs dépenses à l’équivalent de 3 % du PIB libanais, selon un haut responsable onusien. Et bien que toutes ces dépenses ne soient pas exclusivement liées aux réfugiés, l’enveloppe globale de l’ONU a explosé en raison de la crise. « Sans les réfugiés, nos financements seraient bien moindres. Pour en avoir une idée, nous donnions 26 millions de dollars en 2012, et en 2016 presque trois fois ce montant », a indiqué un haut responsable du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). En même temps, plusieurs pays et organisations ont accordé des aides budgétaires bilatérales au Liban pour faire face à la crise. Le Royaume-Uni a accordé 28,19 millions d’euros d’aide au Liban en 2010, montant qui a bondi à 111, 64 millions d’euros en 2015.
Au-delà des injections de liquidités, la contribution internationale a directement bénéficié à la population du pays hôte. La plupart des grands programmes humanitaires et de développement ont pris soin d’inclure les Libanais, soit via une aide directe, soit en développant des biens publics tels que les infrastructures. L’Union européenne a ainsi promis 35 millions d’euros sur la période 2014-2015 dans le domaine du traitement des déchets, dont devraient profiter 3 millions d’individus qui seront en fin de compte majoritairement des Libanais. Ces investissements sont d’autant plus notables au regard de l’échec du gouvernement libanais à réparer ses infrastructures obsolètes : le système d’assainissement et de distribution d’eau est en crise depuis bien avant 2011 et le gouvernement continue de ne dépenser que 1 % de son PIB dans des investissements productifs. D’où un autre élément porteur d’ambiguïtés : si les réfugiés ont effectivement mis à rude épreuve l’infrastructure libanaise, ils ont aussi débloqué des investissements dans des zones longtemps négligées par l’État libanais.
D’autres bénéfices indirects sont en rapport avec le niveau de l’emploi grâce à l’aide. Depuis 2011, un nombre croissant d’emplois libanais ont vu le jour grâce aux programmes d’aide qui n’auraient pas existé sans l’arrivée de réfugiés. D’autre part, les expatriés venus au Liban pour travailler auprès d’organisations internationales détiennent un fort potentiel de dépenses dans les services et le secteur immobilier. Là aussi, les effets sont multiformes. Les expatriés tirent les prix vers le haut dans les quartiers résidentiels tels que celui de Mar Mikhael à Beyrouth, mais ils sont aussi porteurs d’effets bénéfiques dans une économie stagnante qui a grand besoin de devises étrangères.
La vie quotidienne des Libanais à revenus modestes a subi de grandes transformations du fait de l’arrivée massive des réfugiés. Ces derniers pèsent sur leur existence de manière très tangible : certains Libanais ont vu leurs factures d’électricité grimper en flèche alors que les Syriens détournent subrepticement l’électricité pour éclairer leurs propres appartements, parce qu’ils ne peuvent pas se connecter légalement au réseau. D’autres ont vu les classes de leurs enfants surpeuplées, avec de jeunes élèves non préparés à l’éducation nationale bilingue. Bien que réels ou réellement ressentis, les griefs ne constituent qu’une partie du tableau général. Avec une population syrienne installée au sein du délicat équilibre économique du Liban, des hommes politiques exploitent la présence de réfugiés à leur propre risque.
Chasser les Syriens en masse priverait en fin de compte le Liban d’un soutien dont le pays a réellement besoin alors qu’il fait déjà face à une situation précaire dont il est responsable. L’aide des donateurs et les services qu’ils proposent iront où les Syriens se trouveront, et un reflux des capitaux pourrait engendrer de nouvelles difficultés budgétaires pour le pays. Leur brusque départ constituerait aussi un choc pour le marché immobilier, qui pourrait menacer le secteur, et la stabilité financière. Dans ce contexte, le Liban ferait bien de réprimer la tentation collective croissante d’expulser les Syriens, au risque d’entrainer une crise économique beaucoup plus grave que celle qu’ils sont supposés avoir provoquée.
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