Les partis politiques yéménites ont lamentablement échoué au cours des dernières décennies. Cette faillite a été à la fois la cause et l’effet d’un échec plus global, culminant avec l’éclatement de la guerre il y a presque six ans. Ces partis ont abandonné leur rôle de forces de proposition capables, au plan national, de faire avancer un processus politique visant à mettre fin aux troubles civils. Ils sont devenus des forces belligérantes. Ils se sont retrouvés dans des camps opposés, n’hésitant pas à s’engager dans des alliances avec les puissances régionales qui interviennent au Yémen.
Ces positionnements douteux auront des répercussions sur l’avenir du Yémen. En particulier, les structures institutionnelles des partis de gauche et des nationalistes arabes se sont affaiblies et fracturées, modifiant leur place historique dans la sphère publique. Leur poids ayant diminué, leur base populaire est devenue vulnérable à la polarisation par des pouvoirs locaux plus efficaces et mieux organisés. Les partis de gauche et les nationalistes arabes se sont engagés dans la guerre, soit en poussant leurs partisans sur les fronts militaires, soit en soutenant le gouvernement et les institutions de l’État reconnus au niveau international, soit en laissant leurs organisations locales succomber au contrôle des autorités de facto. Ils sont néanmoins restés marginaux dans l’équilibre des pouvoirs.
Le Parti socialiste yéménite (PSY) représente un exemple frappant de ce qu’est devenue la gauche. Une série de faux pas politiques au fil des ans et un repositionnement malavisé — y compris sa réponse à la guerre — ont éloigné le PSY de son rôle historique de parti défendant les classes ouvrière et paysanne et faisant passer l’intérêt national commun avant toute autre considération.
Fondé à la fin des années 1970, le PSY a, à ses débuts, défendu la justice sociale. Il s’agissait notamment de l’intégration des communautés marginalisées, comme les Bédouins nomades, et de la promotion d’un droit de la famille progressiste qui donnait aux femmes des moyens d’action politiques, économiques et sociaux. Même après la fin du régime à parti unique du PSY au Yémen du Sud en 1990, lorsque la République démocratique populaire du Yémen au Sud a fusionné avec la République arabe du Yémen au Nord pour former la République unifiée du Yémen, le parti a continué à se ranger sans équivoque du côté des classes défavorisées.
Avec le temps, cependant, cet héritage s’est estompé, le PSY ayant progressivement abandonné son positionnement moral et éthique. Un processus qui s’est accéléré pendant la période de transition d’avant-guerre, puis du fait de l’implication du PSY dans la guerre. Le parti a cessé de soutenir les causes justes qui vont dans le sens des besoins fondamentaux et des droits civils des citoyens ordinaires, et il n’a pas réussi à défendre une position claire contre les menaces de fragmentation du pays.
La dégradation morale du PSY est encore plus prononcée lorsqu’on la met en parallèle avec son héritage historique et sa littérature politique. En évitant la controverse et en gardant un profil bas pour ne pas être la cible d’autres forces politiques, le parti a adopté une position passive et ambiguë à l’égard de questions intellectuelles et sociales essentielles. Il s’est attaché à se créer une « zone de sécurité politique » en échange de l’attribution à certains de ses dirigeants de postes au sein des institutions de l’État.
Cette timidité a provoqué une énorme déception parmi les sympathisants de gauche qui s’attendaient à ce que leur parti adopte une position honorable en se situant radicalement du côté des luttes quotidiennes de la population. En particulier, le PSY n’a pas su définir une troisième voie pour les Yéménites, sortir des logiques binaires de la guerre et offrir une alternative aux formes du conflit actuel ; il a même glissé vers un rôle de représentant des intérêts de groupes miliciens.
Dérive morale et rupture institutionnelle
L’évolution du PSY depuis les années 1970 est le résultat des profonds changements qui ont à la fois déstabilisé et remodelé le parti, et des choix du parti pour s’adapter. Le changement idéologique a été le plus profond. Le PSY a commencé comme un parti socialiste d’avant-garde qui, selon l’un de ses fondateurs, Abdel Fattah Ismail, a établi un État laïque qui a éliminé l’inégalité sociale et la stratification des classes, et garanti la liberté de religion. Des décennies plus tard, il était devenu une force sans idéologie claire qui soutenait la loi islamique comme source de toute législation avant la Conférence de dialogue national de 2012-2013.
Les crises internes récurrentes du parti — la plus connue étant due aux luttes intestines sanglantes de 1986 entre les factions rivales du parti qui ont fait des milliers de morts — ont provoqué des ruptures profondes et durables au sein du PSY et entamé sa popularité au Sud.
Dans la période qui a suivi l’unification du Yémen du Nord et du Sud en 1990 et qui a conduit à la guerre civile de l’été 1994, la direction du parti a été prise pour cible par le régime du président Ali Abdallah Saleh. Cela l’a privé de personnalités clés qui auraient pu jouer un rôle efficace dans son renouveau. La plupart des dirigeants restants ont fait défection pour adhérer à des partis et des mouvements politiques rivaux tels que le Congrès général du peuple (GPC), et plus tard, le Mouvement du Sud. De plus, le déplacement du siège du parti vers le Nord après l’unification a affecté sa structure institutionnelle et créé des problèmes d’organisation qui ont conduit à des divisions au sein des structures de base du parti, en particulier dans les villages du gouvernorat de Taez. Cela a été particulièrement visible dans la compétition entre les socialistes basés dans les districts de Jabal Sabir et ceux des districts de Ma’afer, Shammaytain et Samea, ainsi que dans la compétition interne au sein de la région de Hugaria.
Cette lutte s’est faite au détriment du développement de bases populaires dans d’autres régions du pays, y compris dans les zones tribales, et a sapé le rayonnement institutionnel du parti. En conséquence, des rivaux tels que le CGP (Congrès général du peuple, et Al-Islah1 ont commencé à grignoter sa base, en particulier dans la région de Hadramaout. Plus récemment, il a également dû faire face à la concurrence de nouvelles puissances politiques telles que le Conseil de transition du Sud (CTS), qui cherche à faire appel à la base traditionnelle du PSY dans le sud, et le mouvement armé houthiste, qui a recruté une partie de sa direction.
En plus de la rupture institutionnelle subie par le parti, de nombreux organes locaux du PSY, au lieu de servir les intérêts du parti, ont fait obstacle aux nouvelles initiatives et idées avancées par les membres. Cela s’est manifesté par l’incapacité du PSY à tirer parti de l’élan politique et populaire de la révolution des jeunes de 2011. En tant que partenaire des Joint Meeting Parties (JMP) qui s’opposaient au régime de Saleh, il a manqué l’ouverture de 2011 pour renouveler le parti et adopter un projet national inclusif.
Concentration du pouvoir
L’une des raisons de la rupture des structures institutionnelles du parti et du rétrécissement de son rôle politique est sans doute l’autoritarisme du chef du parti, le secrétaire général, et la concentration des pouvoirs décisionnels au sommet. Cette situation a pesé lourdement sur l’histoire du PSY, défini ses luttes internes et affaibli ses performances. Le parti est devenu synonyme de son secrétaire général, qui en était le visage. Malgré les nombreuses structures, de la base à la direction intermédiaire et supérieure, la direction du parti était définie par les caprices, le charisme et la popularité d’une seule et même figure. Cette réduction du parti à une seule personne est une caractéristique que l’on retrouve non seulement parmi les partis de gauche et les partis nationalistes arabes au Yémen, mais dans la région en général.
Bien que la direction politique du PSY ait tenté, ces dernières années, d’activer les structures du parti mises à l’écart, de redéfinir leur rôle et de les séparer de l’autorité directe du secrétaire général, cela n’a pas résolu le problème. De plus, le fait que l’actuel secrétaire général, le Dr Abdulrahman Al-Saqqaf réside hors du pays a paralysé le PSY pendant la guerre et fragmenté la prise de décision politique. Les organisations locales ont continué à défendre des causes secondaires conformes aux espaces politiques étroits autorisés par les autorités de facto dans leurs régions, plutôt qu’aux causes nationales. Cela a poussé à la marge le parti dans son ensemble, car il n’a pas réussi à adopter une position globale sur les problèmes les plus importants du pays.
Ces failles ont transformé le parti en un ensemble de petits fiefs, actifs dans les zones urbaines du Yémen, au détriment de la structure nationale. Le manque de contact entre la base et la direction a paralysé le travail des organisations de base dans les villes, qui ont toujours été la principale force du parti. Les membres du PSY se sont donc retrouvés exposés et politiquement vulnérables à la polarisation par d’autres partis et groupes, ce qui a conduit certains à faire défection ou à servir de couverture politique aux actions des belligérants locaux dans la guerre.
La question du Sud
En outre, l’héritage du PSY en tant que parti au pouvoir dans un État à parti unique au Yémen du Sud signifiait que l’orientation de la direction du PSY était, dans une certaine mesure, dictée par son empressement à restaurer sa popularité dans le Sud, ou du moins à garantir sa pertinence en tant qu’arbitre de la question du Sud. Cette orientation s’est accentuée ces dernières années.
Les origines méridionales du parti n’ont cessé de façonner son orientation sur les questions clés, non seulement dans la règle non écrite selon laquelle le secrétaire général du parti doit toujours être un sudiste, mais aussi sur la façon dont le parti traite la question du Sud — une question seconde, bien qu’importante — au détriment de questions nationales plus larges. À cette fin, le PSY a mis en place une structure de parti dans le Sud, dotée de pleins pouvoirs de décision pour assurer que le parti joue un rôle dans cette région, même si cela va à l’encontre des positions nationales et historiques du parti.
La crainte de la direction de perdre son influence dans le Sud et d’être remplacée par de nouvelles formations établies pendant la guerre actuelle comme le CTS a conduit à la paralysie. Non seulement dans le Sud, mais au Yémen en général. La crainte et la pusillanimité politique de la direction découlent, en partie, de la culpabilité historique d’avoir été complice de l’accord d’unification inégal de 1990 qui a conduit à la guerre civile de 1994, au pillage du Sud par le régime du Nord et à des décennies de répression du Sud par le gouvernement de Sanaa. Ce traumatisme passé a façonné des positions officielles ambiguës face aux événements dont le Sud a été témoin pendant la guerre actuelle. Le Parti socialiste n’a pas osé soutenir la sécession, mais ne s’y est pas non plus opposé.
À cet égard, la position vis-à-vis du CTS était équivoque et a finalement conduit de nombreux membres du parti à faire défection pour passer au groupe sécessionniste. Le soutien du PSY à un système fédéral à deux États (Sud/Nord) lors de la Conférence de dialogue national a aliéné la base du parti et les dirigeants intermédiaires qui penchaient pour la sécession pour le Yémen du Sud.
Le parcours du PSY s’étend sur plus de quarante ans depuis sa fondation en 1978, et son héritage rappelle l’âge d’or de la gauche qui a inspiré l’imagination des intellectuels arabes. Mettre en lumière la situation actuelle et les erreurs de calcul du PSY, c’est tenter d’attirer l’attention sur ses erreurs passées et actuelles, afin qu’il puisse réactiver son rôle politique pour l’avenir, plutôt que de rester un parti réduit à son sommet, s’attardant sur sa nostalgie du passé.
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1Congrès yéménite pour la réforme, d’inspiration islamiste.