Les séries télévisées, nouveau terrain d’affrontement entre Turcs et Arabes

Lancée à l’automne 2019, la méga production de télévision émiratie Mamalik Al-Nar (Royaumes du feu) critique l’histoire de l’empire ottoman dans le monde arabe et musulman. Prenant le contrepied des récits historiques vulgarisés par les populaires séries turques, ce feuilleton historique est révélateur des enjeux du soft power dans un Proche-Orient marqué par la dégradation des relations arabo-turques.

Mamalik Al-Nar (Royaumes du feu)

Les séries de télévision turques et arabes se lancent dans une course effrénée pour relater l’histoire des populations et des puissances politiques au Proche-Orient. Exprimant un patriotisme exalté, elles livrent des narrations élogieuses du passé des nations tout en mettant en cause celui des autres. La nouvelle superproduction émiratie Mamalik Al-Nar (Royaumes du feu), diffusée sur les chaînes saoudo-panarabes MBC s’inscrit dans une logique de concurrence politico-médiatique dans le Machrek arabo-musulman. Ce feuilleton historique permet de mettre en exergue la grave crise entre les États arabes et la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan.

Un enjeu politico-identitaire

Les récits historiques servent de base narrative aux superproductions télévisées aussi bien turques qu’arabes, financées par de grands groupes médiatiques bénéficiant du soutien des pouvoirs en place. Porteuses de messages politiques, les séries télévisées s’inscrivent dans les campagnes de communication de régimes aux prises avec leurs concurrents régionaux. Elles s’érigent en auxiliaires de la politique étrangère des gouvernements qui bénissent la vulgarisation d’une « histoire » compatible avec les intérêts suprêmes de leur État.

Auréolée des félicitations du chef de l’État turc, la série Diriliş : Ertuğrul a obtenu le prix du festival turc du Papillon en tant que meilleure réalisation en 2016. Les cent cinquante épisodes de Résurrection d’Ertuğrul, écrits par Mehmet Bozdag et dirigés par Metin Günay, évoquent la gestation de l’empire ottoman dans un contexte de conflits tribaux et de complots intérieurs et extérieurs. Cette superproduction turque commémore tout particulièrement l’héritage de sa dynastie fondatrice. Les cinq saisons du feuilleton, diffusées du 10 décembre 2014 au 29 mai 2019, ont connu un succès spectaculaire en Turquie, mais aussi auprès des téléspectateurs arabes.

La série a entrainé de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux. Plusieurs jeunes ont mis le portrait d’Ertuğrul sur leur profil Facebook, et la fin tragique du personnage « Bamsi Alp » a suscité une vive émotion du public arabe, à l’instar d’un citoyen koweïtien de Jahra qui a écrit sur un énorme panneau : « Les condoléances de la tribu Kaya, paix à l’âme de Bamsi… Ô Ertuğrul pas de réconciliation… Et je te jure, Bamsi, que tu es son cher disparu »1.

L’unité des musulmans encensée

Outre la popularité de l’acteur Engin Düzyatan qui a joué le rôle d’Ertuğrul, les dynamiques d’arabisation de la série et la multiplication des supports de sa diffusion expliquent l’ampleur d’un tel emballement. Le doublage en arabe littéral des épisodes a été brillamment servi de voix de grands acteurs comme les Syriens Rachid Assaf et Mona Wassif. Aussi, Internet a considérablement favorisé la diffusion de la série. Le site Al-Noor TV en a assuré le sous-titrage arabe sur YouTube, et d’autres plateformes et comptes l’ont par la suite rediffusée sur le réseau. Selon le site Internet officiel de la Radio et télévision de Turquie (TRT), les épisodes ont été visionnés en ligne en 2017 par environ 200 millions de personnes, l’Arabie saoudite figurant en première place avec 600 000 téléspectateurs.

La Résurrection d’Ertuğrul a captivé une forte audience au Proche-Orient en combinant enthousiasme, histoire, héroïsme chevaleresque et pédagogie en termes de politique et de culture islamo-ottomanes. Elle a surtout encensé l’unité des musulmans autour d’un leader charismatique, au-delà de leurs différences ethniques et linguistiques.

La relation de l’épopée d’Ertuğrul Ben Sulaiman Shah, le père d’Osman Gazi, ne s’arrête pas là : Kuruluş Osman (Osman le fondateur) prend le relais depuis le 20 novembre 2019. Diffusée par la chaîne aTV, la série raconte l’ascension politique de celui qui a été proclamé premier sultan ottoman en 1281 sous le nom d’Osman 1er.

Les autorités politiques arabes se sont tardivement alarmées de l’impact des séries turques doublées en arabe qui grâce à leur variété thématique répondent à tous les goûts. L’engouement du public arabe pour les fictions romantiques est devenu un phénomène de société depuis leur déferlement sur les petits écrans en 2007. À titre d’exemple, Kivanç Tatlitug, surnommé le « Brad Pitt de l’Orient » par la presse turque, a joué le rôle de « Muhannad » dans Noor, série romance au succès retentissant auprès des téléspectateurs arabes. Ce genre dramatique diffuse des modèles de la « modernité » en Turquie en termes de mode de vie et de relations de genre, d’où son immense attrait dans les sociétés conservatrices arabes, notamment dans les monarchies du Golfe.

« Royaumes du feu » riposte à « Ertuğrul »

La riposte de certains gouvernements arabes a donc eu lieu sur le terrain de l’audiovisuel panarabe où les capitaux saoudiens en particulier sont fortement présents depuis les années 1990. Elle a d’abord pris la forme d’une censure classique. En septembre 2014, l’Égypte a décidé d’interdire la diffusion des séries télévisées turques en réponse à l’appui d’Erdoğan au président islamiste Mohamed Morsi, renversé en juillet 2013 par l’armée, et à ses attaques virulentes contre son chef, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. L’Arabie lui a emboîté le pas en mars 2018 : les chaînes du Middle East Broadcasting Center (MBC) ont cessé de diffuser les séries turques. Pilier de l’empire médiatique des Al-Saoud, le groupe MBC, dont l’actionnaire est l’homme d’affaires Walid Ben Ibrahim Al-Ibrahim, gendre de l’ancien souverain Fahd Ben Abd Al-Aziz, est dirigé depuis décembre 2017 par le prince Badr Ben Farhan Al-Saoud, actuel ministre de la culture.

Les gouvernements arabes ont encouragé en parallèle la réalisation de séries télévisées historiques pour soutenir leur agenda antiturc. Dans cette course au leadership politico-médiatique dans le monde arabe et musulman, la superproduction télévisée émiratie Mamalik Al-Nar (Royaumes du feu) a vu le jour avec un budget de 40 millions de dollars (36 millions d’euros). La série est coécrite par les Égyptiens Mohamed Abd Al-Malik et Ahmad Nada et réalisée par le duo anglo-péruvien Peter Webber et Alejandro Toledo, avec l’assistance d’un personnel de techniciens internationaux.

Tournée en Tunisie et interprétée par un casting arabe de haut niveau, elle a été diffusée du 17 novembre au 9 décembre 2019 sur les chaînes MBC Misr, MBC1 et MBC MASR 2. Le feuilleton relate l’héroïsme du dernier sultan mamelouk de l’Égypte Al-Ashraf Tuman Bay face au sultan ottoman Selim 1er.

La large campagne de publicité autour de la série en dit long sur les intentions de ses concepteurs artistiques et de ses sponsors politiques. Dans le générique de la société de production Genomedia Studios, on lit : « Une loi sanguinaire qui a gouverné un empire, devenue malédiction ayant accompagné [les Ottomans] ». La bande-annonce se termine par la voix enthousiaste de la star égyptienne Khalid Al-Nabawi dans le rôle de Tuman Bay – vaincu à la bataille de Ridaniya, capturé et exécuté par pendaison en 1517 par les Ottomans –, qui conclut : « Ô peuple d’Égypte, votre résistance est une victoire ! »

Résister à une force étrangère brutale

Kingdoms Of Fire Official Trailer - YouTube

Si les quatorze épisodes traitent des circonstances de la chute du pouvoir des Mamelouks, ils insistent à travers les scènes, le scénario et les dialogues sur le fil conducteur de la soumission de l’Égypte à l’« occupation » d’une force étrangère brutale. Autant dire que l’entrée triomphale de l’armée ottomane en Égypte ne doit aucunement être qualifiée de « fath »2 islamique à célébrer selon la narration télévisuelle de ces événements historiques décisifs.

Alors que le coauteur de la série a parlé d’« histoire ottomane remplie de crimes historiques », en critiquant des « séries turques qui soulignent les bienfaits du règne des Ottomans », le producteur émirati a exprimé l’hostilité des élites dirigeantes arabes à l’égard de la Turquie. Dans son commentaire, Yasser Hareb a explicité les motifs d’un projet télévisé d’une telle ampleur :

C’est une riposte aux œuvres télévisées turques […] La série documente la barbarie des Ottomans lors de leurs batailles pour soumettre les quartiers du Caire […] Elle fera la lumière sur cette période de l’histoire arabe qui a été faussée, car les crimes des Ottomans ont été intentionnellement occultés. Les prochaines saisons dévoileront leur obscurantisme et évoqueront la réalité sur leurs personnalités présentées comme des anges dans des œuvres antérieures.

La réponse d’Ankara à la diffusion de la série émiratie n’a pas tardé. Dans une tribune publiée le 28 novembre par le quotidien Yeni Şafak, le conseiller du président turc Yasin Aktay a répété le discours mémoriel de la Turquie vantant les mérites du Sultanat ottoman protecteur des populations arabes :

[Royaumes du feu] fait partie d’une campagne antagoniste qui vise à réduire l’influence des séries turques compte tenu de leurs succès spectaculaires dans le monde arabe […] En effet, [la série] cible directement l’État ottoman, mais aussi la République turque contemporaine qui le représente.

L’argumentation du haut responsable turc révèle surtout la portée nationaliste d’œuvres télévisées mettant en scène les événements historiques nationaux. Car l’héritage du sultanat ottoman depuis l’époque médiévale est plus que jamais sujet à débat politique et intellectuel au Moyen-Orient.

L’« ottomanisme » d’Erdoğan contre les intérêts nationaux arabes

La politique étrangère de la Turquie constitue un énorme défi sécuritaire et stratégique pour certains gouvernements arabes qui pointent du doigt les velléités expansionnistes, voire « colonialistes » de la Turquie, selon des médias saoudiens, émiratis ou égyptiens. Dans son tweet du 10 mars 2018, le secrétaire d’État émirati aux affaires étrangères Anwar Qarqâsh s’est exprimé sur les risques de l’interventionnisme régional du président Erdoğan qui bouleverse les rapports de force au Proche-Orient : La Turquie porte atteinte aux principaux États arabes et soutient des mouvements islamistes qui visent à subvertir les gouvernements en place par la violence ; elle doit respecter leur souveraineté.

Les ingérences du pouvoir turc dans les affaires arabes sont à l’origine de tensions croissantes, notamment avec l’Égypte et l’Arabie, autour de nombreux enjeux régionaux : de [la guerre en Syrie6>3412] à la crise du blocus du Qatar où sont installées les troupes turques depuis l’accord de coopération turco-qatari de 2014, en passant par le soutien d’Erdoğan aux Frères musulmans. Les récentes évolutions de la situation chaotique en Libye attisent également le climat d’hostilité en Méditerranée orientale, là où la rivalité autour de l’exploitation de ses richesses gazières va de pair avec la course au leadership régional. Les protocoles d’accord signés le 27 novembre 2019 par le président Erdoğan et Fayez Al-Sarraj, chef du gouvernement d’entente nationale libyen, portent sur la sécurité et la coopération militaire entre Ankara et Tripoli, ainsi que sur la délimitation des zones de juridiction maritime. Contestés par le voisin égyptien et ses alliés khaliji, ces deux mémorandums favorisent la politique de puissance moyen-orientale de la Turquie au détriment des intérêts nationaux arabes.

Le déploiement militaire turc sur le sol libyen, approuvé le 2 janvier 2020 par le parlement d’Ankara, permet de redessiner une nouvelle donne dans cette partie du monde arabe et musulman qui pourrait déboucher sur une confrontation régionale ouverte. Il s’agit d’une mise en application de l’« ottomanisme » du leader turc qui témoigne de l’ampleur de ses ambitions islamo-nationalistes. L’envoi de soldats turcs en Afrique du Nord annonce l’élargissement du champ d’action économique et militaire de la Turquie. Le 26 décembre 2019, le ministre libyen de l’intérieur Fethi Basaga a demandé officiellement l’intervention de l’armée turque pour faire face aux troupes du maréchal retraité Khalifa Haftar. Soutenu par l’Égypte, l’Arabie et les Émirats arabes unis, ce dernier avait lancé le 4 avril 2019 l’opération militaire « Déluge de dignité » pour prendre le contrôle de Tripoli et déloger de la capitale le gouvernement d’Al-Sarraj. Le déploiement militaire turc a pour objet de stopper l’actuelle offensive générale déclenchée le 12 décembre par l’homme fort de Benghazi et des zones orientales et frontalières de la Libye.

Célébrer la mémoire de Barberousse

Le président turc ne cesse de légitimer sa politique étrangère dans les zones de conflit dans le monde arabe et musulman, prétendant vouloir rétablir la grandeur du califat islamique dans ses vieilles wilayat. Dans son discours inaugural du Forum TRT World 2019 le 21 octobre 2019, il a souligné l’« héritage de ses ancêtres dans leur ancienne géographie » qui justifie, selon lui, ses interventions d’envergure en Libye, en Syrie et dans la péninsule Arabique. Dans un message adressé le 2 janvier 2020 à ses soldats en mission dans la province de Hakkari, Erdoğan s’est dit déterminé à renforcer l’implantation de la Turquie en Méditerranée orientale. S’inspirant des conquêtes maritimes de l’Empire ottoman, il a rendu hommage à Khayr Al-Dine Pacha, amiral de renom et régent d’Alger au XVIe siècle sous le règne de Soliman le Magnifique. Il s’est alors engagé à « écrire une légende telle que les légendes écrites dans le passé par Barberousse en Méditerranée ».

Servies par le symbolisme émotionnel des épopées des grands héros nationaux, les différentes formes de représentation diffusées par la télévision alimentent deux thèses opposées. Ainsi, la glorification de la mémoire de l’empire ottoman est contrariée par la dénonciation de ses injustices et à l’éloge des combats des nations arabes dominées en quête de leur indépendance. Les investissements colossaux dans la réalisation des feuilletons historiques révèlent l’importance du soft power télévisuel. Mais de quelle « histoire » s’agit-il ?

Mamalik Al-Nar et Ertuğrul illustrent la confrontation de deux « histoires » du Proche-Orient. Outre les médias, l’éducation appuie une politique arabe de plus en plus critique sur les interférences de la Turquie aussi bien au Machrek qu’au Maghreb et prend part aux conflits interétatiques. En témoigne la décision gouvernementale du 22 août 2019 en Arabie saoudite qui a procédé à la révision des manuels d’histoire. L’empire ottoman n’est plus le califat des musulmans. Il est désormais présenté aux élèves comme un État d’ihtilal (occupation) dans la péninsule Arabique en général, et dans les territoires de ce qui devenait le royaume des Al-Saoud en particulier. Après les séries télévisées à succès, c’est un révélateur de plus des complexités régionales de la crise saoudo-turque.

1Al-Arab, 15 mars 2017.

2Terme coranique mentionné dans la sourate 48 du même nom, le « fath » est souvent associé au qualificatif « islamique. Il désigne la victoire éclatante des troupes musulmanes en territoires étrangers. Il a été récupéré dans le contexte médiéval des relations arabo-turques pour célébrer l’avènement triomphal des Ottomans comme puissance islamique « légitime » en Égypte et dans le reste du monde arabe et musulman.

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