Série télévisée

Les séries télévisées turques interdites par l’Arabie saoudite

La décision du groupe satellitaire MBC, contrôlé par l’Arabie saoudite, d’arrêter la diffusion des séries télévisées turques résulte d’un choix politique de Riyad. Mais ce choix risque de déplaire au public arabe qui regardait massivement ces feuilletons correspondant, plus que les séries occidentales, à ses goûts.

Tournage d’une série TV à Beykoz, district d’Istanbul.
Julien Paris, 2012.

Le 4 mars dernier, le groupe satellitaire MBC, depuis peu propriété du royaume saoudien, a mis un terme à la diffusion de toutes les séries turques doublées en arabe qu’il avait été le premier à faire découvrir aux téléspectateurs arabes voilà plus d’une décennie. Sans avertissement ni excuses, des dizaines de productions ont ainsi été brusquement interrompues et remplacées par des telenovelas brésiliennes et mexicaines doublées en arabe. Il y a une semaine, au moment où la Turquie lançait son offensive militaire contre la région syrienne d’Afrin à majorité kurde, d’après le quotidien saoudien Al-Hayat, le bouquet Kurdsat — l’équivalent de MBC pour l’espace kurdophone — annonçait à son tour la déprogrammation des séries turques doublées.

Mazen Hayek, le porte-parole de MBC faisait savoir le 4 mars que la décision avait été prise « d’exclure des chaînes du groupe la totalité des productions turques pour la région MENA1, et ce à compter de début mars et jusqu’à nouvel ordre », sans autre précision. Selon le Wall Street Journal, à la demande du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman et sous la pression conjuguée et répétée des Émirats arabes unis (EAU) et de l’Égypte, la décision de MBC paraît aberrante, car elle revient à « se tirer une balle dans le pied ». Ces séries, dont certaines comptent jusqu’à 300 épisodes, sont en effet très suivies dans la région depuis que MBC a entrepris de les doubler en arabe. De l’avis de certains experts, cités par le quotidien libanais An-Nahar, les pertes pour le groupe devraient se chiffrer à quelque 50 millions de dollars (40,5 millions d’euros).

Sanctionner Ankara

Cette mesure brutale intervient dans un contexte politique marqué par la détérioration des relations turco-saoudiennes et la volonté de Riyad de sanctionner Ankara. Dans un entretien au Wall Street Journal publié le 17 mars, Cheikh Walid Al-Ibrahim, l’ancien propriétaire du groupe — « nationalisé » dans la foulée de l’affaire du Ritz-Carlton — indique que le prince héritier avait demandé aux chaînes MBC de déprogrammer les productions turques. Un message politique à l’adresse de la Turquie et qui répond selon lui aux pressions exercées depuis plusieurs années par les EAU et l’Égypte, en litige avec Ankara en raison de son soutien aux Frères musulmans.

La réplique de la Turquie ne s’est pas fait attendre. « Si la décision du groupe saoudien MBC […] vise la Turquie, nous considérons pour notre part, en tant qu’investisseurs, qu’elle renforce notre détermination », a ainsi fait savoir Öztürk Oran, le président de la chambre de commerce d’Istanbul dans un communiqué aux accents nationalistes publié par l’agence de presse officielle Anadolu (Anadolu Ajansı, AA). « Les séries turques et la Turquie sont très bien perçues dans cette région du monde, voilà surtout ce qui dérange », affirme Öztürk Oran, qui enfonce le clou : « Ce sont les auteurs de cette décision qui seront perdants, car les séries turques jouent un rôle important en mobilisant des millions de personnes devant les écrans de télévision, non seulement dans la région arabe, mais dans le monde entier […]. L’interdiction de nos productions va entraîner une perte d’audience pour MBC, d’autant qu’il existe bien d’autres chaînes tournées vers le monde arabe ».

Des productions qui s’exportent bien

Et Oran pourrait bien avoir raison, car les téléspectateurs arabes sont férus des productions turques, qui ont l’attrait de la nouveauté et des qualités techniques indéniables. Ce sont de grands consommateurs d’émissions télévisées dans une région où la production cinématographique a reculé de façon dramatique et où les salles ne se remplissent plus guère qu’en période de fêtes ou lors des festivals, financés pour la plupart par l’étranger. Durant ramadan, mois stratégique pour les programmes de télévisions, les producteurs égyptiens, libanais, syriens et golfiens se livrent une concurrence acharnée pour attirer les millions de musulmans qui passent la soirée, voire la nuit, devant leurs écrans. Le prix des annonces publicitaires atteint d’ailleurs des records pendant cette période.

Il est clair que l’interdiction portera davantage préjudice au groupe lui-même qu’à la production turque, au moins à court terme. Si cette dernière va effectivement perdre un client de l’importance de MBC, qui n’hésite pas à payer cher et à supporter les coûts de doublage, elle dispose par ailleurs de nombreux autres débouchés : Balkans, Amérique latine, Afrique du Nord et Australie. L’an passé, les exportations turques se classaient ainsi secondes derrière les États-Unis, selon le magazine américain Variety spécialisé dans l’industrie du spectacle. Le public arabe suit également en direct ses programmes préférés sur les sites web et les réseaux sociaux, qui constituent un nouvel espace de diffusion pour les séries traduites. Grâce aux smartphones en effet, tout un chacun peut aujourd’hui regarder à sa guise les émissions de son choix.

Il y a sans doute dans la décision de MBC une volonté de faire plaisir à l’allié égyptien, qui compte beaucoup sur le mois de ramadan — entre la mi-mai et la mi-juin cette année — pour écouler sa production. L’approche de la saison télévisuelle, au cours de laquelle se bouscule une cinquantaine de programmes arabes, rend également moins pressante la nécessité de combler le vide créé par la disparition des séries turques, d’autant que celles-ci sont généralement exclues des chaînes arabes durant la période de ramadan.

Des feuilletons égyptiens aux techniques obsolètes

En fait, le problème n’est pas tant dans les choix de la chaîne que dans les choix du public, et la véritable raison de l’engouement des Arabes pour les séries turques est que les créations égyptiennes, libanaises, et surtout syriennes n’apportent plus rien de nouveau. Mais on ne s’étonnera pas de ce recul de la production culturelle dans des sociétés en proie à un effondrement accéléré de l’État.

Si quelques titres et visages gardent encore quelque éclat (grâce surtout aux œuvres adaptées de grands classiques), les téléspectateurs en ont assez de voir revenir chaque année les mêmes têtes et les mêmes thématiques dans des feuilletons égyptiens aux techniques obsolètes. Et la crise qui secoue la Syrie depuis 2011 a considérablement ralenti une production nationale qui avait constitué quelque temps une relève de qualité. Nombre de vedettes, écrivains et cinéastes ont en effet choisi l’exil, soit parce qu’ils étaient membres de l’opposition, soit pour chercher des capitaux privés qui remplaceront les subventions de l’État. Et ceux qui sont restés au pays élaborent des canevas dominés par la thématique de la guerre, peu populaire dans une région où les habitants aspirent plutôt à oublier la réalité une fois chez eux.

Les productions turques ont donc offert aux Arabes ce qu’ils voulaient : des scénarios mêlant Orient et Occident, laïcité et islam, modernité et authenticité orientales ; mais aussi des nouveaux canons esthétiques, avec des comédiens à la beauté slavo-orientale. Certains assurent même avec humour que « Mohannad », le personnage de la série Noor2 interprété par le playboy Kıvanç Tatlıtuğ a gagné le cœur des Arabes comme Mehmed II le Conquérant avait conquis Constantinople en 1453. Les scénaristes privilégient un rythme rapide et n’étirent pas les scènes en délayant l’action, contrairement aux Égyptiens qui cherchent à rallonger les heures de diffusion. Mais ces séries ont surtout brisé bon nombre des tabous présents dans les productions conservatrices arabes et fait reculer la censure religieuse et sociale. Au cours de la dernière décennie, ce sont ainsi plus d’une centaine de feuilletons qui ont été doublés en arabe.

Le « coup de gueule » d’Erdoğan, un coup de maître

Si elle n’est pas étrangère au détrônement des séries turques en Arabie saoudite, la politique a joué un rôle bien plus important dans leur succès fulgurant auprès du public arabe, puisque la « turcomania » a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan. Partisan de l’ouverture et du « zéro problème » avec l’environnement arabe, celui-ci avait multiplié les signaux d’amitié témoignant de sa volonté d’instaurer de nouveaux rapports avec ses anciens voisins et sujets. Et en janvier 2009, lors du forum de Davos, il avait poussé son fameux « coup de gueule » contre le président israélien Shimon Pérès qui justifiait l’attaque barbare de 2008 contre Gaza, quittant la salle sans laisser aux organisateurs le temps de réagir. Attendu depuis longtemps de la part d’un leader arabe et venu finalement d’un dirigeant turc islamiste, le geste avait marqué les esprits.

C’est donc par le biais de la Palestine et de l’islam qu’Erdoğan et la Turquie ont gagné les faveurs du public arabe. Désireux d’en savoir plus, les téléspectateurs sont passés des actualités aux séries, découvrant à la fois un pays superbe et une histoire commune qui figure en bonne place parmi les thématiques abordées.

Puis ce fut la ruée des touristes arabes en Turquie, encouragée par la suppression du visa pour plusieurs pays, tandis que les séries réalisaient une percée spectaculaire sur le marché arabe. Selon Variety, les exportations ont ainsi connu un essor fulgurant au cours de la dernière décennie, les recettes passant de 10 millions de dollars (8 millions d’euros) en 2008 à 350 millions de dollars (284 millions d’euros) en 2016, avec des prévisions de l’ordre de 750 millions de dollars (609 millions d’euros) à l’horizon 2023. Quant au prix de l’épisode, il est passé en dix ans de 500 à 50 000 dollars (406 à 40 600 euros).

Grâce aux chaînes saoudiennes dotées d’importants moyens, les séries turques ont également pénétré un marché inattendu : celui du doublage en arabe. Mais contrairement aux telenovelas mexicaines, le doublage est réalisé en syrien et non pas en arabe littéraire, ce qui a permis aux acteurs syriens réduits au chômage par la guerre de travailler en prêtant aux comédiens turcs leurs voix familières aux auditeurs arabes.

Atterrissage forcé pour MBC

L’entente entre la Turquie et les pays arabes aura toutefois été de courte durée, et la politique du « zéro problème » a cédé la place au « problème à plusieurs zéros ». Les choses se sont surtout aggravées lors du printemps arabe, avec la bienveillance manifestée par Ankara envers les Frères musulmans. Un printemps qui a finalement tourné au cauchemar pour l’ensemble de la région, notamment dans la Syrie voisine dont Erdoğan vient d’occuper une partie du territoire sous prétexte de repousser le péril kurde.

Si les Arabes ne sont plus dans les mêmes dispositions que naguère envers « le sultan d’Ankara », ils n’en ont pas moins continué de suivre des séries turques dont la qualité demeure inégalée. Mais lorsque le différend a éclaté entre les EAU, l’Arabie saoudite et l’Égypte d’une part, et d’autre part le Qatar (soutenu par la Turquie), la guerre a pris une dimension économique et culturelle avec la décision de Riyad de supprimer les productions télévisées turques.

Aujourd’hui, les chaînes saoudiennes semblent devenues plus « terrestres » que satellitaires : la plupart des programmes de divertissement ont cédé la place à des émissions au ton plus grave, qui traitent des préoccupations des citoyens d’une façon qui s’apparente à de la propagande. Le mois de ramadan va certes permettre à MBC de gagner un peu de temps mais les chaînes du groupe, qui étaient les plus suivies du monde arabe, ont bel et bien effectué un atterrissage forcé en passant de l’espace de consommation moderne aux programmes gouvernementaux. Une situation qui risque de leur faire perdre peu à peu leur audience arabe.

1NDLR. Moyen-Orient et Afrique du Nord.

2NDLR. Traduction en arabe de la série turque Gümüş.

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