Liban. Des funérailles historiques pour le chef du Hezbollah

Dans le sud de Beyrouth, et malgré quelques tentatives de dissuasion, des centaines de milliers de Libanais, auxquels se sont jointes des délégations internationales, sont venus accompagner le cortège funèbre de Hassan Nasrallah. Reportage.

L'image montre une grande foule rassemblée dans un stade, avec des étendues de drapeaux de différentes couleurs. Au centre, trois grandes affiches de figures importantes sont visibles, probablement des leaders religieux ou politiques. L'atmosphère semble festive et engagée, avec des personnes portant des chapeaux ou des foulards spécifiques, suggérant une démonstration de soutien ou de solidarité. Des bannières et des drapeaux supplémentaires peuvent également être aperçus, accentuant l'aspect coloré et vibrant de l'événement.
Beyrouth, 23 février 2025. Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées pour les funérailles du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, et de son cousin Hachem Safieddine, président du conseil exécutif du parti.
DR / X

Dès que les deux cercueils sont apparus sur la piste de la Cité sportive Camille Chamoun, dans le sud de Beyrouth, la voix de Hassan Nasrallah a retenti dans l’enceinte du stade. Dans cet extrait audio devenu célèbre après la guerre livrée par Israël contre le Liban en juillet 2006, l’homme s’adressait à ce « peuple de la résistance » qui revenait chez lui, dans ses villages du Sud-Liban, dès la fin de la guerre, et l’apostrophait : « Ya achrafa al-nass ! » (Ô vous, gens les plus honorables !). En entendant cette voix familière, la foule qui remplissait les gradins a tressailli. Les cris et les pleurs de plus de 90 000 personnes se sont élevés dans les airs, puis, comme un seul homme, l’assistance a scandé : « Labbayka ya Nasrallah ! » (À ton appel nous répondons, Nasrallah), enchaînant avec le célèbre mot d’ordre du secrétaire général du Hezbollah : « Hayhat menna adhella ! » (L’humiliation n’aura certainement pas raison de nous !).

On aurait dit qu’un courant d’électricité traversait ces corps serrés les uns contre les autres, transformant le lieu en une masse compacte d’individus secoués par une seule et même émotion. Les hommes laissaient couler leurs larmes, et les femmes se frappaient la poitrine de chagrin, comme le font les chiites le jour d’Achoura1. Le déni n’était plus possible : « Al-Sayyed »2 a bel et bien été tué3.

Son cercueil était suivi par celui de l’homme qui avait été préparé pour lui succéder, à savoir Hachem Safieddine. Ce dernier n’aura rempli cette mission que pendant quelques jours, avant d’être assassiné à son tour par Israël en octobre 2024. Bien qu’il s’agisse des funérailles officielles des deux secrétaires généraux du Parti de Dieu, la foule, certes attachée aux deux figures, attendait surtout celui qu’elle avait l’habitude d’appeler affectueusement « Al-Sayyed ».

Un événement ardemment attendu

Après son assassinat le 27 septembre 2024 dans un bombardement où 85 tonnes de bombes américaines anti-bunker ont été lâchées sur un immeuble de la banlieue sud de Beyrouth, les funérailles de Nasrallah ont été reportées.

Cinq mois se sont écoulés jusqu’au jour de ses funérailles, le dimanche 23 février, durant lesquels la situation régionale et mondiale a connu des changements majeurs, comme la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine et la prise du pouvoir en Syrie par Abou Mohamed Al-Joulani, désormais connu sous son nom civil d’Ahmad Al-Charaa, et son auto-proclamation comme président par intérim. Avec l’effondrement du régime de Bachar Al-Assad, les points de passage depuis la Syrie voisine ont été fermés, empêchant l’arrivée de tout soutien militaire au Hezbollah.

De son côté, Israël s’est avancé pour occuper de larges pans du territoire syrien, dont certains ont un impact stratégique sur la frontière orientale du Liban. Et malgré la signature d’un cessez-le-feu avec Beyrouth fin novembre 2024 sur la base de la mise en œuvre de la résolution 1701, Tel-Aviv ne cesse de violer l’accord pour instaurer une sorte d’occupation de fait.

En plus de ces changements profonds, la priorité de la résistance libanaise était de rétablir un équilibre des forces que l’assassinat avait bouleversé, de reprendre le contrôle militaire et politique de la situation et de repousser une agression israélienne féroce et destructrice, qui violait toutes les lois de la guerre. Autant de circonstances qui ont eu pour conséquence de retarder les funérailles de plusieurs mois.

Mais sitôt la date rendue publique, ceux qui niaient jusque-là l’assassinat de Nasrallah ont dû s’y résigner, tout en guettant avec impatience, et non sans émotion, le jour de la cérémonie. D’autres par contre ont exprimé sur les réseaux sociaux l’animosité et la rancœur qu’ils témoignaient à l’encontre du personnage.

Manœuvres et pressions

L’annonce officielle n’a pas manqué non plus de faire réagir Étatsuniens et Israéliens, qui ont fait pression sur les autorités libanaises pour limiter l’ampleur de l’événement. Répondant à la pression américaine et aux menaces explicites israéliennes de bombardement, Beyrouth a empêché, une semaine avant les funérailles, les avions iraniens d’atterrir dans son aéroport. Des centaines de Libanais se sont ainsi retrouvés bloqués à l’aéroport de Téhéran après l’annulation de leurs vols. Aucune alternative ne leur a été proposée. Exaspéré par ce comportement jugé à juste titre hostile, l’Iran a pris l’initiative d’appliquer le principe de réciprocité, en empêchant à son tour l’atterrissage de la compagnie aérienne libanaise Middle East Airlines sur son sol. Cette dernière avait en effet proposé d’opérer des vols vers Téhéran pour rapatrier les Libanais bloqués. Après négociations, il a été décidé que les voyageurs seraient transportés par avion iranien jusqu’à Bagdad, où une compagnie irakienne se chargerait de leur rapatriement, la Middle East les empêchant de voyager avec bagages — une mesure sans précédent. Arrivés à l’aéroport Rafik Al-Hariri de Beyrouth, les voyageurs ont été empêchés d’exhiber les portraits de Nasrallah qu’ils transportaient avec eux.

Des témoins nous ont également rapporté que la veille des funérailles, de nombreux vols en provenance de Turquie avaient été reportés. D’autres en provenance d’Europe à la même date ont aussi été annulés, selon l’aéroport de Beyrouth. Nulle part n’était précisé si cela était dû à une volonté de pénaliser les sympathisants du Hezbollah, ou bien à la fermeture de l’aéroport pendant quatre heures le jour des funérailles, ou bien encore à d’autres raisons liées aux craintes d’un bombardement israélien de l’aéroport, comme le répétait la chaîne locale MTV, qui ne cache pas son hostilité au parti. Cette télévision a également évoqué la possibilité qu’Israël bombarde le cortège funèbre. Enfin, des Irakiens ont témoigné sur les réseaux sociaux des restrictions de visas qui leur ont été imposées par le Liban, alors qu’ils avaient déjà payé au prix fort leur billet d’avion, la route terrestre qui passe par la Syrie, certes moins chère, étant trop dangereuse. Pour la base du Hezbollah comme pour ses médias, il s’agissait de manœuvres visant à empêcher l’organisation correcte des funérailles et à en limiter la portée symbolique.

Dans ce contexte, les représentants de l’État libanais dissimulaient difficilement leur gêne : devraient-ils participer aux funérailles ? Finalement, Nabih Berri était présent en sa qualité de président du Parlement et du mouvement Amal, mais aussi au nom du président Joseph Aoun, tandis que le Premier ministre Nawaf Salam se faisait représenter par son ministre du travail Mohamed Haydar. Le tout sous l’œil vigilant d’une coordination sécuritaire entre l’armée libanaise et les responsables du Hezbollah.

Plus surprenante était l’annonce de l’arrivée de deux avions iraniens — ils seront finalement six — transportant le président du Parlement Mohammad Ghalibaf, et le ministre des affaires étrangères Abbas Araghchi, accompagnés d’une importante délégation de haut rang. Téhéran avait également annoncé une rencontre — qui a effectivement eu lieu — avec « les trois présidents » libanais — autrement dit, le président de la République, le Premier ministre et le président du Parlement.

Une foule internationale

Dans le sud du pays et dans la plaine de la Bekaa, la marche vers le lieu où devait se tenir la cérémonie avait commencé dès le 21 février, soit deux jours avant les funérailles. Anticipant les obstacles qui les empêcheraient de monter vers la capitale dimanche, beaucoup ont trouvé refuge chez leurs proches dans la banlieue sud de Beyrouth. De sorte qu’avant même que le cortège funèbre ne s’ébranle, les rues menant à la cité sportive étaient bondées, tandis que les gradins du stade avaient été pris d’assaut avant l’aube par ceux qui avaient passé la nuit sur place, dans leurs voitures.

Leur anticipation s’expliquait. Très tôt déjà le matin du 23 février, les routes menant à la capitale en provenance de la Bekaa, du sud, mais aussi du nord ne désemplissaient pas. La veille, une cinquantaine d’avions avaient atterri à l’aéroport de Beyrouth, transportant des sympathisants venus de Tunisie, d’Égypte, de Turquie, d’Afrique du Sud, du Pakistan, du Nigéria, d’Irlande, de France, d’Allemagne, de Suisse, du Yémen, d’Irak, d’Algérie, du Soudan, d’Australie, des États-Unis, du Chili ou du Brésil… Une marée humaine aux convictions révolutionnaires différentes, dont le point de rencontre est la lutte contre l’impérialisme américain et le fascisme israélien. Tous sont venus dire adieu à celui que beaucoup d’entre eux ont décrit comme un « combattant internationaliste ».

Si l’agence Reuters a estimé la foule à des centaines de milliers de personnes, la chaîne de télévision libanaise Al-Jadeed a parlé d’un million de personnes selon une source sécuritaire officielle, tandis que les organisateurs ont avancé le chiffre d’un 1,4 million, soit l’équivalent d’un quart de la population libanaise. Une présence rassurante pour le Hezbollah, après les interrogations sur les conséquences qu’allait avoir la guerre sur sa base. Censées durer quatre heures, les funérailles se sont prolongées pendant dix heures, les véhicules devant avancer très lentement au milieu d’une foule très dense.

Triompher de la puissance de ses ennemis

Cette présence importante de la base du parti semblait ainsi confirmer la doctrine du « sang qui l’emporte sur l’épée », une référence constante dans les discours de Nasrallah et dans la littérature du Hezbollah. Il s’agit en quelque sorte de l’équivalent chiite d’un principe révolutionnaire : la foi en la victoire finale de ceux qui restent fidèles à leurs combats plutôt que d’accepter de vivre dans l’humiliation, même si cela doit leur coûter la vie. La référence chiite en la matière n’est autre que le calvaire de Hussein Ibn Ali, le petit-fils du prophète. Cet « imam » selon la terminologie chiite a été massacré ainsi que sa famille et quelques-uns de ses fidèles par ses ennemis en 680 à Karbala (aujourd’hui en Irak), pour avoir refusé de se rendre et d’accepter l’humiliation de renoncer à ses convictions. Celles-ci sont toutefois devenues immortelles grâce à son sacrifice. Il aura ainsi triomphé par son sang et son sacrifice de la puissance de ses ennemis, comme font souvent les révolutionnaires.

Bien entendu, Israël aussi a marqué sa présence ce dimanche. En plus des quatorze raids lancés sur le reste du territoire, des avions israéliens ont survolé à deux reprises et à basse altitude le lieu de la cérémonie, pendant la procession funèbre ainsi que pendant le discours du secrétaire général du parti Naïm Qassem. Dans une allocution diffusée sur écran, ce dernier a rappelé que le Hezbollah a respecté le cessez-le-feu, au contraire d’Israël, qui ne commet plus seulement des violations, mais une agression et une occupation flagrante. Qassem a insisté :

La résistance est notre choix politique et religieux, tant que l’occupation existe. Nous exerçons notre droit à la résistance, que nous évaluons en fonction de nos intérêts et des circonstances. Nous continuons à suivre les démarches du gouvernement pour tenter de mettre fin à l’occupation en mobilisant la voie diplomatique, puis nous aviserons en fonction des résultats.

Le secrétaire général a également rappelé que « la Palestine est notre boussole ». Sur le plan intérieur, il a appuyé sur la participation de son parti « à la construction d’un État fort et juste (…) sous l’égide de l’accord de Taëf4 et autour de trois piliers : l’expulsion de l’occupant, le retour des prisonniers et la reconstruction comme engagement fondamental de l’État ». Qassem a également souligné l’engagement du Hezbollah en faveur de « l’unité nationale et de la paix civile » : « Pour nous, le Liban est une patrie définitive pour tous ses enfants, et nous en faisons partie. »

Après le discours, le camion plateau sur lequel se trouvait les deux cercueils a fait le tour du stade. Ceux dans la foule qui en étaient les plus proches ont jeté leurs keffiehs et leurs écharpes aux hommes à bord. Ces derniers touchaient les cercueils avec ces tissus ainsi devenus reliques, avant de les rendre à leurs propriétaires.

Pendant ce temps, les drapeaux du Liban, de la Palestine, du Hezbollah et le drapeau rouge du Parti communiste (PCL) flottaient au-dessus des gradins.

1NDLR. Achoura correspond au dixième jour de mouharram, premier mois du calendrier musulman, durant lequel a eu lieu le martyre de Hussein, petit-fils du prophète Mohamed, et figure centrale de l’islam chiite.

2NDLR. Titre honorifique chez les chiites duodécimains accordé aux religieux qui seraient de la descendance du prophète Mohamed.

3NDLR. Dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de Hassan Nasrallah, de nombreux soutiens du Hezbollah refusaient de croire à sa mort, pensant qu’il s’agissait d’une stratégie.

4NDLR. Accord ayant vu le jour dans la ville saoudienne de Taëf en octobre 1989 et qui a mis fin à la guerre civile libanaise.

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