Liban. Revenons à la raison !

En ce premier anniversaire du soulèvement libanais, une douzaine d’intellectuel.l.es, artistes et journalistes lancent un appel à la raison pour éviter que le pays ne sombre dans la haine et les affrontements.

D’après Bilal Jawich/Xinhua/IANS (18 octobre 2020)

La haine monte et risque de nous emporter loin, très loin. La période que traverse le Liban est inimaginable. Ceux et celles qui la vivent de l’intérieur n’ont plus de mots pour décrire la folie et l’absurde dans lesquels nous baignons, forme d’irréel sombre, tunnel sans fin où nous sommes compressés jusqu’à en perdre notre souffle. L’explosion du 4 août 2020 et ce qui s’en suit depuis est le sommet visible d’un iceberg de violence qui nous étreint depuis un an maintenant : économiquement, politiquement, culturellement. Le désespoir et la colère nous ont envahis. Les deux sont légitimes : ce cauchemar semble sans fond, dans un pays de nouveau au centre des luttes d’influence extérieures.

La terrifiante explosion du 4 août aurait pu ouvrir la voie à un sursaut d’unité. Mais c’est tout le contraire qui se produit. Les fractures sont exacerbées. Au chaos des émotions et de la pensée qui découle de notre situation s’ajoute et se mêle le chaos d’une parole éclatée. Il semble presque impossible de croire qu’il y a près d’un an, le pays vibrait du rêve de faire — enfin — nation. Les discours de haine distillés depuis des années par les politiciens glissent aujourd’hui comme du fiel dans la rue, de la rue. La colère est supplantée par la détestation ; les cris de désespoir, par des cris de vengeance ; la violence, par d’autres formes de violence. Le désir d’exclusion avance à grands pas — celui qui pense différemment de soi-même, l’autre, est frappé d’apostasie.

Les réseaux sociaux participent de cela. La haine et l’insulte, plus que la compassion, y abondent, et s’y instaure une forme de bien-pensance mortifère et de surenchère où se perd la mesure. Tout comme les médias affiliés à des partis ou des intérêts politiques, ils ont rendu inaudibles, ces derniers mois, les rares voix apaisantes — laissant la voie libre aux discours guerriers, récupérés sur le plan politique, alignés sur divers agendas, nous forçant à penser de manière binaire et creusant les plaies.

La vie et le discours politiques tels qu’ils ont été pratiqués au Liban, ces dernières décennies, nous ont appris que le mensonge pouvait être utilisé comme un outil normé et normal de la lutte pour le pouvoir, tant qu’il servait les intérêts de certains. Le mensonge a fini par se substituer à la vérité, il est devenu constitutif de notre rapport à la politique et donc à l’autre. Aujourd’hui, la société est exténuée ; elle paie un prix trop lourd pour la vérité sans cesse enterrée. Elle dont le droit fondamental de questionner et d’obtenir des réponses a été oblitéré se trouve forcée de choisir entre conspirationnisme et crédulité. Il est vrai que l’état de fragmentation chaotique actuel n’est pas propice au discernement, et que les esprits sont meurtris par le jeu des puissants et le trop-plein de conflits dans la région, qui connaît des bouleversements brutaux.

Mais face à ce mode d’être et de fonctionnement, nous devons nous essayer à autre chose. Il nous faut une digue qui serait au service de l’apaisement. Notre digue, c’est l’adoption d’une parole de raison qui serait mue par un désir de justice et de paix et qui obéirait à une sagesse guidée uniquement par nos consciences et notre foi en la réhabilitation possible de l’humain. Notre digue, c’est une parole qui chercherait à unir, à rassembler, loin des divisions dont l’effet est démultiplié par le jeu des ingérences étrangères. Cette parole, il est indispensable qu’elle se formule loin de tout sensationnalisme et de tout amalgame, qu’elle s’attache à faire tant preuve de nuance que d’intransigeance. C’est notre raison seule qui, dans notre chaos quotidien, peut démêler le vrai du faux, dénoncer l’injustice tout en reconnaissant le juste et donc exiger que justice soit faite. Car oui, il faut que les circonstances de la double explosion du 4 août soient élucidées et que les coupables soient traduits en justice. Tout comme les responsables de notre situation politique, économique et sociale, résultat d’années de corruption, de lutte pour le pouvoir et d’incompétence. Mais pour que justice soit faite, elle doit reposer sur des preuves et des faits ; et non sur des rumeurs.

Nous en appelons donc à chacun, et en priorité à ceux qui ont une parole publique, à l’adoption d’un discours responsable, rattaché à un désir de vérité et d’apaisement. Non pas pour effacer nos émotions, mais pour leur donner sens et permettre à notre société multiple et meurtrie de se retrouver dans son humanité, loin de toute considération politicienne. Non pas pour oublier que les divisions existent, mais pour que les perceptions soient débattues, voire comprises et assemblées. Non pas pour amoindrir la responsabilité de la classe politique, mais parce si nous voulons faire justice, alors nous devons nous soumettre à ce devoir de vérité et d’apaisement. Car c’est sur le mensonge et la haine que se bâtissent les guerres. Et des projets de guerre, il y en a encore, ici, qui se fomentent ; la guerre ne nous a pas oubliés, ne l’oublions pas.

Beyrouth, le 17 octobre 2020

Signataires

➞ Sahar Al-Attar, journaliste
➞ Rita Bassil, poétesse, journaliste
➞ Valérie Cachard, autrice
➞ Dima de Clerck, historienne, co-autrice du livre Le Liban en guerre (Belin)
➞ Dina Germanos Besson, psychanalyste à Toulouse, auteurice
➞  Hanane Hajj Ali, comédienne et artiviste
➞ Lara Kanso, metteuse en scène
➞ Hala Moughanie, écrivaine, consultante en politiques publiques
➞ Camille Najm, chercheur et politologue
➞ Nayla Tabbara, vice presidente de la fondation Adyan
➞ Laure Stephan, journaliste
➞ Gulnar Wakim, sociologue, professeure associée à l’Université libanaise
➞ Hyam Yared, écrivaine
➞ Ramy Zein, écrivain, enseignant-chercheur
➞ Aurélien Zouki, co-fondateur du collectif Kahraba

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