Histoire

Liban-Syrie, une nécessaire reconstruction par le bas

Entretien avec Élizabeth Picard · Dans son livre Liban-Syrie, intimes étrangers (Actes Sud, 2016), Élizabeth Picard* revient sur les relations complexes qui se sont tissées entre les deux peuples et les deux pays depuis un siècle. Et appelle à une reconstruction par le bas pour surmonter les effets de la guerre. Entretien avec Henri Mamarbachi.

Manifestation du mouvement du 14-mars pendant la révolution du Cèdre, réclamant le départ des troupes syriennes du Liban (2005).
Collage de photos Ben Piven, 2009.

Henri Mamarbachi.On peut se demander si la formule de Hafez El-Assad « un seul peuple dans deux États », concernant le Liban et la Syrie, n’est pas légitime ou correcte. À votre avis quels sont les limites et les points forts de cette vision ?

Élizabeth Picard. — C’est une question qui taraude les observateurs du Liban et de la Syrie, depuis les anthropologues qui observent une étroite parenté des mœurs, des coutumes, des croyances et des représentations du monde entre les sociétés de l’Orient méditerranéen jusqu’aux économistes qui voient se perpétuer dans cette région une économie millénaire de circulation d’êtres humains et d’échanges. Tant les nationalistes arabes du Baas que les partisans d’une « Grande Syrie » unifiée (regroupant la Syrie, le Liban, la Jordanie et Israël-Palestine) se réfèrent à cet héritage partagé encore vivace. C’est lui qui rend si intimes les relations entre Libanais et Syriens, même s’ils l’ignorent ou le récusent.

Mais on ne peut s’arrêter là et ignorer l’histoire, en particulier celle du siècle écoulé. Dans un colloque du début des années 1990, j’avais inversé la formule de Hafez El-Assad et suggéré que celui-ci était en train d’imposer un État unifié sur deux peuples bien distincts : le peuple syrien et le peuple libanais1. Je remarquais que plusieurs décennies de souveraineté séparée avaient forgé deux États étrangers avec des pratiques différentes de l’espace public, des modes de gouvernance bien distincts, et des relations au pouvoir différentes. Cela sautait aux yeux dans le Liban du lendemain de la guerre civile : certes, l’armée syrienne y faisait régner une certaine sécurité, mais c’était une armée d’occupation. Les Libanais ne sont pas prêts à céder leur liberté d’expression ni à abandonner leur pluralisme débridé aux mains d’un régime autoritaire, qu’il soit développementaliste ou « social de marché ».

De plus, l’opposition entre le système de consensus communautaire institutionnalisé à Beyrouth par la Constitution de 1926 (révisée en 1990) et le présidentialisme syrien, appuyé sur un parti unique depuis 1963, fonde ce que j’ai appelé dans mon livre (chapitre VI) un différentiel démocratique irréductible, dont les Libanais, les Syriens (et les Palestiniens) sont fortement conscients.

H. M.Que voulez-vous dire par « ottomanisme » ou « culture ottomane » ? Quelle est la part jouée par l’empire et le passé ottomans dans la création (ou la préparation à la création) de ces deux États ?

É. P. — Ce que j’appelle « ottomanisme » au Proche-Orient, ou culture d’empire en référence aux empires européens comme l’empire austro-hongrois (dissous lui aussi dans la défaite de 1918), connote un rapport spécifique au territoire et aux frontières, ainsi qu’un lien entre gouvernants et sociétés qui diffère de celui entre l’État et le citoyen.

D’une part, les frontières de l’empire étaient indéfinies, extensibles et rétractiles au fil des conquêtes (ou défaites) militaires. Plutôt que de s’intégrer dans le cadre d’un espace national, les populations s’identifiaient à leur terroir local. Plutôt que de se considérer comme formant une communauté avec les autres habitants de cet espace, elles étaient distinctes et reliées entre elles par des liens primordiaux (ceux de la famille, du clan, de la confession) et des intérêts contingents (ceux du négoce, de l’entreprise, etc.)2

D’autre part, la relation entre le pouvoir central et les populations de l’empire était lâche, médiatisée par des élites — aristocrates, chefs tribaux, clercs, officiers et administrateurs civils —, souvent de grands propriétaires terriens. Il n’y avait pas de rapport direct entre les impôts et le développement local, ni entre les guerres menées par des armées prétoriennes et la sécurité des populations.

L’ottomanisme implique le pluralisme de la société et la souplesse des institutions. Il diffère donc du cadre juridique et administratif rigide de l’État-nation que les puissances européennes ont voulu exporter dans l’Orient arabe et ailleurs après la première guerre mondiale. Le Liban, par exemple, avait fait l’expérience de la représentation des confessions religieuses dans le système constitutionnel de la mutasarrifiyya, la préfecture ottomane du Mont-Liban (1863-1915). Le régime politique du nouvel État créé en 1920 conserve une part significative de l’héritage ottoman : il accorde une large autonomie et une représentation parlementaire aux groupes confessionnels aux dépens de la formation d’une communauté nationale.

Au contraire, la République syrienne a souhaité instaurer un lien direct entre l’État et les citoyens sans distinction confessionnelle, à travers l’égalité devant l’impôt, la conscription, la redistribution des terres, etc., en ligne avec la politique de réforme (tanzimat) inaugurée dans l’Empire en 1839. Le coût énorme du sous-développement et du conflit avec Israël a pourtant incliné ses dirigeants à réserver les bénéfices de la croissance aux membres de leur coterie familiale et confessionnelle. Au lieu d’effacer les clivages hérités de l’empire, ils les ont ravivés et instrumentalisés.

H. M.Et le rôle des pays occidentaux ? La France, traversée par plusieurs courants, aurait-elle pu jouer un autre rôle qui aurait renversé ou fait changer le cours des choses ?

É. P. — La responsabilité des puissances coloniales dans la division du Proche-Orient arabe, et en particulier dans la séparation entre le Liban et la Syrie, est indéniable. Les mandats confiés par la Société des Nations (SDN) au Royaume-Uni et à la France à la conférence de San Remo (avril 1920) leur accordaient un pouvoir discrétionnaire sur les pays ainsi mis sous tutelle, assorti d’un contrôle a posteriori peu exigeant. Il est clair que les intérêts stratégiques et économiques de la puissance coloniale primaient sur ceux des populations locales qui peinaient à se faire entendre.

En dépit de nombreuses tergiversations, les Français ont encouragé la création d’un « Grand Liban » distinct de la Syrie. La rationalité en était de s’assurer à long terme un allié et client indéfectible sur la rive orientale de la Méditerranée, un État qui serait une porte d’entrée vers le Proche-Orient arabe, ses marchés, sa production agricole et ses richesses minières, en particulier pétrolières. La « République marchande » a été systématiquement invitée à s’arrimer à l’économie européenne, à la finance occidentale et au camp sécuritaire dominé par les États-Unis après la seconde guerre mondiale.

Ce qui est fascinant et que montre bien Jean-David Mizrahi3, ce sont les controverses qui ont agité les pouvoirs politiques, religieux et économiques français à propos de la Syrie et du Liban. Les projets allaient du soutien à un « petit Liban » chrétien réduit à Beyrouth et aux régions environnantes à la promotion d’une vaste « Syrie française », dans l’esprit de ce qui était envisagé pour l’Indochine à la même époque. Mais dans ces choix, il était toujours question d’intérêts français.

En fin de compte, les diplomates français se méfiaient du nationalisme arabe de la majorité sunnite de la population, encouragé par les Britanniques. Les milieux d’affaires ont peu investi en Syrie. De plus, les efforts de développement agricole et industriel de la Syrie ont pâti d’une répartition défavorable des revenus douaniers communs aux deux nouveaux États. À l’indépendance, les dirigeants syriens ont choisi de mettre fin aux institutions financières et administratives des deux pays. Ensuite, le conflit avec le nouvel État israélien a précipité la Syrie dans le camp soviétique.

H. M.Et les acteurs locaux ? L’accord Sykes-Picot a-t il été fatal, déterminant ?

É. P. — Ce qu’on critique sous le vocable d’ « accord Sykes-Picot », c’est-à-dire la division de l’Orient arabe selon une logique propre aux intérêts occidentaux, est une politique qui s’est prolongée durant des décennies. Elle consiste à instrumentaliser les acteurs locaux, à encourager leurs divisions afin de les dominer. Bien sûr, ces acteurs locaux ont été directement impliqués dans les débats et les choix stratégiques. De grands intellectuels libanais et syriens s’interrogeaient sur l’histoire et l’identité des peuples de la région. Des responsables politiques d’envergure et des entrepreneurs ambitieux argumentaient à propos de la configuration idéale que devrait prendre l’espace politique arabe dans un Proche-Orient indépendant et développé. Les hésitations, les revirements et les remords persistent au long du siècle, comme le rappellent Carol Hakim et Carla Eddé4. Contrairement à une idée reçue, les préférences pour la séparation (le libanisme) ou l’unité (syrienne ou arabe) ne suivaient pas une distinction entre chrétiens et musulmans. Toutes les options étaient sur la table, avec une commune aspiration à la « civilisation », un terme de l’époque qui correspondrait aujourd’hui aux notions d’État de droit, d’ouverture de l’espace public et de développement de la société.

Les élites locales ont souvent manipulé les puissances dominantes au bénéfice de leurs intérêts propres, même si elles sont restées dépendantes d’un échange économique inégal et d’une lourde domination militaire. Libanisme, syrianisme et arabisme ont alors donné lieu à des surenchères meurtrières pour les sociétés locales. Les différentes versions de l’islamisme ajoutent encore à la variété des devenirs possibles. Le problème est que ces choix partisans reflètent surtout des appétits de pouvoir et d’enrichissement.

H. M.Qu’est-ce qui distingue les relations entre ces deux États — et la compréhension de chaque État — des modèles modernes et occidentaux ? En quel sens sont-ils modernes et s’ils ne le sont pas, peuvent-ils le devenir ?

É. P. — Il me semble que le Liban et la Syrie sont des États modernes. Leurs dirigeants et leurs sociétés intègrent et utilisent des technologiques sophistiquées, notamment en matière de communication et (hélas) de sécurité. Ils sont en prise avec la mondialisation à travers des circulations de personnes, des échanges de marchandises et des emprunts d’idées et de références. Cette modernité n’est pas la modernité occidentale : elle repose sur un soubassement de valeurs (comme les liens familiaux et claniques) et de pratiques (comme le clientélisme et le patrimonialisme) propres à la région. Officiellement ignorées ou condamnées, ces valeurs et ces pratiques résistent, nourrissant népotisme, corruption et violence. Les Libanais, dans le « soulèvement de l’indépendance » contre la présence syrienne en 2005, et les Syriens lors du « printemps arabe » de 2011 ont montré leur capacité à interpeler les dirigeants et à réclamer une gestion responsable de l’État.

H. M.Que conclure des relations, si riches et complexes, entre ces deux pays ? En quoi sont-elles différentes de celles d’autres pays/États nés à la suite d’un conflit, comme celui de l’ex-Yougoslavie par exemple ? À quelles sources puisent-ils leur unité et leur différence ?

É. P. — On peut penser aussi aux deux Allemagnes avant 1989 et aux relations entre Taïwan et la Chine populaire. Une fois les armes apaisées, une culture partagée et des intérêts bien compris conduisent à la reprise des échanges, et au renouement des liens. L’essentiel repose sur la dynamique des sociétés. Or, l’inter-connaissance entre Libanais et Syriens est limitée et leurs images respectives truffées de préjugés. Entre les connivences de la classe politique et entrepreneuriale des deux pays, d’une part, et la présence d’une nombreuse main-d’œuvre syrienne sur le marché du travail libanais, de l’autre, les deux sociétés se sont éloignées l’une de l’autre au long du siècle, surtout depuis la guerre du Liban et les quinze années de présence armée syrienne qui ont suivi.

L’effroyable guerre en Syrie creuse encore l’éloignement. Elle sépare encore plus des Libanais déjà divisés sur le parti à prendre à l’égard des forces en présence en Syrie et sur l’accueil aux réfugiés dont l’arrivée approfondit le décalage entre le « pays légal » et le « pays réel ». Il faut être modeste : le tribunal de la Haye instauré par le Conseil de sécurité de l’ONU pour juger les auteurs de l’attentat contre Rafic Hariri en 2005 n’est pas une commission « vérité et réconciliation ». Sa création a divisé les Libanais et provoqué des disparités violentes au sein du commandement syrien. Au mieux il faudra s’atteler à la sécurité mutuelle d’une frontière reconnue et à la reprise des échanges économiques entre deux pays étroitement complémentaires.

H. M.Pouvez-vous tracer des perspectives qui diffèrent des visions courantes prévoyant des découpages, de nouveaux territoires, de nouvelles entités, avec le même melting pot millénaire ou les mêmes peuples ?

É. P. — Face à la crise régionale, les sociétés syrienne et libanaise montrent qu’il est prioritaire d’agir localement et transversalement. Localement, comme l’ont fait depuis six ans des centaines de comités de volontaires en Syrie qui ont pris en charge la sécurité, l’approvisionnement, la santé, l’enseignement, la justice, etc. La reconstruction doit partir des besoins et des acteurs locaux. Seule une décentralisation effective peut garantir la légitimité populaire d’un futur gouvernement national — même s’il n’est pas certain que les populations kurdes souhaiteront demeurer au sein de l’État syrien. Transversalement, comme s’y emploie le mouvement civil au Liban qui multiplie les actions en faveur des droits humains et sociaux, contre la corruption et pour la défense de l’environnement. Ses objectifs sans caractère confessionnel soudent entre eux les membres d’une nation et mettent à nu les combinaisons de ses dirigeants politiques et religieux. Samir Kassir, héros de la jeunesse libanaise assassiné en 2005, associait la lutte pour l’indépendance du Liban à la lutte pour la démocratie en Syrie. Les deux États sont toujours intimement complémentaires : la reconstruction de la Syrie dépend des luttes démocratiques au Liban.

1Élizabeth Picard, « Liban et Syrie à l’heure des négociations de paix au Proche-Orient : un peuple, deux États ou un État, deux peuples », in Actes du colloque Le Liban à l’heure des négociations de paix au Proche-Orient, Centre d’action et d’information sur le Liban (CAIL) et CERI-Sciences Po, 1995.

2Lire Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 2006 (traduit de Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, 1983).

3Jean-David Mizrahi, « La France et sa politique de mandat en Syrie et au Liban (1920-1939) in Nadine Méouchy (dir.), France, Syrie et Liban 1918-1946,Presses de l’Ifpo, Institut français d’études arabes de Damas, 2002.

4Carol Hakim, The Origins of the Lebanese National Idea, University of California Press, 2013 ; Carla Eddé, Beyrouth, naissance d’une capitale (1918-1924), Actes Sud, 2009.

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