
Après une semaine de violences à Tripoli, le discours d’Abdel Hamid Dbeibah était attendu avec fébrilité. Le premier ministre du gouvernement d’unité nationale (GUN) a finalement pris la parole le 18 mai, un peu après minuit. « Pour la première fois, aujourd’hui, vous avez une chance de vous débarrasser de ces milices, et cet espoir grandira encore et encore, inch’Allah », a-t-il lancé en conclusion de son adresse télévisée, avant de marteler : « Ne les laissez pas vous voler cette chance ! ». Des mots lourds de sens, alors que la souveraineté du GUN repose essentiellement sur les armes et les soldats des milices, plus ou moins fidèles à Dbeibah.
Au moment même où le chef du gouvernement prononce son discours, des manifestants réunis dans différents quartiers de Tripoli réclament pour la quatrième nuit consécutive sa démission. Même si Dbeibah explique dans son discours « tolérer les manifestations », ces dernières sont par endroits dispersées par des tirs d’armes à feu. Loin de convaincre ses opposants, le premier ministre semble avoir même avoir attisé la contestation, puisque les manifestations hostiles au GUN continuent à être organisées au cœur même de la capitale. « Dbeibah veut établir un Tripoli à 100 % sous son règne, pour devenir le Haftar de Tripoli », résume Jalel Harchaoui, politiste, spécialiste de la Libye. À Benghazi, le maréchal Khalifa Haftar et ses fils sont en effet parvenus à imposer un contrôle sans partage sur l’Armée nationale libyenne (ANL). Un monopole qui tranche avec la fragmentation des milices à l’ouest.
Avec l’aide cruciale de la Turquie, ces groupes armés avaient réussi à repousser une vaste offensive de l’ANL entre 2019 et 2020, et à imposer leur contrôle sur la capitale. Nommé en 2021 pour assurer une transition vers des élections qui n’ont toujours pas été organisées, Abdel Hamid Dbeibah appelle aujourd’hui à faire la distinction entre « les milices qui ont intégré les institutions » et celles « qui survivent en faisant chanter l’État ». Une dichotomie qui laisse Jalel Harchaoui1 perplexe : « Lorsqu’un camp annonce qu’il va combattre les milices, il attaque les groupes qui lui sont hostiles ou qu’il n’apprécie pas. »
En tentant de renverser le statu quo et en ciblant les groupes armés les plus puissants de Tripoli au cours d’opérations militaires, le premier ministre a provoqué une réaction en chaîne aux conséquences lourdes : une guerre urbaine d’une rare intensité, la démission d’une partie de son gouvernement et une série de manifestations exigeant sa démission. Alors que la colère populaire ne semble pas retomber, difficile de voir à ce stade jusqu’où iront les milices pour imposer leurs intérêts, qu’elles soient fidèles ou opposées au GUN.
Règlement de comptes sur fond de corruption
La séquence de crise qui secoue Tripoli s’ouvre le 12 mai. Dans la journée, les médias et les réseaux sociaux sont en effervescence : plusieurs sources font état de mouvements de troupes dans Tripoli, notamment aux abords des camps de l’Autorité de soutien à la stabilité (Stability Support Apparatus, SSA). Ce groupe armé, officiellement financé par l’État et opérant sous l’autorité de l’exécutif, a été fondé en 2021 par le seigneur de guerre Abdel Ghani Al-Kikli, dit « Gheniwa ». Ce surnom inspiré de son prénom avec un suffixe diminutif est ironiquement attendrissant, puisqu’il est attribué à l’un des hommes les plus craints de l’Ouest libyen. À Tripoli, le simple fait de le prononcer suffisait à tendre une conversation entre journalistes.
Jusqu’au 12 mai 2025, le SSA contrôlait complètement le quartier d’Abou Salim, dans le sud de Tripoli, où il possédait plusieurs bases. Gheniwa avait aussi placé ses proches à des postes clés des institutions de la capitale, comme la Banque centrale libyenne2. « Alors que les caisses de l’État s’épuisaient, le réseau de Gheniwa se montrait bien plus habile à identifier les opportunités de corruption ». L’accaparement des ressources publiques se faisait « souvent au détriment de la famille Dbeibah ».
Le conflit culmine ces derniers mois autour de la direction de la Compagnie libyenne des postes, des télécommunications et des technologies de l’information (LPTIC), une entreprise publique dont les caisses constituaient « un véritable joyau pour les dirigeants libyens depuis plus de vingt ans ». Une opération punitive est alors organisée par Abdel Hamid Dbeibah, frustré d’échouer à rivaliser avec Gheniwa et d’autres sur le terrain de la corruption. Le premier ministre est parvenu à s’arroger le soutien de la puissante Brigade 444. Cette milice, rattachée au ministère de la défense, est « réputée proche de la Turquie, se voulant plutôt neutre ». Ses hommes seront en première ligne de la « purge » organisée par le GUN.
Dans la soirée du 12 au 13 mai, alors que l’aéroport international de Mitiga vient d’être fermé, plusieurs images diffusées sur les réseaux sociaux présentent Gheniwa à l’entrée de la base militaire de Takbali, tenue par la Brigade 444. Quelques minutes plus tard, de nouveaux clichés circulent sur internet, montrant Gheniwa le visage en sang, gisant au sol, un pistolet près de la main. Dans la foulée, des combats éclatent à plusieurs endroits d’Abou Salim, les positions du SSA étant prises d’assaut par les soldats fidèles au GUN.
La disparition brutale de Gheniwa et l’explosion de violence surprennent les riverains. « C’était soudain, et assez fou », confie un journaliste libyen basé à Tripoli. Sur des images partagées par la Brigade 444 dans la nuit, les combattants investissent un à un les différents camps du SSA, dont les hommes semblent avoir pris la fuite. À l’aube du 13 mai, les combats ont cessé et Dbeibah est parvenu à éliminer l’un de ses principaux rivaux. Un succès à première vue, qui ne tarde pas à déclencher un retour de flammes.
La guerre des milices
Le 13 mai en fin de journée, des dizaines de Libyens bloqués en Tunisie se présentent à l’aéroport de Tunis-Carthage pour rejoindre la ville de Misrata, à 200 kilomètres à l’est de Tripoli, où sont temporairement redirigés les vols. « Même si j’arrive à prendre l’avion aujourd’hui, je vais attendre quelques jours sur place, le temps que ça se calme », explique Daoud (le prénom a été modifié). Ce sexagénaire, qui venait se faire soigner à Tunis, a été surpris par la fermeture de l’aéroport de Tripoli. Même si les combats ont alors cessé, tous les regards se tournent désormais vers l’autre grande milice de la capitale : la Force spéciale de dissuasion, dite Rada3.
Fondée en 2013, d’obédience salafiste, celle-ci contrôle le quartier populaire de Souq Al-Jomaa, dans l’est de la capitale, où se trouve notamment l’aéroport international de Mitiga. C’est dans son enceinte qu’Oussama Njim Al-Masri, directeur de la police judiciaire, a dirigé un centre de détention pendant plus de dix ans. Accusé d’y pratiquer enlèvements, tortures et crimes contre l’humanité, Njim est arrêté lors d’un voyage à Turin en janvier 2025 sur la base d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). Sa libération quelques heures plus tard par la police italienne et son renvoi vers Tripoli éclaboussent le gouvernement de Giorgia Meloni.
« Le maintien de la présence de Njim [à ses fonctions] est inacceptable, après ce que j’ai pu lire sur lui dans le rapport de la CPI », dénonce opportunément Abdel Hamid Dbeibah quelques jours plus tard, dans son allocution télévisée du 18 mai.
« Ce scandale offre un prétexte qui permet de s’appuyer sur une certaine légitimité internationale », pour s’en prendre à Rada, estime Jalel Harchaoui. Le chercheur note que la milice est moins impliquée dans la corruption et plus unie que le SSA, en faisant donc un adversaire naturel du clan Dbeibah, qui préparait aussi une offensive contre ce groupe. Dès le 12 mai, le premier ministre avait d’ailleurs reconnu la compétence de la CPI pour juger les crimes commis après 2011 – alors que la Libye n’a jamais signé le Statut de Rome.
Au lendemain de la destruction du SSA, en fin d’après-midi, Dbeibah publie donc un décret annonçant la suppression de la police judiciaire dirigée par Osama Njim. Toujours selon Jalel Harchaoui, le premier ministre, porté par sa première victoire, « n’a pas su attendre pour capitaliser sur l’effet d’intimidation » provoqué par « l’exécution chirurgicale » de Gheniwa. Dans la soirée, une deuxième série de combats éclate dans différents quartiers de la capitale. Les premiers affrontements opposent principalement la Brigade 444 aux éléments de Rada. Mais des miliciens venus de Zaouïa arrivent en renfort au cours de la nuit.
« On était sous le choc, la violence a explosé si rapidement ! », raconte Mahdi (le prénom a été modifié), la vingtaine, qui est né et a grandi à Tripoli et qui affirme avoir entendu les déflagrations toute la nuit. Alors que les blindés et l’artillerie légère sont déployés aux quatre coins de Tripoli, les combats sont encore plus intenses que la nuit précédente. C’est la première fois qu’ils ont lieu dans des zones habituellement épargnées. Pour les riverains, les images sont sidérantes : des pick-up échangent des coups de feu sur le front de mer, des miliciens s’approchent du quartier cossu de Hay Al-Andalous, et, dans la matinée, des fumées s’élèvent des luxueuses tours Dhat El-Imad.
Colère populaire et manifestations en série
Les deux camps s’accordent sur un cessez-le-feu dans la journée du 14 mai. Plusieurs cas de pillages sont rapportés à Abou Salim et dans d’autres quartiers, où les miliciens n’assurent plus leurs missions de police. « Le sort des stocks d’armes du SSA est particulièrement inquiétant pour la sécurité publique », juge l’officier de Rada. Le GUN est aussi confronté à une colère populaire émanant des quartiers de Tripoli les plus défavorables à Dbeibah, comme Abou Salim et Souq Al-Jomaa. Dans la soirée du 14 mai, alors que le cessez-le-feu tient encore, les premiers manifestants convergent vers le centre de la capitale, exigeant la démission du premier ministre. Les manifestations se poursuivent les nuits suivantes avec les mêmes revendications.
« C’est important que les gens puissent s’exprimer et demander du changement, mais je m’inquiète que les choses prennent là encore une tournure violente », confie de son côté Mahdi. Confirmant ses craintes, des coups de feu éclatent dès la soirée du 14 mai à Abou Salim, et un cadre du ministère de l’intérieur échappe à une tentative d’assassinat. Parallèlement, sur la place des martyrs, où Mouammar Kadhafi a prononcé son dernier discours public en 2011, devenu lieu des premières mobilisations populaires, les miliciens du GUN ouvrent le feu. Durant les nuits suivantes, des manifestants érigent aussi des barrages ou enflamment des pneus dans leurs quartiers, tandis que d’autres continuent à se rendre sur la place des Martyrs. Dans la nuit du 19 au 20 mai, un homme s’immole même par le feu près du centre-ville.
Les jours suivants, la contestation semble se structurer. Le 23 mai, une grande manifestation réunit près de 4 000 personnes sur la place des Martyrs, et se passe cette fois dans le calme. Les manifestants y avancent aux cris de « À bas le gouvernement de corruption ! » ou « Ni Est, ni Ouest, une Libye unie ! ». Un contre-rassemblement organisé le lendemain par les soutiens du GUN ne parvient pas à réunir autant de soutiens. Surtout, les opposants à Dbeibah continuent à ériger presque chaque nuit des barrages routiers, notamment sur les axes qui traversent Souq Al-Jomaa.
L’intensité de la contestation, rarement vue depuis la révolution, pousse sept ministres à la démission dans la nuit du 16 au 17 mai. Parmi eux, l’influent Khaled Al-Mabrouk, ministre des finances, et le dinosaure politique Mohamed Houwaij, ministre de l’économie. Démenties dans un premier temps par le GUN qui souhaite présenter un visage stable dans la droite lignée du projet politique de Dbeibah, ces démissions sont confirmées quelques heures plus tard par les intéressés.
Le clan Haftar en embuscade
La nécessité de rétablir l’ordre est d’autant plus urgente pour le GUN qu’à Benghazi le maréchal Khalifa Haftar commence déjà à profiter du chaos pour avancer ses pions. Depuis le début de la crise, les institutions officielles basées dans l’Est expriment clairement leur soutien au front anti-Dbeibah dans la capitale. Le 19 mai, le président de la chambre des représentants à Benghazi, Aguila Saleh, a appelé publiquement le premier ministre à démissionner. Dans le même temps, l’ANL réalise des mouvements de troupes vers ses bases proches de la Tripolitaine. Plusieurs vols de gros porteurs vers Syrte ont ainsi été observés entre les 13 et 20 mai. « La famille Haftar se tient prête à saisir la moindre occasion pour envahir Tripoli », assure Jalel Harchaoui.
Si le cessez-le-feu continue à tenir dans la capitale, le risque de reprise d’une guerre ouverte entre l’Ouest et l’Est inquiète les Tripolitains. « Personnellement, j’ai peur que Haftar intervienne », explique Mahdi, qui redoute qu’une offensive ou une conquête de Tripoli par l’ANL « n’amène davantage de chaos et un régime plus oppressif ». Même si les milices sont réputées pour leur violence, les Tripolitains observent avec crainte la répression ferme qui s’abat depuis des années sur les voix critiques du clan Haftar à l’Est.
Face à la montée de ces tensions, la mission d’appui des Nations unies en Libye (UNSMIL) s’est fendue d’un communiqué le 14 mai où elle alarme sur de potentiels « crimes au regard du droit international » lors des combats, et assure que « les responsables devront rendre des comptes pour leurs actes ». La représentation de l’Union européenne en Libye appelle de son côté « toutes les parties à la désescalade ».
De son côté, Ankara a publié un communiqué expéditif de quatre lignes appelant à la mise en place d’« un cessez-le-feu durable ». L’ambassade de Turquie aurait déjà organisé l’évacuation de quatre-vingt-deux de ses ressortissants de la capitale. Selon Jalel Harchaoui, même si la Turquie conserve « un solide ancrage militaire et un important réseau de renseignements » à l’Ouest, il ne faut pas « la présenter comme omnipotente et capable de stopper tous les conflits ». Le chercheur rappelle que la Brigade 444 tout comme Rada ont des liens avec Ankara, ce qui n’a pas empêché les deux milices de s’affronter à plusieurs reprises dans l’histoire récente. « Si la diplomatie internationale, notamment occidentale, consiste à rester passif sous prétexte que la Turquie va arrêter toute détérioration, nous allons vers une catastrophe générale. »
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