Lignes de fracture en Libye

Des affrontements sans dimension religieuse · Les nombreux affrontements qui secouent la Libye nouvelle doivent très peu aux lignes de fracture mises en avant par les médias étrangers, notamment celle entre islamistes et laïques. Ils sont bien plutôt liés aux rivalités entre régions ou villes et aux comportements à l’égard de l’ancien régime.

La séance inaugurale du procès de Seif al-Islam Kadhafi s’est tenue le 19 septembre 2013 dans la ville de Zintan, à une centaine de kilomètres au sud de Tripoli. C’est là que le second fils de Mouammar Kadhafi est détenu depuis bientôt deux ans, et non dans la capitale libyenne comme cela avait pourtant été annoncé à plusieurs reprises par l’organisme faisant office de ministère de la justice en Libye. Cette première audience n’aura duré que quelques minutes, le temps de fixer la date de début du procès au 12 décembre. L’information a été peu relayée par la presse internationale, si ce n’est pour rappeler que la Libye confirmait là son intention de ne pas remettre le prévenu à la Cour pénale internationale, comme celle-ci en a fait officiellement la demande au gouvernement libyen. Le fait est pourtant révélateur de la difficulté de la reconstruction étatique en Libye qui se heurte aux intérêts contradictoires des régions, villes, tribus et clans, tous lourdement armés.

Luttes d’influence

Sur fond d’affrontements entre milices dont les allégeances au pouvoir de Tripoli sont changeantes et conjoncturelles, la prédominance du local sur le national n’a donc fait que se renforcer depuis la chute du régime Kadhafi. En ce sens, la décision des autorités de la ville de Zintan de refuser de livrer le fils du colonel aux autorités centrales est emblématique de cette situation de morcellement du pays.

Cette « résistance » de la petite ville de Zintan (fief de la tribu du même nom) dont la population n’excède pas 30 000 habitants ne se limite néanmoins pas à cette épreuve de force autour du jugement de Kadhafi. Ces derniers mois, les milices de Zintan qui se sont déployées dans le sud dès la chute du régime pour y « sécuriser » les champs de pétrole n’ont pas hésité à recourir à la force pour défendre leurs intérêts économiques et maintenir leur influence dans la capitale. Fin août, elles ont fait stopper la production de pétrole et de gaz dans les champs qu’elles contrôlent, sous prétexte que les quantités de pétrole exportées déclarées par les autorités ne correspondaient pas aux quantités réelles et que les responsables de l’entreprise nationale en détournaient une partie à leur profit (ce qui n’est sans doute pas dénué de réalité). À Tripoli, elles se sont opposées dès la chute du régime aux milices du charismatique chef salafiste Abdel Karim Belhadj qui ont depuis fait allégeance au Conseil supérieur de sécurité de la ville (institution théoriquement rattachée au ministère de l’intérieur mais dans les faits totalement autonome).

Divisions profondes

Loin de s’apaiser avec le temps, les affrontements dans la capitale ont culminé en juin 2013 entre les milices de Zintan et celles d’obédience salafiste, faisant plus de dix morts en quelques jours. Acclamés par nombre d’habitants de Tripoli en août 2011, les Zintan sont donc aujourd’hui largement impopulaires dans la capitale libyenne, mais aussi au sein de leur région d’origine des montagnes de l’Ouest : les populations berbères qui ont aussi participé à l’insurrection de 2011 n’apprécient pas la « folie des grandeurs » de cette petite ville arabe.

Cette affaire pourrait être anecdotique à l’échelle de la Libye si elle n’était pas emblématique d’une situation générale où les « vainqueurs » de la guerre de 2011 cherchent à transformer leur poids militaire et leur « légitimité » révolutionnaire en capital économique et politique. À des degrés divers, le même complexe de puissance et d’impunité touche les villes de Misrata et de Zawiya, les populations Toubou du sud, voire une partie des habitants de Cyrénaïque. Ces derniers, fiers de leur rôle de fer de lance de l’insurrection et forts de leur fierté régionale ou tribale s’autonomisent de facto du « pouvoir central » de Tripoli. Les milices « autonomistes » de Cyrénaïque, à l’image des Zintan à l’ouest, bloquent quant à elles les exportations de pétrole de cette région, qui représentent les deux tiers de celles du pays, depuis le 27 août dernier.

A contrario, des régions et des populations entières accusées à tort ou à raison d’avoir soutenu l’ancien régime sont aujourd’hui ostracisées dans la Libye nouvelle. La ligne de fracture actuelle se situe donc bien entre ces deux pôles et non entre « islamistes » et « libéraux » comme cela est trop souvent présenté de manière caricaturale dans la presse étrangère. Ainsi, pour les Zintan par exemple, la lutte contre les milices salafistes relève davantage d’une lutte pour le contrôle de territoires et d’influence que d’une lutte idéologique.

Retrouver une cohésion nationale

Il en est de même à Benghazi où les assassinats d’officiers se sont multipliés ces derniers mois. Ils ont visé principalement des cadres ayant fait carrière sous l’ancien régime mais qui s’étaient cependant ralliés très tôt à l’insurrection. L’absence d’idéologie dans la majorité des affrontements actuels ne sera bien évidemment plus de mise lorsque se posera la question de l’instauration d’une Constitution et de la référence à la charia dans celle-ci.

C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’enjeu de la loi « d’exclusion politique » votée en mai 2013 par le Conseil national général (le parlement) sous la menace des milices. Cette loi vise en effet à écarter de tous les emplois publics ou semi-publics les Libyens ayant servi sous l’ancien régime. En prévision des dérives prévisibles de cette loi d’exclusion, le Conseil a adopté le 23 septembre une loi sur la justice transitionnelle qui devrait en théorie encadrer juridiquement les pratiques d’exclusion.

Parallèlement à la reconstruction d’un État en Libye, la question de la réconciliation nationale constitue donc bien l’enjeu prioritaire dans un contexte où la guerre civile a non seulement militarisé les esprits mais aussi fait voler en éclats une identité nationale fragile, à la construction de laquelle le régime autoritaire du colonel Kadhafi avait de manière paradoxale notablement contribué.

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