En quête du « gène juif »

« L’État d’Israël contre les juifs », de Sylvain Cypel · Sylvain Cypel publie le 6 février L’État d’Israël contre les Juifs, un livre qui étudie l’évolution de la société israélienne depuis deux décennies. Nous en présentons des bonnes feuilles tirées du chapitre 4, portant sur « la quête du gène juif ». Lorsque le livre a été rédigé, la Cour suprême israélienne n’avait pas encore validé, comme elle l’a fait le 24 janvier dernier, le droit du grand rabbinat de recourir à la génétique pour prouver la judaïté d’une personne, ce que contestaient le parti Israël notre maison (extrême droite laïque) et des organismes laïques.
Sylvain Cypel signera son livre au salon du livre du Maghreb et du Moyen-Orient, au stand d’Orient XXI, le dimanche 9 février entre 14 h et 16 h.

Derrière cette poussée d’adhésion aux thèses suprémacistes blanches, qui restent limitées en Israël aux cercles coloniaux les plus activistes, se profile un phénomène qui, lui, y est en forte expansion : l’idée de la préservation de la pureté raciale. Cette idée-là est évidemment connectée au désir profond de l’entre-soi, conçu comme un véritable idéal de vie. Le 9 février 2016, Netanyahou annonçait ainsi un « plan pluriannuel pour entourer Israël de clôtures sécuritaires ». Sachant que cette idée recevrait un accueil très favorable de l’opinion, il poursuivait : « En fin de compte, l’État d’Israël tel que je le vois sera entièrement clôturé. On va me dire : est-ce donc ce que vous voulez, protéger la villa ? La réponse est oui. Va-t-on entourer tout l’État d’Israël de barrières et de clôtures ? La réponse est oui. Dans l’environnement où nous vivons, nous devons nous défendre face à des bêtes sauvages1. » La métaphore de la « villa dans la jungle », d’un Israël seul État civilisé entouré d’animaux sauvages, avait déjà été émise, après l’échec des négociations de paix de Camp David à l’été 2000, par le premier ministre travailliste d’alors, Ehud Barak.

Épouser une Norvégienne ?

Cette conception est à la source du repli sur soi exclusif de la présence des autres. Elle peut déboucher sur des propensions racialistes puisées à d’autres motifs que le seul besoin de sécurité, et qui sont, la plupart du temps, d’inspiration religieuse et plus encore dérivées de l’intrication entre le mysticisme et le nationalisme. Dans la religion juive telle qu’elle est pratiquée en Israël, où un rabbinat très traditionaliste s’est vu octroyer par les pouvoirs publics la gestion de toute la vie familiale (naissance, mariage, divorce, décès, etc.) et où le mariage civil est légalement inconnu, les « mariages mixtes », c’est-à-dire les unions entre Juifs et non-Juifs, sont impossibles.

Ce rejet, initialement d’ordre théologique, se double souvent d’expressions de racisme plus ou moins prononcées. Ainsi, lorsqu’en janvier 2014 est rendue publique la relation qu’entretient Yaïr Nétanyahou, fils du premier ministre, avec Sandra Leikanger, une étudiante norvégienne, la révélation suscite immédiatement les réactions outrées des adeptes de la pureté juive. « Tout Juif qui voudrait préserver ses racines veut voir son fils épouser une Juive. En tant que premier ministre d’Israël et du peuple juif, [Benjamin Nétanyahou] doit faire preuve de responsabilité nationale en défendant les valeurs qu’il représente dans sa propre maison2 », déclare au Jerusalem Post Nissim Ze’ev, député du parti ultra-orthodoxe Shas. Au sein même du Likoud, cette relation pose problème. Beaucoup rappellent que si, à Dieu ne plaise, le fils du premier ministre avait des enfants avec cette Norvégienne, ceux-ci ne seraient pas juifs, la judaïté se transmettant par la mère, du moins pour ceux, malheureusement nombreux, qui croient en ces sornettes biologico-culturelles. Ce serait une trahison de la race, le drame ultime. Qu’aurait-on dit de la Norvège si ses autorités chrétiennes et ses élus s’offusquaient des amours du fils d’un premier ministre avec une étudiante juive ? Qu’ils sont racistes, non ?

En tout cas, ne pas épouser un Arabe

Évidemment, l’affaire se corse lorsqu’un Juif ou une Juive entend épouser un conjoint arabe. L’arabité concourt en Israël à aggraver grandement la trahison de la race. Lorsqu’en 2018 l’acteur et chanteur israélien Tsahi Halevi annonce, après quatre ans de vie commune, qu’il va célébrer son « mariage » fictif (car interdit selon la loi) avec la journaliste et présentatrice de télévision Lucy Aharish, une Palestinienne d’Israël musulmane, le tollé est beaucoup plus important. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Aryé Dery, se fend d’une mise en garde. À la radio militaire, il déclare : « Ce mariage n’est pas une bonne chose. Vos enfants auront des problèmes quant à leur statut », puis il suggère à la demoiselle de se convertir au judaïsme. Oren Hazan, député du Likoud, appelle à la non-reconnaissance par l’État des unions entre membres de communautés différentes. « Lucy, rien de personnel. Mais vous devriez savoir que Tsahi est mon frère, le peuple juif, ce sont mes frères. À bas l’assimilation ! » tweete-t-il, avant d’accuser Halevi de « s’islamiser ».

D’autres, comme le député laïc Yaïr Lapid ou le ministre religieux Naftali Bennett, exprimeront aussi leur rejet de cette union. Député palestinien de la Knesset, Salman Masalha dénoncera le « racisme » que véhiculent ces commentaires et l’écœurement qu’ils suscitent chez lui. Il rappellera à tous ces défenseurs de la pureté juive que, dans les pays musulmans, interdiction totale est faite aux femmes d’épouser un non-musulman, et que si l’autorisation est donnée aux mâles la chose est de facto prohibée. « Les Dery, Lapid et Bennett, conclura-t-il, ne sont pas différents » de leurs équivalents en pays musulmans3.

Reste que la préservation de la pureté juive n’est pas une affaire sans conséquence. La manifestation la plus inouïe de cette idéologie, dans l’État d’Israël tel qu’il est devenu, est l’émergence d’une école scientifique qui entend faire de la « génétique juive » l’alpha et l’oméga de la justification du sionisme, c’est-à-dire du « droit historique » des Juifs à revenir sur leur terre ancestrale et du caractère unique de cette nation — unique devant être entendu dans le sens d’exceptionnel, d’élu. Le 13 janvier 2014 s’est tenu à Tel-Aviv un colloque académique sur le thème « Juifs et race : génétique, histoire et culture ». Les universitaires ont beaucoup débattu, certains accréditant l’existence d’une « race » juive, d’autres s’y montrant radicalement hostiles. Mais le seul intitulé des conférences laisse un gros sentiment de malaise : « Les races ont-elles une histoire ? », « Race juive ou races juives ? », « La génétique peut-elle décider qui est juif ? », etc.

« La judaïté peut être identifiée par l’analyse génétique »

On reste un peu interloqué. Bien sûr, chez les Anglo-Saxons, qui influencent toute l’université israélienne, le terme de « race » a un double sens : sans remettre en question l’unicité de la race humaine, il sert aussi à désigner les groupes humains, surtout en fonction de la couleur de leur peau, sans y associer obligatoirement une dimension raciste. Cela posé, que de nombreux intervenants durant ce colloque aient utilisé l’expression « identité raciale juive » a fait hérisser le poil de beaucoup d’autres. Au confluent de la biologie, de la démographie et de la géographie, les spécialistes de la « génétique des populations » sont le fer de lance de cette vogue. Et leurs relais en Israël sont de plus en plus actifs. Il existe des institutions académiques, en Israël et aux États-Unis, qui se consacrent désormais à la recherche du « gène juif », c’est-à-dire d’une constitution génétique qui n’appartiendrait qu’aux Juifs et qu’ils entendent mettre au jour.

Le professeur américain Harry Ostrer, par exemple, qui dirige un laboratoire de génétique à l’école de médecine de l’université juive privée Yeshiva University, à New York, a fait sensation en publiant en 2012 un ouvrage intitulé Patrimoine. Une histoire génétique du peuple juif4. Ostrer y évoque ce qu’il nomme un « fondement génétique de la judaïté ». Les titres des six chapitres sont explicites : le premier est « Avoir l’air juif », le second « Fondateurs », le troisième « Généalogies », le quatrième « Tribus », le cinquième « Caractères » et le dernier, forcément, s’intitule « Identité ». Le livre a suscité, dans la New York Review of Books, la critique d’un célèbre généticien de Harvard, Richard Lewontin, qui l’a récusé du tout au tout.

Le professeur Ostrer fait cependant de nombreux émules en Israël dans certains cercles universitaires, comme au CHU de l’hôpital Rambam à Haïfa. Pour une enquête, nous y avions rencontré en 2014 le généticien Gil Atzmon. « Il est démontré que la judaïté peut être identifiée par l’analyse génétique, de sorte que la notion de peuple juif est convaincante », nous avait-il déclaré (comme si l’histoire, à elle seule, n’y suffisait pas). Prudent, il récusait l’idée d’« un gène juif distinctif », mais, ajoutait-il, « cela ne signifie pas que la science ne le trouvera pas, la recherche progresse »5. En revanche, selon lui, « les gènes permettent de reconstituer de façon de plus en plus nette l’histoire continue d’un peuple juif relié à ses gènes et à un phénotype » (ensemble des caractères communs). Et cette population, en vingt-cinq siècles, serait restée « génétiquement » homogène ?

Le chercheur convient que d’importantes conversions au judaïsme ont eu lieu, surtout entre les Ier et IVe siècles dans le pourtour méditerranéen, et aussi plus tardivement. « Mais, dit-il, elles n’ont pas été assez significatives pour enrayer la tendance. » Les Juifs, pour des raisons dues aux persécutions et à leur propension ultérieure à se refermer pour se protéger, auraient dès lors préservé une « identité génétique ».

« Des nationalistes qui avancent masqués »

C’est peu dire que ces thèses soulèvent des tollés, tout d’abord chez de nombreux généticiens, et encore plus parmi les historiens. Ces derniers, qu’ils soient ultranationalistes ou progressistes, sont tous quasi sans exception vent debout contre ces « constructions ». La chercheuse israélienne Eva Jablonka, coauteure de L’Évolution en quatre dimensions 6, adepte assumée de l’usage de la génétique dans les sciences sociales, récuse cependant radicalement l’emploi qu’en font les chercheurs du « gène juif », des « nationalistes qui avancent masqués », dit-elle, et qui ne cherchent qu’à démontrer ce à quoi ils croient : l’existence d’un peuple trimillénaire resté inchangé, donc unique. Une absurdité, poursuit-elle, aussi inepte que de croire que les Gaulois seraient les ancêtres des Français actuels. Mais une absurdité qui trouve de plus en plus d’adeptes en Israël, surtout du côté des mystiques ultranationalistes.

« L’idéologie d’Hitler était 100 % correcte »

Ainsi le rabbinat israélien a-t-il commencé de faire appel à la génétique pour tester la judaïté de personnes jugées « douteuses ». Ce faisant, notera l’analyste israélien Noah Slepkov, « en poussant [les gens] à effectuer des tests génétiques, le rabbinat israélien tombe dans le piège de la science raciale du XIXe siècle7 ».

On dira que ces tendances effrayantes, ces thèses sur l’idéologie « correcte à 100 % d’Hitler » — dans le même chapitre, précédemment, le livre cite les propos du rabbin Giora Redel, responsable de l’école militaire religieuse Bnei David, qui a publiquement déclaré en avril 2019 que « l’idéologie d’Hitler était 100 % correcte, mais il visait le mauvais côté », en d’autres termes , Hitler s’était trompé de cible, s’attaquant aux Juifs plutôt qu’aux vrais démons, les Arabes, ou les musulmans —, ces thèses sur la « génétique juive », sur le « peuple-race », restent marginales en Israël, et on aura raison. Mais on aurait tort de ne pas prendre au sérieux leur progression constante. En 1967, lorsqu’Israël s’empara du mur des Lamentations, le grand rabbin de l’armée, Shlomo Goren, dans un moment de ferveur mystique, appela immédiatement à faire sauter le dôme du Rocher, un lieu saint musulman, pour y reconstruire à sa place le Troisième Temple. La classe politique israélienne le prit pour ce qu’il était : un fou dangereux.

Moshe Dayan, le vainqueur de la guerre (il était ministre de la défense), avait répliqué : « Mais qui donc a besoin d’un Vatican juif ? » Cinquante-trois ans plus tard, les partisans de la « reconstruction du Temple » ne sont plus des marginaux dont on se gausse ; ils comptent des députés, des associations grassement financées, des propagandistes écoutés. El-Ad, une organisation appartenant à cette mouvance, a été officiellement chargée par le gouvernement israélien de mener des fouilles archéologiques près de l’esplanade des Mosquées. On aurait tort de négliger le poids de cette extrême droite, qu’elle soit laïque ou plus encore mystique, dans l’évolution d’Israël. Ses idées progressent constamment. C’est elle qui charrie au premier chef toutes ces thèses raciales et racistes. Si demain elle venait à accéder au pouvoir — auquel elle a déjà été fortement arrimée sans en détenir encore les principales manettes —, c’est tout le Proche-Orient qui pourrait se retrouver entraîné vers des déflagrations littéralement vertigineuses qui glacent d’effroi par avance.

2Gil Stern Hoffman et Shuly Wasserstrom, « MKs slam Netanyahu over his son dating a non-Jewish Norwegian woman », Jerusalem Post, 26 janvier 2014.

4Harry Ostrer, Legacy : A Genetic History of the Jewish People, Oxford University Press, Oxford, 2012.

5Sylvain Cypel, « À la poursuite du “gène juif” », Revue XXI, avril 2015.

6Eva Jablonka et Marion J. Lamb, Evolution in Four Dimensions : Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, The MIT Press, Cambridge, 2005.

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