Au moment de la disparition du roi Abdallah, tout est mis en œuvre pour donner à voir une famille royale forte et unifiée autour du nouveau leadership : la transmission du pouvoir s’est faite sans hésitation, dans les délais et en respectant la tradition locale. Néanmoins, de subtils actes manqués révèlent que les luttes de factions au sein de la famille prennent une nouvelle dimension. Dès son arrivée au pouvoir, le roi Salman démet, entre autres personnes, Khaled Al-Touwaijri, le plus fidèle collaborateur de son prédécesseur. Il nomme des membres de sa faction, notamment aux postes de vice-prince héritier, ministre de la défense et directeur du cabinet royal. Si ce type d’agissements peut paraître banal, il implique dans le cas saoudien un double changement : la consécration d’une faction au détriment des autres et la montée en puissance des princes de la troisième génération des Saoud. Loin de régler définitivement le problème épineux de la succession et de la distribution du pouvoir, cette nouvelle configuration risque d’exacerber encore plus les tensions au sein de la famille régnante, surtout quand la transition générationnelle s’approche à grands pas. Lever le voile sur les enjeux, énormes, autour de la question de la succession nécessite d’inscrire ce phénomène dans la longue durée de l’histoire saoudienne.
La succession adelphique, péché originel
Le problème de la succession est le talon d’Achille des Saoud depuis le XIXe siècle. Cela est dû essentiellement à la règle adelphique qu’ils ont adoptée1. Conformément à ce mode horizontal de transmission du pouvoir, très répandu dans le monde musulman et ailleurs, tous les frères de la famille régnante sont des souverains en puissance que seule la fortune peut départager. Autrement dit, c’est le plus puissant d’entre eux qui accède au pouvoir. Cela provoque régulièrement des crises de succession, notamment durant les périodes de transition générationnelle. Chaque prétendant essaie en effet de monopoliser le pouvoir et de le transmettre à ses propres descendants qui, à leur tour, reproduisent quasiment le même schéma. Les crises à répétition provoquent l’affaiblissement du groupe dominant, favorisent l’ingérence étrangère et peuvent à terme entraîner l’effondrement de l’édifice étatique comme l’illustre bien le cas saoudien. En effet, deux émirs ont été assassinés (Turki et Mishari), trois autres ont été déposés (Fayçal, Khaled et Thounayyan), plusieurs guerres de succession ont opposé les membres de la famille (la dernière a duré environ un quart de siècle) et plusieurs interventions étrangères ont été enregistrées (les Ottomans et les Al-Rachid). La crise de succession a même été la cause principale de la chute de la dynastie en 1891.
Après le rétablissement du pouvoir familial sur la plus grande partie de la péninsule arabique, le roi Abdelaziz (1902-1953) ne fait rien pour établir des règles de succession capables d’éviter au royaume naissant les luttes fratricides, le moment de la transition générationnelle venu. Il se contente d’éliminer toutes les autres branches de la famille, notamment ses frères et ses cousins germains, pour laisser le terrain libre à ses propres enfants.
L’émergence des factions
Même si le fondateur de l’Arabie saoudite moderne nomme son fils Saoud héritier présomptif, il prend soin d’instaurer ce que j’appelle un système de multi-domination : il partage en quelque sorte l’État entre un certain nombre de ses fils. Cette entreprise a engendré à moyen terme la multiplication des centres de pouvoir. Par ailleurs, le maintien du système de succession adelphique complique les choses un peu plus en faisant de tous les descendants d’Abdelaziz des prétendants en puissance, ce qui a engendré une crise politique à sa disparition (le roi laisse 34 fils).
Les premières années du règne de Saoud (1953-1964) sont marquées par un partage du pouvoir ente les membres éminents de la famille régnante. Mais ce roi veut renouer avec la tradition familiale : écarter ses frères en faveur de ses fils. Une coalition familiale se met en place très rapidement et réussit à le déposer avec la bénédiction des oulémas en 1964 après six années de luttes acharnées.
Le règne de Fayçal (1964-1975) est marqué par la consécration de la multi-domination. Chaque prince-ministre, prince-gouverneur et prince-PDG se taille un fief qu’il dirige de manière autonome. Si ce système permet à la famille de contrôler étroitement les différents rouages de l’État, il provoque néanmoins des dysfonctionnements importants. Il a fallu trouver un outil pour surmonter ce problème. Un organe informel voit le jour : le conseil de la famille royale. Il s’impose très rapidement comme un centre de décision important.
Pour avoir du poids dans ce conseil et ailleurs, plusieurs grands princes créent des factions. Celles-ci sont constituées de membres de la famille et de leurs clients issus des différentes couches de la société. Même s’il a une prééminence morale et juridique, le roi lui-même doit recourir à une faction de princes contrôlant différents secteurs pour pouvoir disposer d’une marge de manœuvre et avoir son mot à dire dans le processus de prise de décision. Autrement dit, le souverain n’est qu’un primus inter pares2, ce qui fait du régime saoudien une collégialité familiale.
Ainsi, Fayçal s’est beaucoup appuyé sur la faction menée par ses demi-frères Fahd, Sultan, Nayef, Salman, Abd al-Rahman, Ahmad et Tourki. Ces sept frères germains (issus d’une même mère) sont appelés les Soudayris, nom de famille de leur mère. Leur influence ne cesse de croître, surtout après l’accession de leur chef, Fahd (1982-2005), au poste de prince héritier en 1975 puis à celui de roi. Même si les Soudayris ont été obligés d’accepter leur demi-frère Abdallah comme prince héritier en 1982, tout laisse penser qu’ils vont monopoliser le pouvoir. Mais l’embolie cérébrale qui frappe Fahd en 1995 donne un coup de frein à cette ascension. Les dix années de semi-régence d’Abdallah permettent aux autres factions de revenir dans la compétition.
Constitutionnalisation de la succession ?
Pour faire face aux revendications politiques qui ont suivi l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990, le roi Fahd est contraint de prendre un certain nombre de mesures, dont la promulgation d’une loi fondamentale en 1992. Cette loi est le premier document officiel qui donne un cadre juridique à la question de la succession, quoique d’une manière laconique et en des termes évasifs. En effet, l’alinéa b de l’article 5 stipule que « le pouvoir se transmet uniquement aux fils du roi fondateur Abdelaziz et à ses petits-fils. Le plus capable d’entre eux est reconnu roi ». Ce court passage pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Alors que depuis la mort d’Abdelaziz, la compétition ne concerne que 34 personnes (les frères encore en vie) — ce qui est au demeurant déjà très coûteux politiquement et économiquement —, le roi Fahd étend cette compétition à des centaines de prétendants !
L’accession au trône d’Abdallah (2005-2015) met fin au modus vivendi avec les Soudayris et permet aux luttes de reprendre de plus belle. Le nouveau roi utilise toutes les ressources dont il dispose pour tenter de casser le monopole de ses rivaux et de préserver ainsi le système de multi-domination. Il crée par exemple le comité de l’allégeance en 2006 pour désigner les futurs monarques du pays. L’objectif principal de ce comité est de prévenir l’arrivée d’un autre Soudayri au pouvoir après le prince héritier Sultan, d’autant qu’il est malade à l’époque. Mais les manœuvres d’Abdallah échouent à cause de la force de frappe de ses demi-frères et de leurs alliés (ils contrôlent, entre autres, les ministères de la défense et de l’intérieur, les plus importantes provinces du royaume et les principaux médias). Le roi est obligé, sans passer par le comité d’allégeance, de nommer Nayef, l’homme fort de la faction soudayrie, second vice premier ministre en 2009, c’est-à-dire futur prince héritier. Cet acte rend de fait caduc le comité d’allégeance.
Les décès successifs de Sultan et Nayef en 2011 et 2012 semblent redonner espoir à Abdallah même si c’est un autre Soudayri, Salman, qui devient prince héritier. Il tente un coup de poker : créer la fonction de vice-prince héritier à laquelle il nomme son plus jeune demi-frère, Mouqrin (qui n’est pas un Soudayri). Au moins deux objectifs à cela : éviter que les Soudayris ne se succèdent au trône et retarder la transition générationnelle pour permettre à ses fils de bien s’y préparer. Dans cette perspective, il nomme son fils Miteb ministre de la garde nationale et deux autres fils gouverneurs de provinces importantes.
La transition de tous les périls
Abdallah n’est pas le seul à pousser ses rejetons au-devant de la scène. Depuis plusieurs années déjà, des princes de la troisième génération occupent des postes-clés. Les choses se sont même accélérées après 2011 pour des raisons évidentes. Une transition générationnelle, aux contours flous, semble se dessiner. Mais la gérontocratie peut avoir encore de beaux jours devant elle, d’autant que lorsque le 23 janvier 2015 le roi Abdallah décède à 94 ans, c’est Salman, 81 ans, qui lui succède, avec pour prince héritier Mouqrin, 72 ans. On est en droit d’imaginer que si ces deux derniers règnent suffisamment longtemps, les prétendants de la troisième génération (aujourd’hui en majorité des quinquagénaires et des sexagénaires), auront atteint le même âge. Le cycle gérontocratique infernal pourrait ainsi se reproduire sans une rupture, naturelle ou provoquée, qui semble de plus en plus nécessaire pour faire face aux défis internes et régionaux.
Quelques heures seulement après son intronisation, Salman nomme son neveu et homme fort du régime, Mohamed Ben Nayef (55 ans), vice-prince héritier et son propre fils, Mohamed Ben Salman (35 ans), ministre de la défense et directeur du cabinet royal. Ces deux nominations donnent à voir une transition en marche et une volonté des Soudayris de monopoliser le pouvoir face à des factions adverses qui, même affaiblies, conservent une capacité de nuisance non négligeable. Le processus entamé par Salman s’annonce douloureux, d’autant que les luttes commencent déjà au sein même de la faction des Soudayris ! Ainsi Salman n’a eu aucun scrupule à chasser les enfants de son frère germain Sultan du ministère de la défense pour faciliter la tâche à son propre fils. Ce dernier dispose désormais des moyens nécessaires pour concurrencer son cousin germain Mohamed ben Nayef. La lutte entre les deux hommes s’annonce longue et dure. Si Ben Nayef a l’avantage de l’expérience et du réseau, le benjamin du régime a, lui, l’avantage de l’âge. Plus la transition générationnelle à la tête du royaume tarde à venir, plus Ben Salman a une chance de régner un jour.
Quels que soient les scénarios, la question de la succession demeurera à moyen terme la pomme de discorde au sein des Saoud. Elle sera sans doute la principale fenêtre d’opportunité par laquelle le changement s’introduira. Cela devrait passer nécessairement par l’affaiblissement, voire l’anéantissement, du système de multi-domination — très coûteux à tous les niveaux — et l’installation à terme de la primogéniture. C’est à ce prix que l’Arabie saoudite pourra faire face aux revendications sociopolitiques internes et à ses responsabilités régionales.
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1NDLR. Du grec ancien adelphikos : fraternel, dont il est le synonyme. Une succession adelphique signifie qu’un frère succède à un frère.
2NDLR. Littéralement « premier parmi les pairs ». L’expression désigne une personne qui préside une assemblée sans avoir de pouvoirs propres, selon un principe d’égalité formelle.