
D’une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l’aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l’invitation de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib raconte son calvaire politique et judiciaire qui dure depuis plus de cinq ans. Son tort ? Il fait partie des voix de la gauche marocaine qui appellent à une véritable réforme du régime monarchique.
Historien franco-marocain de renom, Monjib, 63 ans, a été gracié par le roi en juillet 2024 des poursuites politiquement motivées (notamment « blanchiment d’argent ») dont il a été la cible, ainsi que plusieurs journalistes et militants. Mais cette décision royale n’a pas eu d’effet sur son cas. Sa suspension de l’Université de Rabat, où il enseignait l’histoire politique contemporaine du Maroc, n’a donc pas été annulée et ses biens, y compris sa voiture et son compte bancaire, sont gelés. D’autant que l’affaiblissement de l’état de santé du roi semble avoir renforcé, et élargi, la marge de manœuvre de l’entourage royal sécuritaire, incarné par Fouad Ali El Himma (conseiller et ami d’enfance du monarque), Abdellatif Hammouchi (patron de la police politique) et, dans une moindre mesure, Yassine Mansouri, le chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), l’équivalent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France.
Omar Brouksy.— Que s’est-il passé lorsque vous avez essayé de quitter le Maroc le jeudi 3 avril ?
Maâti Monjib.— Je suis arrivé à l’aéroport de Rabat-Salé vers 11 heures. Au début, j’avoue que j’étais inquiet, car j’ai vu deux « visages familiers ». Je les connais et ils me connaissent depuis quelques années. Pourtant, j’ai eu très vite ma carte d’embarquement. Cela m’a redonné espoir. Mais au moment où je m’orientais vers le box des policiers pour faire tamponner mon passeport, j’ai constaté la présence d’un autre « visage familier ». Mon cœur, affaibli par l’arythmie, a commencé à battre plus fort.
« Vous êtes dans l’ordinateur »
J’ai présenté mon passeport à une policière tirée à quatre épingles, protégée par une vitre épaisse, mais transparente. Elle a vérifié et revérifié mon document. Après l’avoir passé et repassé sur une machine électronique, elle m’a dit : « Rien à faire monsieur. Vous ne pouvez pas passer. Vous êtes interdit de quitter le territoire. » J’ai demandé à voir son supérieur. Un officier en civil est arrivé en quelques secondes. Je lui ai expliqué qu’une interdiction légale de quitter le territoire ne peut pas dépasser un an. Il m’a répondu : « Je sais, mais vous êtes dans l’ordinateur. » J’ai rétorqué « Et alors ? ». Ma question restera sans réponse.
J’ai retrouvé mes amis défenseurs des droits humains au café de l’aéroport. Ils étaient venus à l’aéroport par solidarité. Parmi eux Khadija Ryadi, un véritable soldat des libertés au Maroc et prix des Droits humains des Nations unies en 2013. J’ai annoncé, la voix étranglée par la colère, mon entrée immédiate dans une grève de la faim de trois jours.
O.B.— Pourquoi avez-vous décidé d’entamer une grève de la faim alors que votre santé est fragile ? Vous êtes cardiaque et diabétique…
M.M.— Je suis pacifique de nature et j’ai toujours utilisé des méthodes pacifiques : souffrir pour se faire entendre. J’ai déjà fait jouer tous les outils judiciaires et politiques à ma disposition. Les quelques hommes puissants du royaume — à l’exception du roi — ont été contactés par des amis communs. Rien à faire. Toujours les mêmes remontrances que je peux résumer ainsi : « Monsieur Monjib veut réunir les islamistes et les gauchistes de tout bord pour abattre la monarchie. Il rêve. Mais son rêve est dangereux. C’est un fattan (instigateur de guerre civile). De plus, c’est quasiment le seul Marocain qui fait montre d’irrévérence à l’égard des symboles de la monarchie… » Je reprendrais la grève si l’interdiction est maintenue.
Pour une monarchie constitutionnelle
O.B.— Qu’est-ce que vous leur répondez ?
M.M.— Je commence par leur dernier argument. Je milite pacifiquement, par ma parole et mes écrits, depuis toujours, pour un vrai régime parlementaire qui protège les libertés et droits des citoyens. Dans un tel régime, le roi règne sans gouverner. C’est la seule façon de concilier monarchie et démocratie. Sinon c’est le despotisme, la rente et la corruption qui dominent. Regardez comment, il y a quelques semaines, le chef du gouvernement Aziz Akhannouch est devenu à la fois sujet et metteur en scène d’un scandale grotesque de conflit d’intérêts. Il s’agit de l’affaire de la grande station de dessalement à Casablanca : son holding familial a remporté le marché dans le cadre des partenariats public-privé1 En plus, il subventionnera en tant que chef du gouvernement ce projet, son propre projet, dans le cadre de la charte d’investissement. Vous en rendez-vous compte ? Un chef du gouvernement signe avec lui-même une convention d’investissement stratégique gigantesque tout en s’accordant une subvention de plusieurs milliards, sous le prétexte qu’il ne dirige pas personnellement sa holding. Même dans un film de science-fiction, on ne le croirait pas.
Sans oublier l’autre conflit d’intérêts et soupçons de délit d’initié dans l’affaire du gisement de gaz à Tendrara (région orientale)2. De tels scandales avaient fait l’objet d’une enquête du journaliste indépendant Youssef El Hireche3. Conséquence : il a été condamné l’année dernière à dix-huit mois de prison ferme4.
La corruption est partout au Maroc. Elle touche même les petites classes moyennes. La santé et l’éducation sont profondément touchées. D’où leur état de délabrement avancé. Un bachelier de niveau moyen a des difficultés à écrire une lettre manuscrite correcte de demande de travail. Regardez aussi comment les premiers responsables des institutions de gouvernance sont renvoyés, poussés à la démission ou humiliés quand ils tentent de faire leur travail. Le dernier exemple date du mois de mars : Bachir Rachdi, limogé par le roi de la direction de l’Instance de lutte contre la corruption. Avant lui c’était Driss Guerraoui, un grand économiste et homme honnête, ancien directeur du conseil de la concurrence. Sa faute ? Il avait donné la preuve, documents officiels à l’appui, que les grands distributeurs de carburants, y compris celui qui appartient au holding du chef du gouvernement, organisaient presque au grand jour une entente (illégale) sur les prix à la pompe. Ils voulaient contourner la baisse substantielle des subventions étatiques à ce secteur, décidée sous la pression de la rue, à la suite du « Printemps arabe ». Le gouvernement Akhannouch est en passe de liquider les quelques « acquis » du « Printemps marocain ».
O.B.— Est-ce que vos biens continuent toujours d’être gelés par les autorités marocaines ?
M.M.— Oui, mon compte bancaire est gelé, et je n’ai pas le droit de vendre ma voiture ou mon domicile. Cela dure depuis plus de quatre ans. C’est totalement illégal, et c’est pour cela que la « justice » ne nous fournit aucun document écrit, ni à mes avocats ni à moi, qui attesterait que mes biens sont saisis. Vu l’expérience traumatisante du « Printemps arabe », les juges aux ordres ne veulent pas laisser de traces gênantes. Ces restrictions et mesures de surveillance judiciaire sont des jugements qui doivent être rendus et prononcés et une copie signée doit être remise à la défense si celle-ci le demande. Rien de tout cela n’est respecté dans mon cas. Mes avocats sont même interdits de photocopier mon dossier. Comment voulez-vous qu’ils puissent préparer ma défense ? D’ailleurs, ils n’ont pas besoin de me défendre, me disent des amis pour plaisanter. De fait, depuis 2021, mon procès est au point mort. La dernière convocation à paraître devant le juge d’instruction que j’ai reçue date du 27 janvier 2021.
O.B.— Qu’en est-il de votre situation à l’université ? Est-ce que la grâce royale a modifié quelque chose à votre situation judiciaire ?
M.M.— Je suis toujours suspendu de mon travail comme professeur d’histoire à l’Université Mohammed V de Rabat. Je n’ai pas été réintégré alors que la grâce royale implique le rétablissement de tous mes droits d’enseignant-chercheur. Elle précise explicitement le numéro du dossier judiciaire concerné. De fait, j’ai plusieurs procès en suspens… Cela fait partie de leur stratégie de pression tous azimuts pour fatiguer ceux qu’ils appellent « dissidents » en privé et « délinquants » dans leur presse diffamatoire.
« Une pression maximale sur la société »
O.B.— Comment expliquer cet acharnement contre vous ?
M.M.— Cet acharnement contre moi et contre quelques autres critiques du régime comme Fouad Abdelmoumni, Omar Radi, Soulaiman Raissouni ou la poétesse Saida Alami fait partie de ce que j’appelle « l’économie de répression ». Celle-ci, conçue par la police politique, vise à réaliser deux objectifs difficilement conciliables, mais qui connaît un relatif succès : exercer un contrôle maximal sur la société par le moyen d’une répression quantitativement minimale. Exemple : mettre le moins de personnes possible en prison tout en exerçant une pression maximale sur la société : poursuites judiciaires multiples, pressions sur la famille et l’entourage proche, diffamation (dans mon cas cet outil abject de « gouvernance » à la marocaine s’est traduit parfois par plusieurs centaines d’articles de dénigrement par mois, dans le cas de Radi aussi), licenciement abusif des activistes ou de membres de leur famille…
Pourquoi cette ingéniosité maléfique ? C’est tout simplement pour garder une bonne image du « plus beau pays du monde » à l’extérieur, tout en disséminant un climat délétère de peur, de suspicion, de délation. Une ambiance égoïste du chacun pour soi s’est installée peu à peu. Il est loin le temps où l’on chantait à tue-tête les slogans révolutionnaires du Mouvement du 20 février (2011). Maintenant si tu parles politique dans un bus, les gens se détournent de toi ostensiblement. Résultat, la peur règne partout au Maroc.
Le cas de Boualem Sansal
O.B.— Est-ce que la détérioration de l’état de santé du roi renforce le pouvoir de l’entourage sécuritaire ?
M.M.— Oui tout à fait. Ledit entourage contrôle quasi totalement le circuit de répartition du pouvoir. Il monopolise aussi le contrôle de l’information stratégique.
O.B.— Comment expliquer le fait que Boualem Sansal, cet écrivain franco-algérien connu pour sa grande proximité envers l’extrême droite en France, soit soutenu par toute l’élite politique et médiatique française et pas vous ?
M.M.— La réponse est simple : je suis de gauche, Sansal est à l’extrême droite. Il y a eu durant les dernières années un glissement massif de la société française vers la droite extrême. Et cela explique la différence de traitement des cas Sansal et Monjib. Toutefois, il ne faut jamais mettre un écrivain en prison pour ses écrits ou ses déclarations. Je demande donc la libération de Sansal.
O.B.— Votre cas n’est pas unique. Il reste d’autres détenus politiques au Maroc. Comment expliquer la persistance de ce phénomène ?
Au Maroc on dit « Drablekbirykhafsghir » (tape le grand, les petits auront peur). Voilà pourquoi il y a toujours d’autres personnes emblématiques en prison comme le grand avocat et ancien ministre des droits humains Mohamed Ziane. On peut citer aussi des leaders connus du Hirak du Rif, Nasser Zefzafi, Nabil Ahamjik et Mohamed Jelloul et trois autres détenus depuis huit ans. Les hirakis les moins connus, des centaines, ont été libérés après quelques jours ou quelques mois de détention. C’est finalement assez banal comme stratagème de contrôle : montrer les muscles pour ne pas (trop) les utiliser.
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1NDLR. Le consortium ayant remporté le projet inclut la société Afriquia Gaz, propriété d’Aziz Akhannouch. Le contrat est estimé à environ 6,5 milliards de dirhams (623 millions d’euros).
2NDLR. Une unité de liquéfaction de gaz est construite à Tendrara, dans l’est du Maroc, par la société britannique Sound Energy. Le gaz liquéfié sera ensuite commercialisé par Afriquia Gaz, filiale du groupe marocain Akwa détenu par les familles Akhannouch et Wakrim. Depuis 1995, Aziz Akhannouch et Ali Wakrim sont à la tête de ce holding familial.
3NDLR. Cette enquête a été publiée en mai 2023 par les journalistes Khalid Elberhli et Youssef El Hireche dans le journal marocain arabophone Assahifa.
4NDLR. Youssef El Hireche a été arrêté en mars 2024. Il était accusé d’« atteinte à un agent public », d’« outrage à un corps constitué » et de « diffusion d’informations privées sans consentement » suite à des publications sur les réseaux sociaux. Il a été libéré par grâce royale le 29 juillet 2024.