Lorsque Mary Shelley publie en 1818 Frankenstein ou le Prométhée moderne, c’est bel et bien le docteur Victor Frankenstein qui donne son nom au titre. Deux siècles et quelques dizaines d’adaptations littéraires et cinématographiques plus tard, « Frankenstein » désigne couramment le monstre créé par le docteur éponyme, et non plus celui-ci. Avec les réserves d’usage pour ce type de parallèle, il est possible de considérer que la focalisation légitime sur la montée en puissance du très mal-nommé « État islamique » (en Irak et en Syrie), fait perdre de vue les Frankenstein arabes qui ont favorisé son émergence, ces despotes arabes prêts à tout pour ne pas céder une once de leur pouvoir absolu.
Il convient d’emblée de préciser que, contrairement au monstre inventé par Shelley, le phénomène djihadiste actuel ne saurait en aucun cas être réduit à une pure et simple « fabrication » des dictatures arabes. Mais celles-ci ont joué avec le feu en favorisant son développement pour contrer la contestation populaire apparue à l’hiver 2010-2011 et diffusée dans l’ensemble de la région après la chute de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, puis de Hosni Moubarak le mois suivant.
Peu après le renversement du dictateur égyptien, un vétéran du renseignement américain me confiait ses craintes : « une défaite du mouvement démocratique donnerait une telle impulsion à la subversion djihadiste que le budget du contre-terrorisme devrait être, non pas doublé, mais triplé pour faire face à une menace d’une telle ampleur »1. C’est précisément dans cette situation que se trouve le monde arabe aujourd’hui, avec une Tunisie bien isolée dans le succès de sa transition démocratique. Il faudrait se concentrer sur la logique perverse, mais ô combien dévastatrice qui a conduit des régimes militaires arabes à miser sur le repoussoir djihadiste pour étouffer la protestation des populations soumises à leur joug.
La thèse que je défends dans From Deep State to Islamic State2 souligne la responsabilité directe des dictatures arabes dans l’émergence et la consolidation de leur nemesis djihadiste. Il s’agit d’expliquer le paradoxe apparent du gonflement parallèle dans le monde arabe des appareils « anti-terroristes » d’une part, et de la menace « terroriste » qu’ils sont censés combattre, d’autre part. En fait, ces deux types de forces, effectivement engagées dans un bras de fer sanglant, se retrouvent volontiers pour écraser un ennemi commun, la contestation démocratique et populaire.
Un même refus de la souveraineté du peuple
En vue de nourrir la démonstration, deux concepts (perfectibles) peuvent être avancés. Ce sont les concepts de « Mamelouks modernes » pour caractériser les dictatures militaires aujourd’hui sur la sellette et de « mafias sécuritaires », pour décrire l’insertion des appareils « anti-terroristes » dans une mobilisation mondialisée contre une « terreur » au fond insaisissable, et donc invincible.
Trois cycles chronologiques permettent de mettre la crise actuelle en perspective :
➞ le cycle long de plus de deux siècles de la Nahda, la « Renaissance » arabe, ouvert en 1798 par l’expédition de Bonaparte en Égypte ;
➞ le cycle d’un demi-siècle des indépendances arabes, de 1922 à 1971, aboutissant à la souveraineté formelle d’États-nations modernes ;
➞ le cycle de vingt ans de détournement de ces indépendances, de 1949 à 1969, par des cliques militaires qui évincent les élites nationalistes.
La crise qui secoue le monde arabe est, dans ce cadre interprétatif, une crise de type révolutionnaire, générée par le refus de la moindre réforme par les régimes qui ont accaparé par la force le fruit des combats pour l’indépendance anticoloniale. Il s’agit donc de la prolongation tragique de cette lutte des peuples pour leur autodétermination. Dictateurs et djihadistes partagent en effet le même refus féroce de la souveraineté du peuple comme source de légitimité politique. Ce refus de la souveraineté populaire paraît d’ailleurs un critère bien plus éclairant pour comprendre les convulsions en cours que les dichotomies usées jusqu’à la corde entre « laïcs » et « fondamentalistes » (sans même invoquer le paradigme sunnites/chiites).
Dans la catégorie des Mamelouks modernes, on peut ranger les régimes militaires d’Algérie, d’Égypte, de la Syrie et du Yémen. Dans les trois premiers cas, une séquence de coups d’État et d’intrigues sanglantes a, selon un processus darwinien, sélectionné les plus implacables des despotes. S’agissant d’Ali Abdallah Saleh, c’est l’unification du Yémen autour de son pouvoir sans partage en 1990, douze ans après son installation à la tête du Nord Yémen, qui fonde sa déclinaison locale des « Mamelouks ».
Comme les Mamelouks d’Égypte et de Syrie de 1260 à 15163, les Mamelouks modernes se sont constitués en castes coupées du reste de la population, dont ils accaparent les ressources au nom de la défense supposée des intérêts nationaux, en fait identifiés à ceux de la clique régnante. Comme alors, la tension est permanente entre la tentation dynastique du premier des Mamelouks et le refus d’une telle option par ses compagnons d’armes. Ainsi, le renversement de Moubarak par le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), en février 2011, participe de ce refus de la « République héréditaire », ou jamlaka, dont la Syrie des Assad reste à ce jour le seul exemple.
Le parallèle le plus éclairant entre Mamelouks « classiques » et « modernes » réside dans le détournement de légitimité au profit de leur pouvoir absolu. Baybars4 et ses successeurs se réclamaient du calife abbasside, rescapé de l’invasion mongole, mais ce calife au nom de qui la prière du vendredi était prononcée n’avait aucune autorité réelle. Les Mamelouks modernes feignent de consulter régulièrement un peuple dont la souveraineté est même inscrite dans la Constitution, mais ces plébiscites au taux de participation discutable et aux résultats surréalistes ne visent qu’à renouveler sur un mode rituel l’asservissement supposé volontaire du peuple au despote. Le parallèle entre « l’élection » présidentielle d’Abdel Fattah Al-Sissi en mai 2014 avec officiellement 97 % des voix et celle de Bachar Al-Assad le mois suivant, avec 89 %, est à cet égard sinistre.
Des nuances dans la comparaison
Il faut établir une distinction claire entre ces Mamelouks modernes, organisateurs de plébiscites réguliers, et les tendances totalitaires à l’œuvre dans la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi, indéfectiblement hostile à toute forme d’élection, et l’Irak de Saddam Hussein, qui n’eut recours à des scrutins unanimistes (près de 100 % de votes supposés positifs) qu’en 1995 et 2002, soit deux décennies après sa prise du pouvoir, et avant tout en un geste de défi à l’encontre de l’ONU qui avait placé son pays sous sanction.
Quant aux mafias sécuritaires, non contentes de livrer contre leur propre population la « guerre » qu’elles sont bien incapables de mener contre l’ennemi étranger, elles se nourrissent de la menace terroriste qu’elles prétendent combattre. Ce phénomène s’est naturellement amplifié avec le lancement par l’administration de George W. Bush de la « guerre globale contre la terreur », véritable aubaine stratégique pour les Mamelouks modernes : les militaires algériens y gagnent leur réhabilitation dans le jeu international, Moubarak insère l’Égypte dans la toile des black holes des centres clandestins de torture de « terroristes », tandis qu’Assad junior joue avec brio sur les deux tableaux du soutien à l’insurrection djihadiste en Irak d’une part, et de la coopération sécuritaire avec les États-Unis contre les mêmes djihadistes d’autre part (Abou Moussab Al-Souri, capturé par la CIA au Pakistan en 2005, est ainsi livré secrètement à Damas pour éviter son incarcération fatalement problématique à Guantanamo).
C’est cependant le Yémen d’Ali Abdallah Saleh qui surpasse en perversité le double jeu des autres mafias sécuritaires. C’est, en dérivé du « syndrome de Frankenstein », le « syndrome du Wadi al-Masila ». Ce site du Hadramaout, exploité par la compagnie canadienne Canoxy depuis 1994, est en effet « protégé » alors par un des oncles du président. Mais cette coûteuse protection, imposée par l’exclusion des tribus locales, n’a fait qu’aggraver l’insécurité ambiante5.
Durant la décennie suivante, l’association du régime Saleh à la « guerre globale contre la terreur » a vu à la fois la montée en puissance d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et la constitution de gardes prétoriennes, dirigées par le fils et le neveu du chef de l’État, vouées prioritairement à la défense du despote — alors même que les transferts depuis les États-Unis en armements, savoir-faire et financement étaient censés consolider des unités « antiterroristes ». C’est un tel paradoxe apparent d’expansion de la menace djihadiste, sur fond de contre-révolution « antiterroriste », que vit le monde arabe globalement aujourd’hui.
La matrice algérienne et l’horreur annoncée
La « décennie noire » des années 1990 en Algérie annonce à bien des égards l’horreur dans laquelle s’enfonce aujourd’hui le monde arabe, horreur qui n’a rien d’une fatalité, mais est le résultat d’une politique assumée et inflexible des Mamelouks modernes. Les « décideurs », ainsi que l’on désigne en Algérie le cercle opaque du pouvoir militaire, déposent en janvier 1992 le président Chadli Bendjedid, coupable à leurs yeux d’être prêt à cohabiter avec une majorité islamiste au Parlement, et donc au gouvernement.
Ce putsch, comparable à bien des égards au renversement de Hosni Moubarak par le CSFA en 2011, suspend le processus électoral, alors même que le Front islamique du salut (FIS) avait remporté largement le premier tour des législatives. Il ouvre une guerre civile d’une violence inouïe, où le FIS, jugé trop légaliste, est vite supplanté par les commandos djihadistes du Groupe islamique armé (GIA). Malgré 150 000 morts (de source officielle) et des milliers de disparus, les « décideurs » algériens ne sont jamais parvenus à « éradiquer » la menace djihadiste. Mais ils ont bel et bien enterré la possibilité d’un islamisme intégré plus ou moins harmonieusement dans le jeu politique.
C’est exactement la ligne suivie par le général Abdel Fattah Al-Sissi à la suite de son coup d’État de juillet 2013 contre Mohamed Morsi, le premier président démocratiquement élu de l’histoire de l’Égypte. Plus d’un millier de membres des Frères musulmans sont tués dans l’écrasement des rassemblements de soutien au président déchu en août 2013. Mais ce bain de sang, sans précédent au Caire depuis l’expédition française de 1798-1801, loin de ramener la sécurité dans le pays, entraîne l’Égypte dans une escalade de violence djihadiste.
On voit bien que les Mamelouks algériens en 1992 et leurs homologues égyptiens en 2013 ont, au nom de la lutte contre le « terrorisme », contribué très directement à alimenter le dit terrorisme, et ce en réprimant sauvagement le parti islamiste dominant dans le pays. Le « terrorisme résiduel » auquel l’Algérie a fini par s’accoutumer n’a pas tardé à déborder des frontières de ce pays, nourrissant l’instabilité dans la Tunisie voisine (notamment dans le djebel Chaambi), avant de plonger le nord du Mali dans l’horreur djihadiste.
Dans un ordre d’idées comparable, l’incapacité du demi-million de militaires égyptiens à réduire le millier d’insurgés djihadistes du Nord-Sinaï a conduit leur principale formation, Ansar Beit al-Maqdis (ABM), à se rallier au « califat » proclamé par Abou Bakr Al-Baghdadi et à devenir la « province du Sinaï » de l’organisation de l’État islamique (OEI). Les liens développés par ABM avec les cellules djihadistes de la bande de Gaza pourraient entraîner l’intervention d’Israël pour suppléer la défaillance de l’armée égyptienne, dans une fuite en avant dont aucune partie n’a encore mesuré les conséquences (d’ores et déjà, les militaires égyptiens dépendent très largement du renseignement israélien pour leurs frappes anti-djihadistes dans le Sinaï).
Férocité de caste
On voit donc que l’impératif « antiterroriste » des régimes militaires s’accompagne de l’aggravation de la menace djihadiste, mais aussi de la déstabilisation de leur environnement régional. Ce phénomène est encore plus flagrant en Syrie et au Yémen : Bachar Al-Assad ayant martelé dès mars 2011 que son pays était la cible d’une campagne « terroriste », alors même que les manifestations demeuraient strictement pacifiques, il libère massivement des détenus djihadistes et incarcère tout aussi massivement les opposants non violents. Quant à Saleh, contraint en février 2012 de céder le pouvoir au vice-président Hadi, il va jouer durant les mois suivants de ses troubles relations avec AQPA pour tenter de déstabiliser la transition démocratique, avec des garnisons décimées dans le sud et des attentats au cœur du dispositif sécuritaire de la capitale.
Il aura fallu la prise de Palmyre par l’OEI en mai 2015 pour que les djihadistes s’emparent enfin d’une ville tenue par le régime Assad, alors que tous les territoires conquis auparavant en Syrie l’ont été contre la coalition révolutionnaire. Le despote syrien avait pour sa part lancé en janvier 2014 une campagne dévastatrice de bombardements aux « barils », des containers de TNT bourrés de grenaille, contre les quartiers insurgés d’Alep… après que l’OEI a été expulsé de cette zone par les forces révolutionnaires. De manière générale, moins de 10 % des frappes menées par l’OEI en 2014 l’ont été contre le régime Assad, la réciproque étant également avérée, tant Assad et Baghdadi s’entendent volontiers pour s’acharner sur leur ennemi commun : la révolution syrienne.
La Tunisie, malgré les failles humaines de son expérience post-dictatoriale, apparaît finalement mieux armée, non pas en termes militaires, mais du point de vue de sa légitimité démocratique, pour faire face à la menace djihadiste. L’attentat qui a fait 22 morts au musée tunisois du Bardo en mars 2015 a suscité une spectaculaire mobilisation populaire, le plus sûr rempart contre la subversion djihadiste. On imagine ce qu’un tel défi sécuritaire au cœur de la capitale aurait pu déchaîner dans l’Égypte de l’ex-maréchal Sissi.
Il convient ainsi de cesser d’opposer terrorisme et contre-terrorisme, sous peine de ne rien comprendre à la descente aux enfers qu’infligent les Mamelouks modernes à leurs propres sociétés. À la lumière de la « décennie noire » algérienne, il n’y a rien dans cela de bien nouveau. En revanche, la férocité de régimes prêts à sacrifier leur population pour assurer leur propre survie de caste a trouvé dans la barbarie de l’OEI un équivalent dans l’horreur qui ne pourra pas rester indéfiniment contenu dans le monde arabe.
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1Jean-Pierre Filiu, The Arab revolution, ten lessons from the democratic uprising, Hurst, 2011 ; p. 118.
2Jean-Pierre Filiu, From Deep state to Islamic state, the Arab counter-revolution and its jihadi legacy, Hurst, 2015.
3NDLR. Lire par exemple l’article sur le sultanat mamelouk sur le site Les clés du Moyen-Orient.
4NDLR. Baybars ou Baïbars : Sultan mamelouk bahrite d’Égypte qui régna de 1260 à 1277.
5Stephen Day, Regionalism and rebellion in Yemen, a troubled national union, Cambridge University Press, 2012 ; p. 148.