Manœuvres militaires autour de l’Irak et de la Syrie

Vers la fin de l’organisation de l’État islamique ? · Alors que se prépare la bataille pour Mossoul, après la chute de Fallouja et de Ramadi, les avancées du Parti de l’union démocratique (PYD) côté syrien ainsi que de l’armée syrienne et de ses alliés dans la bataille d’Alep semblent sonner le glas pour l’organisation de l’État islamique (OEI). L’éradiquer ne sera cependant possible qu’au plan territorial, car l’option militaire ne peut avoir d’autre résultat. Dans ces conditions, un nouvel avatar de l’OEI pourrait bien ressurgir.

Reprise de Fallouja par l’armée irakienne et les milices chiites.

Les préparatifs pour la bataille de Mossoul, deuxième ville d’Irak conquise par l’organisation de l’État islamique (OEI), après d’autres revers symboliques pour l’organisation (Fallouja, Ramadi), et des avancées, côté syrien, de Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) soutenus par les États-Unis (Manbij, août 2016) semblent annoncer la possibilité d’annihiler territorialement l’OEI. Le conflit syrien a de plus évolué au cours de l’été 2016, avec des reculs puis des avancées de l’armée syrienne et de ses alliés dans la bataille d’Alep, et l’échec de la très difficile mise en place d’un mécanisme russo-américain de gestion de trêve conçu pour distinguer les « bons » rebelles qui en bénéficieraient des « mauvais » (au moins l’OEI et la branche historique d’Al-Qaida, Jabhat Al-Nosra) qui seraient ciblés.

Y a-t-il là les prémisses d’avancées décisives ? L’OEI combine la dimension transnationale du djihadisme international, attrait pour des milliers de djihadistes étrangers et, comme tout groupe très structuré de guérilla, des capacités de gouvernance territoriale (utilisant diverses méthodes, de la terreur à la taxation et la redistribution) dans un soi-disant « État islamique » ou califat. La dimension transnationale a été en partie réduite, du fait des assassinats ciblés de hauts cadres du mouvement par la coalition réunie par les États-Unis et du tarissement des flux de combattants étrangers vers Raqqa. Il fait suite à l’action plus ferme d’une Turquie moins ambivalente depuis un an environ, et clairement depuis l’attentat d’Istanbul de juin 2016. L’idéologie transnationale de l’OEI reste néanmoins prégnante et dangereuse, susceptible d’activer des cellules infiltrées, dormantes ou filialisées par exemple en Europe, même si l’élimination de la deuxième dimension (territoriale) diminue l’effet d’attraction du « califat » autoproclamé.

La destruction de l’assise territoriale de l’organisation semble donc à portée de main fin 2016. Reste à bien comprendre toute la complexité des enjeux sur les terrains où se déploie l’OEI en jouant stratégiquement de ses deux ancrages territoriaux, en Irak et en Syrie. En effet, l’OEI perdure et même prospère sur deux échecs :
— d’une part, la décomposition confessionnelle de l’État irakien après l’invasion de 2003 et plus encore à partir de 2007-2008, quand les Américains ont cherché à tout prix une voie de sortie (exit strategy) pour le retrait des troupes ;
— d’autre part, la transformation de la révolte civique syrienne en un massacre généralisé à partir de 2012-2013 par la militarisation du conflit et les influences régionales.

Le champ de bataille irakien

En Irak, les conseillers américains — désormais 4 400 hommes au sud de Mossoul (sans compter les contractants privés) — sont optimistes pour le lancement de la bataille finale de reconquête des territoires perdus par l’armée irakienne, avec l’aide de la coalition mise en place par les États-Unis. L’évaluation des opérations nécessaires a cependant suscité des controverses et une enquête du Congrès à propos de la manipulation du renseignement sur l’efficacité des opérations contre l’OEI par le United States Central Command (Centcom)1.

L’armée régulière irakienne a été affaiblie par les multiples soubresauts qu’elle a subis. Dissoute par l’occupation américaine en 20032, elle a d’abord été remplacée par un petit appareil militaire — dont la fameuse division de lutte antiterroriste aujourd’hui à la pointe du combat contre l’OEI — puis reconstituée en accéléré (2007-2009), mais seulement sur le papier pour permettre le retrait américain (2010-2011). Elle est pénétrée depuis lors par des logiques confessionnelles (montée des chiites et influence des Kurdes), une tendance accélérée par le premier ministre Nouri Al-Maliki qui a développé ses propres réseaux clientélistes parmi les commandants d’unité. Elle s’est effondrée avec armes et bagages devant quelques centaines de djihadistes à Mossoul en juillet 2014, malgré un budget considérable (avec des accusations de corruption)3.

La faible armée irakienne est soutenue dans son offensive contre l’OEI par une multitude de milices chiites (voire chrétiennes) plus ou moins regroupées en « mobilisation populaire » (al-hachd al-cha’abi) que le principal dignitaire chiite irakien, l’ayatollah Ali Sistani nomme « volontaires ». Ce qui pose la question de savoir qui va contrôler les territoires reconquis sur l’OEI, car les acteurs confessionnels chiites vont se déployer sur un territoire majoritairement sunnite. Le même problème se pose pour les partis kurdes regroupés au sein du gouvernement régional, qui ont profité de la lutte contre l’OEI pour saisir des territoires disputés.

Or, une milice se bat pour un territoire qu’elle place en général sous sa coupe, à la différence d’une armée adossée (théoriquement) à un État. Se pose donc la lancinante question de la réforme de l’État irakien pour faire renaître à Bagdad une communauté nationale et en finir avec une politique confessionnelle dissimulée sous un « majoritarisme » (60 % de chiites) qui a aliéné les élites sunnites. La réforme de l’État menée par le premier ministre Haïdar Al-Abadi qui a succédé au controversé Al-Maliki semble aller beaucoup moins vite que les prospectives de bataille de Mossoul.

Plus complexe encore et plus structurel, l’écrasement de l’OEI verrait aussi le renforcement de l’influence iranienne sur le système irakien avec l’aide de facto de la coalition dirigée par les États-Unis. Or si l’accord de juillet 2015 a écarté les perspectives de guerre entre les États-Unis et l’Iran à propos du nucléaire iranien, il n’a nullement abordé le problème de l’influence régionale croissante de l’Iran, non seulement en Irak, mais aussi en Syrie, au Yémen, dans le Golfe (où les incidents maritimes se multiplient avec les États-Unis), sur les communautés chiites et autour du pèlerinage chiite dans la ville sainte de Kerbala. L’écrasement de l’OEI à Mossoul serait une grande victoire pour le pouvoir iranien (forces Al-Qods des pasdarans, etc.) fortement investi dans le système irakien, et en particulier dans la formation des milices chiites.

Russes et Turcs dans le bourbier syrien

Les contradictions vont surgir encore plus fortement en ce qui concerne la deuxième source d’ancrage territorial de l’OEI : l’enlisement de la crise syrienne dans un massacre généralisé dont les combattants ne voient pas d’issue et qui constitue un terreau de recrutement et d’implantation pour le groupe.

Ne risque-t-on pas de passer sous silence les crimes du régime Assad pour se concentrer sur l’OEI ? La politique Obama de non-intervention assumée a parié sur l’effritement du régime et n’a pas bougé de cette ligne4. Washington a défini comme objectif à partir de mi-2014 la lutte contre l’OEI en rejetant l’appel russe à une « alliance antiterroriste » commune. Pourtant ses cartes propres sont faibles. Depuis 2014-2015, après l’échec de la formation de groupes rebelles sélectionnés, la politique américaine s’appuyait sur des Kurdes du PYD (Kobané, septembre 2014-janvier 2015) qui dominent maintenant les « Forces démocratiques syriennes » après leur avoir adjoint quelques groupes rebelles arabes. Les Kurdes luttent contre l’OEI, mais aussi pour la cause kurde et au sein de celle-ci pour le PYD — quitte à faire preuve d’ambiguïté complice avec le régime Assad dans d’autres zones.

Les perspectives ont radicalement changé avec l’internationalisation accrue due au surinvestissement russe, direct entre septembre 2015 et mars 2016, renouvelé depuis (dans les formes plus que dans les moyens pour les Syriens qui subissent les tapis de bombes). L’effritement progressif du régime Assad — malgré ses capacités militaires asymétriques, en particulier aériennes — par manque et épuisement des combattants, manifesté par les reconquêtes puis les reculs territoriaux (entre 2013 et 2015), sera désormais bloqué par l’investissement russe aérien et terrestre en coordination avec celui, terrestre, des Iraniens et de diverses milices chiites recrutées par ceux-ci. Telle est la nouvelle règle du jeu syrien posée par la Russie depuis les supposées réunions de coordination entre Qassem Soleimani, le chef de la force Al-Qods et de hauts responsables russes à Moscou en juillet-août 2015. La Russie est en convergence avec l’Iran qui défend son influence régionale (Hezbollah) et a surinvesti en Syrie en hommes et en argent5.

Moscou est à la manœuvre depuis la conférence de Vienne de novembre 2015, autour de multiples objectifs, pour éviter un scénario d’intervention occidentale à la libyenne (2011), mais aussi dans des enjeux de préséance internationale. Et soutient le régime Assad, tout en tentant de ménager des points de convergence avec Washington qui ont permis, pour la première fois, une résolution du Conseil de sécurité détaillant une sortie de crise et la mise en place de mécanismes russo-américains de gestion de trêve. Quitte, du point de vue russe, à amplifier le massacre par un déluge de bombardements comme à Alep fin septembre 2016 si les Américains ne jouent pas le jeu. Certainement une façon de proposer à nouveau à Washington la gestion commune du dossier et la coordination des frappes contre les groupes « terroristes ». Il y a là un jeu russe pour forcer à la convergence avec les États-Unis dont certains diplomates américains ont dénoncé le cynisme dans la presse. Cette solution poussée par les Russes avant l’élection présidentielle de novembre aux États-Unis qui pourrait modifier la donne au vu des personnalités des deux candidats, Donald Trump et Hillary Clinton.

Un autre acteur fondamental a commencé à modifier sa position : la Turquie en pleine crise après le coup d’État de juillet 2016 s’est rapprochée de Moscou. Une rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan a eu lieu en août 2016, même si les deux dirigeants ne sont pas d’accord sur le sort de Bachar Al-Assad, et des rumeurs de contacts avec le régime Assad courent6. L’entrée des troupes turques (en collaboration avec divers groupes armés syriens) en Syrie autour de Jarablus se fait contre l’OEI, mais aussi — surtout — comme gage pris pour empêcher une continuité kurde, un Kurdistan occidental (Rojava) dominé par le PYD. Cette opération s’est certainement déroulée en accord avec la Russie et les Américains, créant une zone de sécurité au nord de la Syrie que les Turcs réclamaient en vain depuis 2011.

Les Turcs poursuivront-ils en direction de Raqqa ou inciteront-ils des groupes de rebelles à quitter le front d’Alep pour celui de l’attaque contre Raqqa avec la bénédiction américaine ? C’est une autre façon de « sélectionner » des groupes et de les détacher de Jabhat al-Nosra (renommé depuis Jabhat Fath al-Sham), et une solution qui irait dans le sens du « tri » envisagé par les mécanismes de trêve russo-américains. L’Arabie saoudite, pour sa part, ressent une mise à l’écart et soutient l’opposition syrienne réunie à Londres en septembre 2016.

Un avatar de l’OEI

Cela veut-il dire à moyen terme que l’écrasement de l’OEI se fera en laissant survivre le régime Assad qui bénéficie pour le moment de la protection russe ? Sous ce couvert, Bachar Al-Assad a relancé au cours de l’été 2016 la bataille symbolique d’Alep — en s’épuisant aussi à la tâche comme le montrent les flux et reflux des fronts et des encerclements au cours de l’été 2016. Et il parfait des sièges dans les banlieues de Damas en utilisant cyniquement les trêves et l’aide humanitaire de l’ONU. La lutte contre l’OEI en Syrie aurait donc cette forme, bien loin des aspirations à la liberté largement partagées par les Syriens, indépendamment de leurs divisions.

Est-il possible de détruire l’assise territoriale de l’OEI ? Oui, cependant la complexité des enjeux soulève bien des questions auxquelles il va falloir répondre, au risque de produire des effets contraires non désirés. Éradiquer l’OEI semble à portée de main en Syrie et en Irak, mais ce sera uniquement au plan territorial : l’outil militaire ne peut avoir d’autre résultat. À quel prix ? Les dilemmes soulevés plus haut se situent à différents niveaux : moral, international, régional, local. Un coût trop élevé provoquera des frustrations parmi certains acteurs locaux qui refonderont un avatar de l’OEI... comme en Irak depuis 2003.

1Mark Mazzetti et Matt Apuzzo, « Inquiry weights whether ISIS analysis was distorted », The New York Times, 25 août 2016.

4Jeffrey Goldberg, « The Obama Doctrine », The Atlantic, avril 2016

5Voir entre autres, Understanding Iran’s Role in the Syrian Conflict, Londres, Royal United Services Institute for Defence and Security Studies, août 2016.

6Muhammad Balout, « Putin Gathers Asad and Erdogan ? », Al-Safir, 2 septembre 2016.

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