Il devait passer comme une lettre à la poste. Le 2 avril 2019, dans les couloirs feutrés du Parlement marocain, le projet de loi-cadre consacrant le retour du français pour l’enseignement des matières scientifiques au collège et au lycée devait être validé dans une ambiance d’unanimité joyeuse à la commission parlementaire de l’éducation. Mais contre toute attente, une poignée de députés, des islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD, au gouvernement) demandent poliment que la séance soit reportée de quelques jours « pour permettre une bonne analyse du projet ». C’est le début d’un blocage qui ne dit pas son nom, et qui dure encore.
Ce projet avancé par le roi et son entourage a pourtant été élaboré au cœur du Palais par le très officiel Conseil supérieur de l’enseignement. Que s’est-il passé pour que les députés islamistes opèrent une telle volte-face et décident de reporter sine die l’adoption d’un projet royal porté par un gouvernement dont ils font partie ?
Crise linguistique, crise politique
Pour répondre à cette question, il faut revenir au 1er avril 2019, la veille de la réunion de la commission parlementaire. Vêtu d’une djellaba grise, un bonnet noir sur la tête, l’ancien chef du gouvernement Abdelilah Benkirane écarté de manière humiliante par le roi en avril 2017 a la voix chevrotante, la mine défaite. Dans une vidéo publiée sur sa page Facebook, il fustige le projet-cadre, appelle les députés de son parti à ne pas l’adopter et invite « son frère » Saad Eddine Al-Othmani, l’actuel chef islamiste du gouvernement, à « assumer sa responsabilité devant Dieu et devant l’histoire » en rejetant ce texte.
Je jure devant Dieu que si j’étais encore chef du gouvernement, ce projet ne passerait pas. Il n’est pas normal qu’on abandonne, du jour au lendemain, notre langue officielle, l’arabe, la langue de tout notre enseignement, et qu’on retourne à la langue du colonisateur. Derrière ce retour il y a un lobby colonialiste […]. Je m’adresse donc aux élus de mon parti : les grandes nations qui ont une grande civilisation enseignent avec leur propre langue. Laissez les autres partis, s’ils veulent, voter pour ce projet de loi-cadre. Si ces partis n’ont aucun lien avec l’identité, vous, députés du PJD, n’avez pas le droit de voter pour ce projet. Voter pour ce texte serait une trahison envers nos principes fondamentaux, et un coup mortel pour le PJD. Il s’agit d’une responsabilité historique devant Dieu et je m’adresse particulièrement mon frère Saad Eddine Al-Othmani. Je lui dis : si l’Istiqlal a opté pour l’honneur depuis plus de trente ans en arabisant l’enseignement, n’opte pas pour le déshonneur en le francisant. Et tant pis si tu quittes le poste de chef du gouvernement. Bon débarras. Tu ne seras pas le premier chef du gouvernement à tomber […]. Et je vais te dire encore une chose : si tu quittes le gouvernement aujourd’hui, tu sortiras la tête haute. Et si tu restes, tu ne pourras plus jamais lever ta tête devant les Marocains.
Les observateurs sont unanimes : cette intervention de Benkirane a été sans doute à l’origine de la marche arrière des députés islamistes, au grand dam de Saad Eddine Al-Othmani, un chef du gouvernement faible et soumis au Palais et à l’entourage royal. Sur fond de polémique, ce qui ressemble à une crise linguistique aux relents politiques et religieux prend forme, et elle n’est pas près de se résoudre. Soixante-trois ans après son indépendance, le Maroc ne sait pas encore dans quelle langue son enseignement public doit être dispensé.
Tout a commencé dans le milieu des années 1970, lorsque Hassan II (1929-1999), le père de l’actuel roi, donna son accord de principe au projet d’arabisation défendu par deux grands partis de l’époque : l’Istiqlal et l’Union socialiste des forces populaires (USFP). Ce « projet » ne reposait sur aucune vision, aucun programme. Il était surtout mis en avant pour répondre à des considérations politiques et idéologiques. Politiques d’abord, parce que la monarchie, fragilisée par deux tentatives de coups d’État (1971 et 1972) qui avaient failli mettre un terme à son existence avait besoin d’un large consensus autour d’elle. Considérations idéologiques, ensuite, car le contexte régional de l’époque baignait dans la « fièvre du panarabisme » qui sévissait dans le monde arabo-musulman après les indépendances.
Une éducation pour l’élite
Mais pendant que des générations entières de jeunes Marocains « s’arabisaient » sur les bancs des écoles publiques du royaume, les leaders de l’Istiqlal et de l’USFP scolarisaient leurs rejetons à la mission française et dans les universités européennes et américaines. À commencer par les descendants d’Allal El-Fassi (1910-1975), le fondateur et gourou du parti nationaliste de l’Istiqlal. Actuel conseiller du roi Mohamed VI après avoir été longtemps son ministre des affaires étrangères, Taïeb Fassi-Fihri, petit-neveu d’Allal El-Fassi a eu son bac au lycée (français) Descartes de Rabat avant d’aller à Paris où il a obtenu un diplôme en économie de l’université Panthéon-Sorbonne. Idem pour son frère Ali, ancien PDG de l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE). Son épouse,Yasmina Baddou, ancienne ministre de la santé, avait fait pour sa part toutes ses études secondaires en France, et y avait même passé le baccalauréat.
Karim Ghellab, ancien ministre de l’équipement et des transports et ancien président du Parlement, est le fils d’Abdelhadi Ghellab, l’un des leaders de l’Istiqlal. Après avoir décroché son bac au lycée (français) Lyautey de Casablanca, il s’est envolé lui aussi pour Paris où il a obtenu un diplôme d’ingénieur à l’École des mines. Adil Douiri, autre ingénieur et rejeton d’un des défenseurs istiqlaliens les plus coriaces de l’arabisation a été envoyé en France dès son adolescence. Après des études au lycée Saint-Louis à Paris, il est sorti diplômé de l’École des ponts et chaussées. Il est revenu au Maroc (après un bref passage à la banque Paribas) en 2007 où il a été nommé ministre du tourisme par Mohamed VI. Dernier exemple — mais on pourrait en ajouter bien d’autres —, Ali Bouabid, fils d’Abderrahim Bouabid, ancien de l’Istiqlal et fondateur en 1975 de l’USFP. Ali est lui aussi un « ancien de Descartes », le lycée français de Rabat. Après son bac, il a poursuivi ses études à Paris avant de rentrer au Maroc ; il dirige aujourd’hui une fondation du nom du papa, décédé en 1993.
Et les enfants d’Hassan II ? Ont-ils été, à l’instar des « fils du peuple », intégrés au processus d’arabisation ? Pas du tout. L’actuel roi et son frère, le prince Rachid, ont eu des gouvernantes françaises et ont effectué toutes leurs études en français (au collège royal puis à la faculté de droit de Rabat.) Le premier a soutenu son doctorat à l’université Sophia-Antipolis (Nice), le second à Bordeaux. Le frère d’Hassan II, le prince Abdalllah (1935-1983), père du prince Hicham, avait quant à lui scolarisé son fils à l’école américaine de Rabat, puis, plus tard, à Princeton, aux États-Unis.
Quarante ans pour rien
Il n’aura fallu que seize ans au roi Mohamed VI, après son accession au trône en 1999, pour réaliser et reconnaitre enfin l’échec du projet d’arabisation mis en place par Hassan II avec la complicité de l’Istiqlal et de l’USFP : « La réforme de l’enseignement, dit-il, doit se départir de tout égoïsme et de tout calcul politique qui hypothèquent l’avenir des générations montantes sous prétexte de protéger l’identité » (Discours du Trône du 30 juillet 2015). Dans la foulée, il annonce sa décision de « refranciser » l’enseignement des matières scientifiques. Après quarante ans d’arabisation, retour à la case départ.
« Ce retour aurait dû se faire depuis longtemps », s’insurge l’intellectuel et militant politique Ahmad Assid. Nous avons perdu trente ans à cause de petits calculs idéologiques. Avant d’arabiser, l’État marocain aurait dû d’abord réformer la langue arabe dont le lexique et les structures n’ont pas varié depuis la période préislamique. » Pour la plupart des enseignants, le projet a échoué parce que la volonté politique faisait défaut. L’arabisation n’a même pas été généralisée à tout l’enseignement public : alors qu’elle a été imposée aux écoles, aux collèges et aux lycées, dans les universités les cours continuent jusqu’à aujourd’hui à être donnés en français. Conséquence, une formation académique approximative et morcelée, en total déphasage avec le marché du travail.
À partir des années 1990, des milliers de familles marocaines commencent à inscrire leurs enfants soit dans les missions étrangères pour les plus fortunées, soit, pour les moins favorisées, dans les écoles privées qui continuent de pousser comme des champignons. Le reste du « peuple », c’est-à-dire 85 % des Marocains, est contraint de confier ses enfants à l’école publique.
L’engouement pour les écoles étrangères, notamment françaises, a atteint un degré tel que l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE, liée au ministère des affaires étrangères français) accorde des homologations à des établissements privés marocains qui dispensent les programmes français.
L’enseignement public est à l’image du pays : inégalitaire, à deux vitesses, injuste, et se déploie au détriment de la qualité. Dans un rapport accablant datant de 2015 consacré à l’enseignement public au Maroc, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU a tiré la sonnette d’alarme en pointant ouvertement « les discriminations dans l’éducation générées par la privatisation à outrance de l’enseignement au Maroc ».
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