Omar Brouksy. — Comment l’idée d’un livre sur Hassan II a-t-elle germé ?
Gilles Perrault. — Cela a commencé avec des informations qui n’étaient pas très rassurantes sur le Maroc. Un jour je reçois une lettre d’un lecteur. C’était un garçon qui venait de lire L’Orchestre rouge (Fayard, 1987) et il me posait des questions sur ce livre, qui raconte l’histoire d’un groupe d’espionnage pendant la seconde guerre mondiale. Je lui réponds. Quinze jours plus tard, il m’écrit une longue lettre en me posant des questions précises. Je lui réponds. Je réponds toujours. Et puis un mois après, je reçois à nouveau une lettre de lui. Là je commence à être non pas fatigué — il était visiblement intéressé et intéressant —, mais je me disais qu’il devait être un militaire s’ennuyant dans sa caserne. À l’époque, bien sûr, il n’y avait pas d’emails. Il datait évidemment ses lettres, comme tout le monde, et il précisait : « PC de Kénitra ». Un jour je lui écris en lui demandant ce qu’il faisait au poste de commandement de Kénitra. Il me répond : « Mais non, PC de Kénitra signifie Prison centrale de Kénitra. J’y suis pour vingt ans pour cause de distribution de tracts ». Ce jeune s’appelait (s’appelle toujours) Jaouad Mdidech.
Alors quand vous êtes ici, en Normandie, dans la quiétude du village de Sainte-Marie-du-Mont et que vous apprenez qu’un jeune homme a été condamné à dix ans de taule pour distribution de tracts, vous vous posez des questions. Mes grands fils étaient gauchistes à l’époque. Ils distribuaient beaucoup de tracts, prenaient des coups de matraque, mais ne faisaient pas de prison. Donc voilà, là ça m’a vraiment perturbé. Je me suis dit : « il faut faire quelque chose ». Je me suis senti réquisitionné. Ce garçon, avec qui j’ai gardé des liens amicaux, faisait partie des camarades d’Abraham Serfaty (1928-2010).
Et puis il y a eu la rencontre avec Edwy Plenel qui dirigeait une nouvelle collection chez Gallimard, et qui était un ami de Christine Serfaty. On s’était vus tous les trois à Caen, en Normandie, et je rentrais avec Edwy Plenel. Je reconnais que j’étais un peu réticent. Je me disais : « ça va être encore un livre à problèmes, à emmerdements ». Je traînais les pieds. Et puis Edwy me propose : « Tu vois, ce livre devrait s’appeler "Notre ami le roi". Et ça a été le déclic. J’ai aussitôt dit : « ça y est, je l’écris ». Comme quoi…
Ça m’a fait penser au metteur en scène du film Garde à vue. Claude Miller ne savait pas comment faire pour convaincre Michel Serrault de jouer le rôle d’un pédophile. À la fin il lui dit : « Tu sais, tu feras ta garde à vue en smoking ». Serrault lui répond : « Si c’est en smoking, je joue le rôle ».
O. B. — Quel était le rôle de Christine Serfaty ?
G. P. — Fondamental. J’ai partagé tout simplement les droits d’auteur de ce livre avec Christine.
O. B. — Pourquoi ?
G. P. — Parce que je recoupais tout grâce à elle. J’étais allé au Maroc très jeune. Je connaissais bien le pays, j’y avais des relations. Mais je n’aurais jamais fait ce livre sans Christine. J’ai évité d’écrire beaucoup de choses parce qu’il n’y avait qu’un seul témoin. Il y a un vieil adage qui dit : « Un seul témoin, pas de témoin. » La première fois qu’elle m’a parlé de Tazmamart, je ne l’ai pas crue. Non pas que je pensais qu’elle mentait, mais je ne pouvais pas accepter cette réalité. Je suis passé à autre chose. Et puis finalement elle m’a convaincu.
O. B. — Et concernant le travail proprement dit ? Comme avez-vous procédé ?
G. P. — J’ai travaillé comme je travaille toujours : en exploitant les témoignages après les avoir recoupés. Cela m’a pris moins d’un an.
O. B. — L’éditeur était-il emballé par le projet ?
G. P. — Pas du tout. Personne n’y croyait. Antoine Gallimard m’a dit : « Oui, il faut le faire ce livre, mais, cher Gilles, les droits de l’homme au Maroc, ça n’attire pas les foules. »
O. B. — Beaucoup de livres avaient été écrits auparavant sur la répression au Maroc. Pourquoi celui-là a-t-il eu un tel impact ?
G. P. — Écoutez, j’ai eu beaucoup de chance. J’ai eu une fenêtre de tir comme on dit pour les fusées Ariane. En 1990, l’Union soviétique n’existe plus. Or le Maroc était considéré comme le bastion contre l’Algérie socialiste. Il n’y avait plus de danger communiste et il n’y avait pas encore le danger islamiste.
O. B. — Vous attendiez-vous à toutes ces réactions après la parution du livre ?
G. P. — Pas du tout ! Pas du tout ! C’était le tremblement de terre. J’ai été pris par la surprise : crise diplomatique ; l’année du Maroc en France annulée ; Hassan II qui proteste ; des milliers de Marocains envoyant de soi-disant protestations à l’Élysée, etc.
Je pense que quand on vit, on est embarqués en bateau dans une croisière paisible et tout à coup, on peut se retrouver dans une tempête complètement imprévisible. Et ça tangue et ça bouge. Ahurissant ! Ahurissant !
O. B. — Quelles étaient les réactions des personnalités politiques françaises ?
G. P. — La réaction dont je me souviens le plus est celle d’Hubert Védrine, à l’époque porte-parole de la présidence, un proche de François Mitterrand. Je l’avais rencontré quelques jours après la sortie du livre, et il s’en est pris violemment à moi : « Perrault, m’a-t-il dit, vous êtes un irresponsable, vous oubliez les 25 000 Français qui vivent et travaillent au Maroc, et les centaines de milliers de Marocains qui vivent et travaillent en France. C’est irresponsable, votre livre. » Je n’ai pas besoin de préciser à quel point les Védrine et autres étaient et sont inféodés au trône. Mais après, quand Hassan II a libéré les détenus de Tazmamart, de Kénitra et des autres lieux de détention, j’ai rencontré de nouveau Védrine. Il m’a dit : « Finalement votre livre, Gilles (là il m’appelait Gilles !), a été bénéfique pour Hassan II. Il lui a permis de sauver la fin de son règne. » Je lui ai répondu : « Vous avez raison, Hubert (du coup je l’appelais moi aussi Hubert !), mais ça a été surtout bénéfique pour les victimes, leurs familles et leurs proches. Certains étaient emprisonnés depuis vingt ans. » Mais lui il s’en foutait, des victimes. Il n’y avait, pour lui, que Hassan II qui pouvait sauver la fin de son règne.
O. B. — Quelle était la réaction d’Hassan II envers le livre ?
G. P. — Hassan II ne m’a jamais personnellement attaqué en justice. Mais il a intenté des dizaines de procès aux chaînes de télévision, aux journaux qui m’avaient interrogé en disant que le fait de donner la parole, pour salir le Maroc, à un homme aussi méprisable que Gilles Perrault était une faute professionnelle. Alors, il fait pleuvoir une pluie d’or sur les anciens bâtonniers parisiens qu’il prenait comme avocats. Évidemment c’était une aubaine pour eux, mais il a perdu tous ses procès. Qu’est-ce qu’il croyait ? Que la justice française était aux ordres comme chez lui ?
O. B. — Hassan II avait également réagi sur le plan financier…
G. P. — Oui ! il a d’abord dépêché son âme damnée, Driss Basri, son ministre de l’intérieur et l’homme fort du régime, qui a rencontré son homologue français Pierre Joxe. Il lui a dit : « Nous sommes informés qu’un livre va paraître. Ce serait très fâcheux pour les relations franco-marocaines. Nous sommes prêts à indemniser l’éditeur. On va indemniser l’auteur, bien sûr. » Ils ont proposé des sommes considérables. Joxe lui a répondu : « Écoutez, l’éditeur est Gallimard, la grande maison d’édition, française, européenne, etc. Quant à Gilles Perrault, je le connais bien (ce qui était faux, on ne s’est jamais rencontrés), il a très mauvais caractère. Je ne vous conseille pas d’aller le voir parce que ça se passera mal ».
Mais là où je n’ai pas ri, c’est quand on m’a prévenu au ministère de l’intérieur qu’il y aurait un contrat passé avec le milieu français, une prime pour celui qui me descendrait. Des mesures ont été prises ici à Sainte-Marie. Une camionnette de gendarmes était là, pas loin de la maison. Mais c’est tombé sur nos pauvres voisins et amis dont certains ont pris des contraventions parce qu’ils n’avaient pas mis leur ceinture de sécurité (rires). Trêve de plaisanterie, c’était quand même difficile. Quand vous vous attaquez au roi du Maroc, et que ce roi s’appelle Hassan II, vous savez que vous ne vous attaquez pas à la reine d’Angleterre, au roi des Belges ni à Albert de Monaco. C’est un autre client.
J’ai aussi constaté à quel point la connivence entre Hassan II et l’élite politique française était grande. C’est grâce à la Mamounia. Des directeurs de journaux et de magazines comme Jean Daniel du Nouvel Observateur ou Jacques Amalric du Monde venaient au Maroc à bord des avions du roi pour réaliser des entretiens avec lui. Pour résumer, autour de la piscine de la Mamounia il y avait toute la crème de la gauche et toute la crème de la droite.
Mais malgré tout, je garde un souvenir très ému parce que ce livre a contribué, je dis bien contribué, à ce que des prisons soient ouvertes au Maroc. Car, ne l’oublions pas, les vrais combattants pour la liberté au Maroc, ce sont ces dizaines de militants marocains qui se sont battus en héros pour que le régime d’Hassan II soit obligé de faire des concessions.
O. B. — Mais même après la mort d’Hassan II, vous restez indésirable au Maroc.
G. P. — Oui, André Azoulay1 m’a fait savoir que par fidélité à la mémoire de son père, Mohammed VI me renverrait par le premier avion vers la France si je mettais un pied au Maroc.
O. B. — Quel regard portez-vous sur le successeur d’Hassan II ?
G. P. — Quand vous faisiez de la politique sous Hassan II, vous pouviez disparaître. Définitivement. Sous M6 ça n’est pas la même chose. Et ça fait une grande différence. Mais enfin, le problème essentiel du Maroc est aussi un problème social et il n’a pas disparu avec l’actuel roi. Visiblement la monarchie, telle qu’elle est aujourd’hui, n’est pas le régime qui favorisera une solution à ce problème. Je crois que l’avenir du Maroc est sombre aussi longtemps que ce fossé entre riches et pauvres continuera de s’élargir. Déjà ça n’est plus un fossé, c’est un précipice.
Hassan II était une personnalité complexe. De Gaulle disait de lui : « Il est inutilement cruel. » C’est une formule d’homme d’État parce que ça signifie qu’on peut être inutilement cruel. Et c’est vrai qu’il l’était. Mais il était un véritable chef d’État.
Il aimait le pouvoir. Il aimait aussi l’argent ; mais il aimait surtout le pouvoir. M6, lui, aime d’abord l’argent. Il aime le pouvoir parce que ça facilite surtout ses affaires, mais c’est secondaire pour lui. Ce n’est pas un homme d’État. Il n’a pas rempli le costume de roi du Maroc. Sous Hassan II, les journalistes disparaissaient. Sous M6, ce sont les journaux. Comme vous le savez, un bon journal ne peut pas se passer de la publicité. Les gens qui passent la publicité à des journaux indépendants ou critiques envers Mohamed VI reçoivent des coups de téléphone : « Sa Majesté est très triste de voir que vous passez de la publicité dans ce journal… » Le message est évidemment reçu cinq sur cinq. La publicité s’arrête et le journal… Vous en savez quelque chose !
O. B. — Qu’est-ce qui a changé et qu’est-ce qui n’a pas changé, selon vous, avec l’arrivée au pouvoir de Mohamed VI ?
G. P. — Tout a changé pour que rien ne change. Vingt-et-un ans après l’arrivée au pouvoir de M6 ça n’a pas tellement changé. C’est toujours le clan. Tout part du palais et tout revient au palais. Le cercle est même de plus en plus étroit. Il y avait un côté shakespearien chez Hassan II. Il y avait de la tragédie : les putschs, la répression, le calvaire de la famille Oufkir… Avec M6, on est plutôt dans l’opérette. Il y a eu dès le départ un grand malentendu. On l’appelait même « le roi des pauvres ». Il a été finalement le roi des riches. Et des riches de plus en plus riches. Il est vrai qu’on est souvent déçu par les gens au pouvoir, mais là, quand même, la déception est profonde.
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1NDLR. Conseiller économique d’Hassan II et de son fils Mohamed VI.