C’est l’une des rares photos des Lions de l’Atlas que les autorités marocaines n’auront pas mise en valeur. Après la victoire contre l’Espagne en huitième de finale de la Coupe du monde de football au Qatar, l’équipe nationale marocaine pose fièrement sur le terrain du City Stadium. Entre les mains du défenseur Jawad El Yamiq, un drapeau de la Palestine, brandi fièrement. Depuis le début du tournoi disputé pour la première fois sur une terre arabe, les références à la Palestine sont nombreuses, notamment chez les supporteurs. Mais la symbolique est encore plus forte lorsque la cause est brandie par les joueurs du premier pays arabe à atteindre les quarts de finale de la plus grande compétition de football et dont le gouvernement est l’un des principaux moteurs de la normalisation avec Israël.
Le royaume du Maroc est en effet l’un des six pays arabo-musulmans à avoir officiellement noué des relations diplomatiques avec Israël (avec la Jordanie, le Bahreïn, l’Égypte, le Soudan et les Émirats arabes unis) au terme d’un accord tripartite signé avec les États-Unis, qui ont de leur côté reconnu la marocanité du Sahara occidental. À la suite de cet accord, de nombreuses promesses de coopération sont signées dans des domaines divers et variés.
Coopération militaire et judiciaire
Sur le plan militaire, les dispositions de l’accord de défense qui lie Rabat à Tel Aviv prévoient entre autres le transfert et la vente d’armes entre les deux alliés. À la mi-juillet 2022, les deux pays ont consolidé leur alliance stratégique et militaire à l’occasion du déplacement au Maroc du chef d’état-major de l’armée israélienne, Aviv Kochavi. Depuis quelques mois, la presse israélienne a relayé plusieurs informations sur la signature de contrats de transfert d’armement israélien au profit de l’armée marocaine, portant notamment sur le système de défense aérienne et antimissile Barak MX ou le système de défense anti-drone Skylock Dome.
Si aucune de ces ventes n’a été confirmée par des sources officielles, le constructeur israélien Bluebird AeroSystems Ltd, filiale du groupe Israel Aerospace Industries, a annoncé en septembre avoir livré 150 drones WanderB et ThunderB à l’armée marocaine, pour des missions dites « Istar » — intelligence, surveillance, target acquisition, reconnaissance — de surveillance des frontières et de soutien de l’artillerie. Point d’orgue de ce travail d’équipe, une partie de ces drones sera construite sur le sol marocain, selon le site d’information marocain Le Desk (le 20 septembre). « On est dans une course à l’armement, explique le professeur Aboubakr Jamai de l’Institut américain universitaire d’Aix-en-Provence (France) ; d’une part le Maroc est officiellement en guerre depuis la rupture du cessez-le-feu avec le Polisario en décembre 2020, d’autre part l’Algérie a une capacité d’armement supérieure au Maroc et ce dernier veut se mettre à niveau ».
D’un point de vue judiciaire, la coopération a été scellée par la signature d’un protocole d’accord entre le ministre de la justice israélien Gideon Saar et son homologue marocain, Abdellatif Ouahbi. Elle vise un « partage d’expertise » et « une modernisation des systèmes judiciaires grâce à la numérisation », selon un communiqué conjoint. Les deux parties prévoient aussi de lutter de concert contre le crime organisé, le terrorisme et la traite humaine. « Ces liens juridiques ont toujours existé, commente Jamal Amiar, l’auteur de Le Maroc, Israël et les juifs marocains, (Bibliomonde, novembre 2022). Les affaires civiles des juifs marocains sont jugées par la loi juive, les tribunaux marocains sont basés sur la charia et le code Napoléon, alors pour se marier, divorcer, hériter… les juifs passent par la Torah. C’est quelque chose qui est intégré depuis des centaines d’années ».
Enfin, le pouvoir entend développer la filière touristique entre les deux pays. Depuis la normalisation, quatre vols hebdomadaires font l’aller-retour entre Israël et Marrakech. Selon le porte-parole du Conseil touristique régional de Marrakech, cité par Média24 (18 novembre 2022), ce marché constitue une « manne extraordinaire » pouvant atteindre « le million de visiteurs dans les cinq ans à venir ». De quoi relancer, espèrent certains, une économie largement basée sur le tourisme, en berne depuis la crise du Covid et les confinements successifs Au-delà de la normalisation, « il y a un approfondissement des relations entre les deux pays », analyse Aboubakr Jamai.
La présence persistante de la Palestine
Pour autant, malgré ces accords et pour tenir compte de la sensibilité populaire, le palais marocain prétend toujours porter la cause palestinienne, chère au cœur de sa population. Le 29 novembre 2022, à l’occasion de la journée internationale de la solidarité avec le peuple palestinien, le souverain Mohamed VI adressait un message de « soutien constant et clair à la juste cause palestinienne et aux droits légitimes du peuple palestinien ». Dans son texte adressé à Cheikh Niang, président du Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, le souverain rappelle son attachement au « droit à l’établissement de son État indépendant ayant Jérusalem-Est pour capitale, et vivant côte à côte avec l’État d’Israël, dans la paix et la sécurité ».
Mais ces quelques déclarations ne suffisent pas à combler la différence de points de vue entre le pouvoir et la population. Seuls 31 % des Marocains interrogés par l’institut de sondage Arab Barometer se disent favorables au rapprochement avec Israël. « Accords d’Abraham ou pas, il y a une solidarité arabe sur la Palestine, analyse la chercheuse Khadija Mohsen-Finan, et un fossé entre les actions des classes dirigeantes et la réaction du public ».
Ce fossé, les autorités marocaines en sont parfaitement conscientes. Lors de la visite d’une grande délégation israélienne en juillet, le ministre israélien de la coopération régionale Issawi Frej rencontrait le ministre marocain de la jeunesse et de la culture Mehdi Bensaïd pour élaborer un programme d’échanges culturels entre jeunes Marocains et Israéliens. « Avec le ministre Bensaïd, nous allons œuvrer pour rapprocher les citoyens et les deux sociétés », déclarait-il. Quelques mois plus tard, du 5 au 7 décembre, le think tank américain Atlantic Council organisait à Rabat la N7 Initiative, un forum regroupant les pays arabes ayant normalisé leurs relations avec Israël ces dernières années. L’objectif ? Parler éducation et coexistence. Selon William Wechsler, directeur de la branche Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’Atlantic Council, il s’agit de « trouver des idées ensemble pour convaincre les populations des bienfaits des relations avec Israël ».
Au Maroc, le défi n’est pas mince. Pour convaincre, le royaume doit montrer la spécificité de sa relation avec Israël et le rapport historique entre les juifs et le Maroc. Contrairement aux autres pays arabes, les juifs venus du Maroc n’ont pas coupé les liens avec la terre de leurs ancêtres. Il existe 800 000 juifs d’origine marocaine très attachés à leur culture d’origine.
Si cette frange de l’histoire n’a jamais été oubliée au Maroc, elle est de plus en plus mise en valeur depuis la signature des accords en décembre 2020. Les 30 novembre et 1er décembre 2022, la compagnie Habima du Théâtre national d’Israël a joué pour la première fois dans un pays arabe, au théâtre Mohamed V à Rabat. Deux semaines plus tard à Marrakech, l’association des Disciples d’Escoffier (une association de chefs cuisiniers qui promeut la gastronomie à travers le monde) organisait un repas de chabbat avec des chefs marocains, israéliens et français, en hommage à la gastronomie judéo-marocaine. « Il y a beaucoup de choses qui nous séparent, mais autour d’une table on se rend compte de tout ce qui nous rassemble », confie Lahcen Hafid, chef des cuisines de l’hôtel Ritz à Paris, et président des disciples d’Escoffier Maroc. La gastronomie judéo-marocaine incarne les liens culturels et familiaux qui nous unissent ».
Ces liens familiaux sont utilisés par les autorités marocaines. Toujours à Marrakech, le festival de l’Automnale a choisi de mettre en lumière le temps d’une soirée le parcours des émigrés marocains partis en Israël peu après sa création. Pour cela, les organisateurs ont projeté le documentaire Tinghir-Jérusalem de Kamel Akchar dans le théâtre de la très chic M Avenue. « Le film parle d’exil, d’arrachement à la terre, mais surtout d’une époque où juifs et musulmans jouaient aux cartes ensemble sans que personne ne se pose la moindre question », explique le réalisateur. Vues par 4 millions de Marocains lors d’une diffusion télévisuelle en 2013, les histoires racontées par Kamel Akchar lui ont valu des moments difficiles au Maroc. « Une frange islamiste et panarabiste de la société m’a accusé de faire le jeu d’Israël, se défend-t-il, alors que je suis pour la solution à deux États, mais surtout que je n’ai fait que parler des miens. Ce qu’il fallait que les gens comprennent, c’est que notre culture commune nous unit au-delà des questions politiques. Je veux qu’on normalise avec notre histoire et une part des nôtres ».
Autre manière de mettre en valeur les liens forts entre les deux États, le concert lors de ce même festival de l’Automnale de Marrakech de la chanteuse israélienne Neta El Khayem. Cette artiste issue de la vague d’émigration marocaine en Israël du milieu du XXe siècle a renoué avec ses racines via sa musique et chante en darija. « Le dialecte marocain m’est très cher : c’était la langue de mes grands-parents ; aujourd’hui en Israël quand on entend l’arabe on a peur, et moi je ne veux pas avoir peur de mes origines », explique-t-elle. « Le pouvoir cherche à montrer que la normalisation s’inscrit dans une continuité historique, explique Khadija Mohsen-Finan. Et qu’elle ne signifie pas que le Maroc est du côté de l’ennemi historique. »
Mais cette mise en avant des liens culturels pourrait entraîner des conséquences inattendues. Dans cette partie du monde, avoir de bonnes relations avec Israël permet d’acquérir une crédibilité aux yeux des Occidentaux, et notamment des États-Unis. « On achète une tranquillité en quelque sorte », souligne Aboubakr Jamaï. Mais faire porter à la dimension hébraïque, qui est réelle, la responsabilité du rapprochement avec Israël, c’est faire porter au judaïsme les crimes du sionisme ». Le danger serait de voir la population marocaine confondre judaïsme et sionisme et donc de glisser de l’antisionisme à l’antisémitisme.
C’est aussi la question du timing qui interroge. Alors que la culture judéo-marocaine est millénaire, la mettre en avant à un moment où la droite radicale est de retour au pouvoir à Tel Aviv risque de mettre en porte à faux les autorités marocaines. « La culture commune est utilisée comme paravent pour justifier les manœuvres diplomatiques, je pense que c’est très dangereux » conclut-il.
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