Maroc. La galère pour les familles des prisonniers politiques du Hirak

Un mercredi sur deux, les mères, les femmes et les sœurs des 39 derniers manifestants du Hirak (mouvement) du Rif emprisonnés à Casablanca font 1200 km de bus pour aller voir leurs proches. Avec l’aide du Comité de soutien aux familles de détenus du Hirak, elles se battent pour améliorer leurs conditions de détention et pour faire face à un quotidien difficile.

Rhimou Saidi, la mère du détenu Mohammed Jelloul, dans le bus qui la ramène à Al-Hoceima, le 28 octobre 2018.
© Youssef Afas

Le soleil surplombe les barbelés, le mirador ocre et les barrières bleues de la prison Ain Sebaâ 1, située dans la zone industrielle d’Oukacha, à vingt minutes du centre de Casablanca, quand un minibus noir se gare non loin de l’entrée. Ce mercredi matin, une quinzaine de femmes, quelques enfants et une poignée d’hommes se pressent de descendre du véhicule pour aller voir leurs proches. Comme c’est le cas deux fois par mois depuis maintenant plus de deux ans. Ils sont partis vers 20 h d’Al-Hoceima et ont fait dix heures de route éprouvantes, sans pause, pour arriver à l’heure de la visite.

Entre mai et juillet 2017, l’État a arrêté des centaines de manifestants du Hirak, un mouvement populaire qui a démarré en octobre 2016 suite à la mort tragique de Mouhcine Fikri à Al-Hoceima, capitale du Rif. Le vendeur de poisson avait été broyé par une benne à ordures alors qu’il tentait de récupérer ses marchandises confisquées par les autorités. Les manifestations qui ont suivi dénonçaient, entre autres, la corruption, la marginalisation de la région du nord-est et le manque d’hôpitaux et d’universités. Aujourd’hui, 39 des hommes arrêtés sont toujours enfermés loin de chez eux, à Casablanca, où sont historiquement incarcérés les prisonniers politiques au Maroc. Leur procès en appel a commencé il y a près de trois mois, le 14 novembre 2018, et trois audiences ont déjà eu lieu.

« Mon garçon mérite une médaille »

À leur sortie de la prison, vers 13 h, les Rifaines, qui viennent de passer deux heures au parloir, sont davantage disposées à nous parler, malgré le regard inquisiteur des policiers qui nous suivent discrètement. « Ça va, il va bien », souffle Oulaya, vêtue de noir, la mère de Nabil Hamjike, condamné à 20 ans d’emprisonnement. « Mais il n’a rien à faire là, il n’a pas volé d’argent, ils ont réclamé leurs droits. Mon garçon mérite une médaille, pas la prison ! », clame la femme de 61 ans qui appelle tous les prisonniers « mes fils ». Aux tables du petit café en face de la maison d’arrêt, on commande des barquettes de frites et des sandwichs. Hanane, 31 ans, la sœur de Mohamed Harki, qui risque 15 ans, est plus inquiète. Son frère mène alors une grève de la faim pour réclamer son inscription en master, qu’il a depuis obtenue. Il y a aussi Souad, la femme de Karim Amghar, condamné à 10 ans, son fils d’un an sur les genoux. Le bambin, né deux mois après l’arrestation de son père, ne l’a jamais vu ailleurs que derrière les barreaux. « C’est dur pour lui, il ne fait que pleurer dans le bus », confie-t-elle. Mais la jeune maman tient à ce qu’il puisse venir de temps en temps.

Depuis le transfert des détenus à Oukacha, rapidement après leurs arrestations, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), une instance relativement indépendante de l’État a obtenu que trois minibus soient fournis gratuitement, un mercredi sur deux, par le conseil régional de la ville de Casablanca. Au début, quelques familles pouvaient se permettre de venir tous les mercredis, les visites étant hebdomadaires, mais avec un coût de 300 DH (27,5 euros) par passager pour un aller-retour, elles étaient peu nombreuses. Toutes racontent l’épuisement, les mollets qui gonflent, le froid en hiver et les vomissements. Mais si pour certaines, les trajets s’espacent, aucune n’envisage d’y mettre fin.

Une première pour de nombreuses femmes

Quelques jours plus tôt, dans le grand appartement casaoui d’Amina Khalid, membre du Comité de soutien aux familles de détenus du Hirak, nous rencontrions Rhimou Saidi, la mère de Mohamed Jelloul, le tout premier à avoir été arrêté dans le cadre des manifestations du Rif. La veuve de 68 ans originaire de Beni Bouayach, à côté d’Al-Hoceima, est devenue une figure du mouvement. Sourire désarmant et regard déterminé, elle ne loupe jamais un voyage en car. Celle qui ne parlait que le tarifit (le dialecte rifain) il y a encore quelque mois s’exprime désormais en darija, l’arabe dialectal marocain, et a pris l’habitude de donner des interviews. Son fils avait déjà été arrêté en 2012 et a passé cinq ans en prison pour avoir participé au Mouvement du 20 février. « À sa sortie, j’ai eu le temps de le voir à peine un mois avant qu’il ne soit de nouveau arrêté. C’était le noir complet », se souvient-elle. « Il n’avait même pas participé à ces manifestations-là ! » Depuis, Rhimou Saidi assure avoir pris conscience de l’injustice et compris que tout ce que son fils lui disait était vrai. « Avant la mort de Mouhcine Fikri, je n’étais jamais descendue dans la rue. » Une première pour de nombreuses femmes rifaines, plutôt conservatrices et habituées à rester entre quatre murs.

Casablanca, c’est comme New York

Pour la majorité des proches de détenus, l’arrivée dans la mégalopole Casablanca aussi a été une grande première. « Pour elles, c’est comme New York », commente Amina Khalid qui a fait en sorte de les guider et de les accueillir au mieux. Créé en mai 2017, le Comité de soutien a organisé des manifestations et des sit-ins. « On voulait à la fois mettre en lumière le sort des familles de prisonniers du Hirak et les soutenir moralement et matériellement », précise Amina Boukhakhal, également membre de l’organisation. Les militants leur ont transmis les contacts d’avocats, ont organisé une collecte de vêtements chauds et, à chaque procès, ont ouvert les portes de leurs maisons pour les héberger. Mais la relation ne s’est pas faite du jour au lendemain. « Il a fallu les mettre en confiance, raconter ce qu’on a nous-même vécu », explique Amina Khalid, « parce que les gens du Rif sont renfermés et n’ont pas saisi pourquoi on les aidait. »

Il faut dire que depuis des décennies, l’État cherche à marginaliser cette région au passé rebelle. De 1921 à 1926, avant la reconquête franco-espagnole, sous le gouvernement d’Abdelkrim Al-Khattabi, la République du Rif a été l’un des seuls États indépendants du continent. Une insoumission qui reste ancrée dans la mémoire de ses habitants, mais aussi de l’État. En 1959, en réaction à une intifada, le royaume a bombardé la région au napalm, tuant 10 000 personnes. Et en 1984, à la télévision, le roi Hassan II a insulté des manifestants rifains en les traitant de « awbash », ce qui signifie « sauvages ». « Il nous a humiliés », tranche la mère de Jelloul.

Des militantes « des années de plomb »

Les familles sont aussi en lien avec des médecins du Comité médical pour la réhabilitation des victimes de la violence. Une aide précieuse alors que la région connaît, sans doute en raison de l’utilisation de gaz moutarde par l’Espagne en 1926, le taux de cancer le plus élevé du Maroc1

Mais qu’est-ce qui pousse les deux militantes à être aussi dévouées ? « C’est sûr que ce qu’elles vivent ne nous est pas étranger », révèle Amina Khalid. Pendant les « années de plomb »2, son mari a été emprisonné à Casablanca pour ses idées politiques. Tout comme celui d’Amina Boukhalkhal, Mustapha Brahma, secrétaire général du parti marxiste Annahj Addimocrati (la voie démocratique). « Il a été arrêté en 1985 et emprisonné pendant dix ans avant d’être gracié. J’étais prof de maths à l’époque, c’était très dur », se remémore l’activiste. Sa fille de 26 ans, Tahani Brahma, aujourd’hui membre d’Annahj et de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), est née pendant ces années. « On ne voulait pas que le Makhzen gagne et nous prive d’une famille, alors on a profité de son hospitalisation pendant laquelle ils nous ont laissés seuls un moment. C’est la fille de la prison », raconte-t-elle, non sans fierté. Dans les années 1970 et 1980 déjà, les femmes ont eu un grand rôle dans la lutte pour les droits humains. Comme aujourd’hui, elles transmettaient les revendications des détenus à l’extérieur. En 1979, l’AMDH a notamment été créée par des membres de familles de détenus. Autre clin d’œil cruel de l’histoire, les deux anciens militants d’extrême gauche et les actuels détenus du Hirak partagent le même juge, Lahcen Tolfi, redouté pour sa fermeté.

Al-Hoceima, une ville « vide »

En attendant un verdict définitif du célèbre magistrat, à Al-Hoceima où plus aucun journaliste étranger n’est autorisé, la vie est comme suspendue. « Les fêtes ne sont plus grandes. On a pas le moral pour ça ni pour quoi que ce soit », se désole Rhimou Saidi. Elle raconte les enfants qui jouaient à refaire les manifestations, Makhzen versus Zefzafi, en criant « Vive le Rif ! » Ce qu’ils n’ont plus intérêt de faire sous peine d’être envoyés directement à la maison de correction pour mineurs de Nador. Il y a aussi cette fois, mi-novembre, où les lycéens ont voulu manifester contre le changement d’heure, comme le reste des élèves du royaume. Les militaires les auraient menacés de les envoyer à Casablanca s’ils ne se taisaient pas. « Il m’arrive de faire des cauchemars dans lesquels je suis poursuivie par les policiers », avoue-t-elle sous son voile. Mais comment ne pas garder en mémoire les patrouilles, les checkpoints et les camps militaires installés dans la forêt alentour avec attirail de répression complet prêt à être déployé ?

« De toute façon, Al-Hoceima est vide. Quand nos fils ne sont pas enfermés, ils vont se noyer dans la Méditerranée. » Car le désespoir est aussi financier. Le mari ou le frère incarcéré était souvent le seul à apporter un revenu dans une région où 40 % des jeunes sont au chômage et où l’économie repose en partie sur la culture illégale du cannabis. Les familles de détenus doivent gérer une double pression : faire vivre leurs enfants avec des bouts de ficelles et s’assurer tous les quinze jours que les conditions d’incarcération de leurs proches ne se dégradent pas.

Des conditions qui se sont nettement améliorées depuis le début de leur incarcération, grâce à une lutte sans relâche et à la pression médiatique. Lors des premières visites, malgré les kilomètres parcourus, les familles n’avaient le droit de voir leur proche que cinq très courtes minutes. Les détenus, qui se connaissent tous, étaient séparés en quatre groupes qui n’avaient pas le droit de communiquer entre eux. Ils n’avaient pas l’eau chaude et, hors temps de promenade, les portes des cellules restaient fermées. Maintenant, les prisonniers sont réunis, les portes ouvertes et les retrouvailles de deux heures se font dans une salle commune, avec des chaises. « Mais il y a encore de l’arbitraire », note Amina Boukhakhal. « Par exemple, depuis le Hirak — et ça s’est appliqué à tous les détenus du Maroc —, les visiteurs n’ont plus le droit de ramener des plats qu’ils ont cuisinés. Du coup, les hommes doivent acheter des produits à l’épicerie de la prison qui est très chère et de mauvaise qualité. » Un coût supplémentaire pour les familles, qui doivent leur envoyer de l’argent. « Et les acquis peuvent disparaître comme ça, sans raison. » Ce qui entraîne souvent des grèves de la faim, dernier moyen qu’ont les accusés pour protester. « Mais à chaque fois qu’un de nos fils en entame une, on est terrifiées », tremble Rhimou Saidi, dont le fils a fait une grève de 47 jours.

Si les conditions de détention ont pu évoluer à Casablanca, ce n’est pas le cas pour ceux enfermés dans d’autres prisons comme celle d’Al-Hoceima ou pour les manifestants d’autres mouvements tels que celui de Jerada qui ne profitent pas de la même attention de la part des associations et des médias internationaux.

Au café d’Oukacha, vingt minutes après avoir grignoté quelques frites, c’est déjà l’heure de remonter dans le bus. Les Rifaines repartent avec la certitude qu’elles ne lâcheront rien, mais peu d’espoir. « Au premier jugement, je m’attendais à une peine de quelques semaines, six mois au maximum, alors quand ils ont annoncé dix ans, j’ai été choquée », dit Souad. Dans un communiqué publié le 17 décembre au sujet du procès en appel, Amnesty International a dénoncé « un nouveau simulacre de justice » et « des aveux extorqués sous la torture ». Le 18 janvier, Nasser Zefzafi, leader du mouvement, confiné à l’isolement à Oukacha, ainsi que d’autres détenus ont quant à eux décidé de boycotter la quatrième audience, jugeant que les conditions pour un procès équitable n’étaient pas réunies.

« Je prie Dieu, mais je n’attends plus rien du Makhzen », balaie la mère de Jelloul avant de nous quitter. À ses côtés Oulaya ajoute, en faisant le signe V de la victoire : « Vive les femmes rifaines ! »

1NDLR. Lire par exemple : Mohammed Amin Harmach, « Bombardements chimiques dans le Rif : le massacre oublié », h24info.ma, 18 juin 2017.

2NDLR. Au Maroc, les « années de plomb » désignent la période des années 1970 jusqu’à 1999 sous le règne de Hassan II, marqué par une violente répression contre les opposants.

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