Histoire

Maroc. Les dernières ruines de la dynastie des Goundafis

Les Goundafis ont régné d’une main de fer pendant plus d’un siècle, de 1830 à 1951, sur la province du Haouz, au sud-est de Marrakech. Taïeb Goundafi a d’ailleurs été l’un des caïds sur lesquels s’est appuyé le protectorat français pour asseoir son pouvoir. Mais les ultimes vestiges de cette dynastie, la résidence d’Imgdal et la Kasbah Tagountaft, se sont effondrés avec le séisme du 8 septembre 2023.

La mosquée de Tinmel endommagée après le séisme du Haouz, le 30 septembre 2023.
Wikimedia Commons

Toutes les régions de la province du Haouz n’ont pas abrité sur leur territoire une forteresse, un château, un riad ou une kasbah qui témoigneraient de l’histoire et de l’influence exercée par la tribu Goundafa (Tagountaft en berbère). Il faudra parcourir un peu plus de soixante-dix kilomètres par une route escarpée depuis Marrakech pour rencontrer le premier vestige de cette tribu, dans un bourg appelé Imgdal, sur les montagnes du Haouz. Imgdal (« les gardiens » en berbère) a autrefois hébergé Si Mohammed Ou Brahim Goundafi, l’avant-dernier de la tribu Goundafa. Il y a bâti une résidence dominant l’oued N’Fiss qui coule vers l’actuel lac du barrage Yacoub Al-Mansour1. « Charmante et miroitante au milieu des jardins et des champs cultivés… », c’est en ces termes que le colonel Léopold Justinard décrit la demeure dans sa biographie consacrée au caïd Taïeb Goundafi2.

Cette bâtisse d’Imgdal témoigne, avec la Kasbah Tagountaft à 45 kilomètres plus au sud, des grandeurs et décadences de cette seigneurie. Mais depuis le séisme du 8 septembre 2023 qui a frappé le Haouz, le riad d’Imgdal s’est effondré, et la mosquée de Tinmel n’est plus que ruines.

Pendant plus d’un siècle, le pouvoir des Goundafis s’est étendu sur toute la vallée du N’Fiss, depuis le col du Tizi N’Test, sur la route de Taroudant au sud, jusqu’à la commune d’Asni au nord. Une petite dynastie dans la grande, celle du Makhzen3, qui a régné d’une main de fer sur cette partie du Haut Atlas occidental. Originaire du Sahara marocain, l’aïeul des Goundafis se serait installé tout d’abord dans le Souss, avant que l’un de ses descendants, Lahcen Aït Lahcen, ne devienne imam au XVIIIe siècle à Tagountaft, près de Tiznit. Amghars (chefs de tribu, ou cheikhs) de père en fils, les Goundafis prirent ensuite le pouvoir en tant que caïds à partir de la moitié du XIXe siècle, non sans avoir livré des batailles rangées contre des notables rivaux : caïds, amghars et autres dignitaires de l’époque. Mais les Goundafis finirent par s’imposer au Makhzen comme une autorité locale sur laquelle le pouvoir central pouvait compter pour asseoir son pouvoir dans la région.

L’apogée des grands propriétaires terriens

L’épopée de cette tribu commence avec les amghars Haj Ahmed Aït Lahcen et Mohamed Aït Lahcen : deux personnages clés à l’origine de l’ascension politique et militaire de la tribu et de sa puissance économique. Après avoir acheté l’intégralité des habous4 de la vallée du N’Fiss, ils deviennent des grands propriétaires terriens. Le sociologue Paul Pascon analyse dans sa thèse sur le Haouz5, comment, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’État marocain doit lever de nouveaux impôts sous la pression des puissances européennes. Il faut pour cela s’appuyer sur des caïds puissants :

Mais ce que ceux-ci prennent dans leur propre tribu pour leur compte et celui de l’État réduit d’autant la part des anciens notables. Comme il n’est pas possible d’augmenter la production, il ne reste plus à la tribu qu’à aller piller ses voisines. C’est ainsi que le domaine des caïds s’agrandit, d’autant plus que ceux-ci disposaient de l’artillerie européenne moderne6.

Le pouvoir local des Goundafis s’est ainsi constitué au prix de longues batailles, d’alliances et de ruses. Et le caractère de Mohamed Aït Lahcen a été déterminant dans cette conquête. L’historien Naciri Slaoui le décrit comme un personnage « plus circonspect qu’un corbeau et plus difficile à surprendre qu’un vautour »7.

À l’époque, le col du Tizi N’Test, à 2 200 m d’altitude, était un passage géographiquement stratégique, reliant le Haut Atlas à la plaine du Souss. Quiconque dominait ce point culminant devenait maître de cette montagne, tant au niveau social, politique qu’économique.

En 1873, Tagoutaft Mohamed Aït Lahcen devient le maître absolu de la région après avoir laminé tous ses adversaires. Ne lui manque plus qu’à obtenir la bénédiction du pouvoir central, le Makhzen, sous le règne du sultan Moulay Hassan (1873-1894) dans la capitale de Fès, pour conquérir une légitimité politique - certes symbolique mais nécessaire à la pérennité de sa puissance et de ses intérêts. Car sans cette soumission au Makhzen central, il est considéré comme un dissident à combattre. À partir de 1876, il devient caïd et porte le patronyme de Goundafi. Pour célébrer leur entente, le sultan lui envoie un émissaire demander la main de ses filles. Demande illico acceptée. Les mariages ont lieu à Fès : l’aînée échoie au petit-fils du sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane, la cadette au célébrissime grand vizir Ahmed Ben Moussa surnommé Ba H’mad, et la benjamine à Bachir Jamaï, cousin du vizir Mokhtar Jamaï.

L’alliance des grands caïds avec le protectorat

Cette alliance familiale avec les dignitaires du pays scelle une fois pour toutes la réconciliation avec le Makhzen, et donne un coup de fouet à l’hégémonie sans partage des Goundafis dans la région.

Surgit alors un personnage central dans la lignée des Goundafis : Taïeb Goundafi (1855-1928). Caïd comme son père à partir de 1883 — Le caïdat se transmettait à l’époque par voie héréditaire —, il poursuit l’œuvre de la tribu, cette fois-ci sous le protectorat de la France. À partir de 1912, le premier résident Hubert Lyautey lance la politique dite des grands caïds pour rallier à lui les Goundafis. Déjà, au temps du sultan Moulay Lhassan (1836-1894), le caïd Taïeb a participé à presque toutes les harkas pour mater les dissidences, en particulier celles de Tafilalet en 1893, et de Tadla en 1894.

Le colonel Justinard qui côtoiera le personnage pendant les cinq années de sa mission à Tiznit écrit :

Taïeb était, en 1912, lors de notre arrivée au Maroc, un de ceux qu’on appelait les grands caïds du Sud : un Arabe, Aissa Abdi ; trois chleuhs le Glaoui, le M’tougui, et lui, Goundafi (…) Il était trop avisé pour ne pas comprendre que, les Français étant à Marrakech, il n’avait plus qu’à faire au plus tôt sa soumission. D’ailleurs, ses ennemis l’avaient déjà faite. Il y a là un des ressorts puissants de la politique des grands caïds. Il fallait sans tarder un instant rejoindre le train.

Âgé de la cinquantaine lorsqu’il fait sa connaissance, le colonel français brosse un portrait plutôt attrayant de Si Taïeb, le Goundafi qui a le plus marqué sa tribu.

La rude existence menée par ce sec montagnard du N’Fiss l’avait conservé. Une figure fine, entourée d’un collier de barbe. Des yeux superbes. Il avait conservé une légère boiterie…Abidar le boiteux, surnom que lui donnait Mtouggi. Pour essayer de mieux le dépeindre, j’ai cru le voir un jour, à Florence, au mur des Offices, dans le portrait de Jules II, ce pape qui rossait les époques, avec lequel il devait avoir des traits communs. Avec, toujours, un très haut sentiment de la grandeur. Un seigneur dépaysé dans notre siècle. Tel était Si Taïeb…

Une légion d’honneur polémique

Les Goundafis ont régné sur le Haouz de 1830 à 1951, période durant laquelle sept caïds se sont succédé. Le dernier en date, Lahcen Ou Brahim Goundafi (de 1947 à 1951), sonnera le glas du règne de la dynastie. Néanmoins, la disgrâce de cette tribu ne date pas de 1951. Elle remonte à 1924, du temps du puissant caïd Taïeb, quand le régime du protectorat dépossède ce dernier de son pouvoir réel et direct pour en faire un caïd honoraire. La dernière étape de ce plan « machiavélique », comme le dénonce Omar Goundafi, le petit-fils de Taïeb, dans sa biographie de ce dernier, a été la dépossession de cette famille de certains de ses biens fonciers situés dans la zone de leur commandement, « en créant de toutes pièces des opposants à ces titres »8.

L’auteur défend la thèse selon laquelle les Goundafis ont toujours été fidèles au sultan, avant et pendant le régime du protectorat, mais que ce dernier a toujours manœuvré pour les déposséder de leur pouvoir politique et administratif, et de leur patrimoine foncier. À aucun moment, conclut le petit-fils de Taïeb, les Goundafis n’ont été des collaborateurs du protectorat français, moins encore Taïeb, qui a toujours « formulé des critiques et des boutades » à leur encontre, « selon des rapports confidentiels de ce régime », assène-t-il. Mais la vérité est toute autre : Taïeb a été élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur en décembre 1920, selon un rapport confidentiel du protectorat, cité par le colonel Justinard, « en raison des services éminents qu’il rend à la cause française et au Makhzen depuis plus de quatre ans dans la province de Tiznit ». On ne peut être plus clair.

Aujourd’hui, les descendants des Goundafis se défendent de cette « injuste » accusation de collaboration avec le protectorat français. Rencontré dans sa fastueuse résidence à Targa, Brahim Goundafi, fils de Mohamed Ou Brahim (caïd entre 1930 et 1946), accuse le parti nationaliste de l’Istiqlal d’avoir « fomenté toute cette propagande malsaine. Les Goundafis ont toujours été fidèles au trône », affirme-t-il. Les descendants actuels de Thami El-Glaoui ne disent pas autre chose de leur aïeul dont on connait parfaitement la génuflexion au protectorat français, avec la signature à quatre mains de la déposition du sultan Ben Youssef (futur roi Mohamed V)9.

Un projet touristique abandonné

À 110 kilomètres de Marrakech, à Tinmel, épicentre du séisme du 8 septembre, un autre monument témoignait jusqu’à récemment de la grandeur et de la décadence de la dynastie des Goundafis : la Kasbah Tagountaft. Perchée comme un nid d’aigle au flanc d’une colline, elle a servi comme forteresse aux Goundafis qui l’ont eux-mêmes bâtie pour se défendre contre leurs ennemis. Érigée sur trois niveaux et s’étalant sur une superficie de 40 hectares, elle fait face, de l’autre côté de la route goudronnée menant au col du Tizi N’Test, à un autre monument : la mosquée de Tinmel.

Si la première tombait depuis des décennies en ruines, ne trouvant personne pour la restaurer, la seconde, fondée aux temps des Almohades au XIIe siècle, a pu être sauvée et restaurée dans les années 1990. Les velléités d’appropriation de la forteresse par des investisseurs dans le tourisme n’ont pas manqué. L’un d’eux, Mohamed Zkhiri, consul honoraire de Grande-Bretagne à Marrakech, propriétaire d’un fleuron de la restauration marocaine dans la ville ocre, Al-Yaqout, est parvenu à l’acquérir en 2001.

L’ambition du nouvel acquéreur était de transformer cette forteresse en hôtel-restaurant. Pour réaliser son rêve, il a mis de gros moyens, et des chargements de matériel de construction (bois, ciment, acier…) ont commencé à arriver depuis Marrakech. Pour faciliter le transport de ses futurs hôtes, il prévoyait aussi une piste d’atterrissage pour les hélicoptères. Cependant, le projet a tourné court, tant le délabrement du monument de Tinmel était avancé. L’argent investi pour le restaurer a fondu comme l’eau sur le sable, et la mort du nouvel acquéreur, en 2017, est venue mettre fin à cette folle ambition.

Le 8 septembre 2023, jour du séisme, la bâtisse construite dans les années 1920 s’est effondrée comme un château de cartes, rendant impossible toute éventuelle restauration. En face d’elle, de l’autre côté de la montagne, se loge la mosquée de Tinmel. Bien qu’elle ait été à moitié détruite le 8 septembre, l’espoir d’une restauration persiste.

1NDLR. Le Roi Mohammed VI a inauguré, mi-mai 2008, dans la commune rurale de Ouirgane, le barrage Yacoub Al-Mansour

2Léopold Justinard, Un grand chef berbère, le caïd Goundafi, éd. Dar Al-Aman, Rabat, 2015.

3NDLR. Le Makhzen désigne le pouvoir marocain et par extension l’administration.

4NDLR. Les habous peuvent être des biens mobiliers ou immobiliers. Il peut s’agir d’une récolte, ou d’un débit horaire de l’eau d’une source, etc. On peut les classifier en trois types : publics, privés ou mixtes.

5Paul Pascan, Le Haouz de Marrakech, Éditions marocaines et internationales, 1977, 2 volumes.

6Jean-François Clément, Le Haouz de Marrakech, Revue française de sociologie, 1978.

7Naciri Slaoui, Kitab al-istiqsa li-akhbar douwal al-Maghrib al-aqsa (2001), en français « Recherches approfondies sur l’histoire des dynasties du Maroc »

8Omar Goundafi, Un caïd du Maroc d’antan, Taïeb Goundafi (1855-1928), Marsam, Rabat, 2013.

9Abdessadeq El Glaoui, Le ralliement, le Glaoui mon père, Marsam, Rabat, 2004.

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