Maroc. Sa Majesté l’arlésienne

Le chef du gouvernement dit une chose, ses ministres une autre ou carrément le contraire, alors que le roi Mohamed VI, lui, est aux abonnés absents. C’est cette cacophonie qui prévaut au Maroc, où les inquiétudes sont de plus en plus présentes. Le discours du chef du gouvernement ce lundi 18 mai a peu de chances de les apaiser, d’autant que selon certaines sources il pourrait annoncer le prolongement du confinement au-delà de la fête de l’Aïd, prévue pour le 24 mai.

7 avril 2020. Mohamed VI recevant le ministre de l’éducation nationale Saaïd Amzazi (2e g.) et le ministre de la culture Othman El-Ferdaous (g.) au palais de Casablanca
MAP/AFP

Depuis le début du confinement, le 14 mars 2020, deux photos du roi Mohamed VI ont été publiées par l’agence officielle de presse (MAP) : dans l’une on le voit portant un masque et assis devant un grand bouquet de fleurs, dans l’autre visitant la tombe de son grand-père à Rabat le 4 mai 2020. Mais pas un seul discours à son « cher peuple » n’a été prononcé par le souverain depuis le début de la pandémie il y a plus de deux mois ; pas une seule phrase pour rassurer les Marocains les plus touchés économiquement ; pas un seul mot sur les modalités et les mesures qui seront prises dans les jours qui viennent pour gérer le déconfinement.

Si le monarque a habitué ses « sujets » à une communication par des images muettes ou via les communiqués froids du palais royal, l’envie de le voir s’exprimer ouvertement par un discours rassurant se ressent à mesure que les conséquences socio-économiques du confinement se durcissent, dans un pays où l’informel est roi et où les inégalités sont parmi les plus élevées de la région.

Chaque jour des milliers de personnes vivant de l’économie parallèle tentent de braver la police et les agents locaux du ministère de l’intérieur pour se livrer aux activités qui leur permettaient, jusque-là, de vivre au jour le jour. À Casablanca ou Rabat, ainsi que dans d’autres villes grandes ou moyennes comme Marrakech, Fès (centre) ou Tanger (nord), des milliers de Marocains, des chefs de famille ou des jeunes prenant en charge leurs parents, leurs frères et sœurs, vivent quotidiennement de cette économie non réglementée. Du gardien de voiture qui vous demande un petit bakchich après le stationnement au journalier qui attend, dans la rue, celui ou celle qui le fera travailler pour la journée, ou de ces milliers de marchands ambulants qui sillonnent les rues, l’informel représenterait 14 % du PIB selon les chiffres officiels, et 37 % de l’emploi non agricole.

Comment survivre quand on est confiné ?

Un « Fonds covid-19 » a été mis en place dès les premiers jours par le Comité de veille économique (CVE), piloté par le ministre de l’Économie et des finances Mohamed Benchaaboun. Objectif, soutenir les entreprises et les familles les plus touchées. Plus de trois milliards d’euros ont été collectés et des aides allant de 80 à 120 euros par famille distribuées aux foyers les plus fragiles. Des mesures audacieuses, mais très insuffisantes : la pauvreté et les fractures sociales au Maroc restent abyssales, souvent choquantes.

Dans les quartiers populaires de Casablanca, les décisions musclées qui ont été prises au début pour respecter le confinement se sont beaucoup relâchées avec le début du mois de mai. Les autorités ont de plus en plus de mal à dissuader des milliers de Marocains de se livrer à leurs activités de survie, augmentant dangereusement les risques de contamination. À quelques jours du 20 mai, les incertitudes et le flou ne cessent de s’amplifier, et face au silence et l’absence du roi, le gouvernement a les mains liées et la bouche cousue. Seule petite exception : une déclaration du ministre de l’Éducation, Saaïd Amzazi, annonçant la réouverture des écoles pour septembre.

Les voix les plus audacieuses commencent peu à peu à s’élever sur les réseaux sociaux pour réclamer une communication royale, susceptible d’atténuer l’incertitude ambiante :

Cher roi, comment vas-tu ? J’espère que ta santé va bien dans le sillage de cette crise que connaît le monde entier, écrit, ironique, Hamza Mahfoud, l’ancien militant du 20-Février1, sur sa page Facebook. Notre santé à nous n’est pas bonne. Les gens souffrent et ne savent pas quoi faire pour gagner leur pain quotidien et hésitent à retourner chez eux le soir. Je te signale que tous les chefs d’État du monde se sont exprimés sur cette pandémie avec des mots simples, sauf nous, et le chef d’État que tu es n’a même pas pris la peine de paraître. Tu acceptes qu’Elotmani [le chef du gouvernement] devienne le bouc-émissaire et la cible d’insultes et de moqueries ? Imagine, même la reine d’Angleterre, dont les discours se comptent sur les bouts des doigts, s’est exprimée devant ses « sujets » pour les encourager et les soutenir.

Ce besoin pressant de communication s’explique largement. Depuis le début du confinement, le 20 mars, toutes les décisions sur la pandémie sont prises par les quelques personnes formant le cercle du roi, notamment Fouad Ali El-Himma, le conseiller de Mohamed VI et son ancien condisciple au collège royal, et le directeur de la police et des services secrets, le très controversé Abdellatif Hammouchi.

Face à cette situation qui caractérise, généralement, les régimes absolus en période de crise, le gouvernement s’est métamorphosé en simple figurant : sa seule « activité » est la séance quotidienne de 18 h au cours de laquelle le directeur de l’épidémiologie au ministère de la santé Mohamed El-Youbi lit laconiquement, chaque jour, le bilan officiel de la pandémie et le nombre de personnes contaminées (le royaume compte, au 17 mai, près de 7 000 cas de contamination, dont 192 morts)

Incertitudes sur le déconfinement

Les mesures drastiques prises par les autorités pour limiter la propagation du virus visent surtout à s’adapter au grand manque d’infrastructures sanitaires dont souffre le pays depuis des décennies. C’est l’aboutissement d’une longue politique antisociale, joliment résumée par le journaliste économique Khalid Tritki : « À la sortie de cette crise si Dieu le veut, rappelez-vous que le système de santé passe avant le TGV, que l’éducation passe avant les grands théâtres, que la justice passe avant la coupe du monde... rappelez vous que l’humain passe avant le béton ».

Le royaume « dispose de 250 lits dans les services de réanimation pour les cas graves et ce, au niveau de l’ensemble des régions du Royaume », déclarait, le 24 mars, le chef du gouvernement Saad Eddine El-Othmani, avant de se rétracter maladroitement devant le choc de ce chiffre : « Pour clarifier des informations incomprises, écrira-t-il sur son compte Twitter, il existe 250 lits de réanimation pour les patients potentiels (…) sinon le Maroc compte plus de 1 600 lits de réanimation sur le territoire national. »

Saad Eddine El-Othmani devient rapidement la risée des réseaux sociaux. Ses déclarations approximatives et son manque de charisme sont quotidiennement moqués par les internautes et les sites d’information. Une déclaration du chef du gouvernement sur l’après-confinement est prévue le lundi 18 mai devant le parlement. Selon nos sources, il pourrait annoncer le prolongement du confinement au-delà de la fête de l’Aid, prévue pour le 24 mai. Mais beaucoup de Marocains ne se font pas beaucoup d’illusions : les quelques déclarations antérieures du chef du gouvernement n’avaient pas apporté grand-chose, à l’exemple de son intervention télévisée du 7 mai, censée elle aussi expliquer les mesures liées au déconfinement. Assis sans masque de protection devant une journaliste impassible de la première chaîne officielle, Elotmani n’avait fourni aucune réponse concrète aux questionnements des Marocains.

Sur les mesures du gouvernement pour relancer l’économie, il déclare : « Ce serait vous mentir si je dis que je sais exactement comment on va relancer l’économie […] Je suis confiant dans l’avenir, et le Maroc a montré encore une fois qu’il est capable de relever les défis. Le peuple marocain a montré sa grandeur et sa volonté ». Sur les modalités de gestion de l’après 20 mai, il se contentera de cette réponse : « Le déconfinement est plus difficile que le confinement. » Et d’ajouter : ‘Pour l’instant, nous n’avons aucune vision pour l’après-coronavirus, nous avons des scénarios que nous étudions.’

Pendant ce temps, et à quelques encablures du jour J, c’est toujours silence radio du côté du palais. Le roi est la grande « arlésienne »2. Il continue de se « confiner » dans son mutisme légendaire, et aucun ministre n’ose évoquer le moindre scénario. Jusqu’à quand ? Mystère.

1Mouvement de contestation qu’a connu le Maroc dans le sillage des « printemps arabes » en 2011.

2NDLR. Personne dont on parle tout le temps mais qu’on ne voit jamais. Le mot est tiré d’une pièce d’Alphonse Daudet, L’Arlésienne.

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