Méditerranée. Comment le Sud exporte son eau pour importer son pain

En quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud.

Un boulanger soulève un plateau de pains dans une boulangerie sur un mur bleu.
Le Caire, janvier 2024. Un boulanger sort sa dernière fournée
Jozef Macak

Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l’ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l’incapacité de l’État à répondre aux besoins les plus élémentaires. Le pain se présente sous différentes formes et dimensions, des baguettes tunisiennes à la pita, en passant par le moelleux samoun irakien en forme de losange. Mais ces pains partagent de plus en plus une chose en commun : le blé bon marché déversé d’Europe et de Russie.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Autrefois, la région du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord (Middle East and North Africa, MENA) comptait sur son propre blé : des variétés résistantes et nutritives cultivées depuis des millénaires dans l’est et le sud du bassin méditerranéen. En réalité, le monde arabe avait largement dépassé l’autosuffisance. Il avait innové et exporté, contribuant à ce que le pain trouve sa place dans les régimes diététiques et sur les tables d’Europe et, plus tard, du monde entier.

Le « grenier de Rome »

En effet, c’est dans le Croissant fertile — des rivages méditerranéens de la Palestine et du Liban jusqu’à la Syrie, la Turquie et l’Irak contemporains — que l’humanité a appris à faire pousser les céréales. Les anciens Égyptiens cultivaient le blé et l’orge le long des rives du Nil et dans le Delta. L’Égypte, le Levant et l’Afrique du Nord étaient réputés comme le « grenier de Rome », en raison de l’approvisionnement procuré aux vastes possessions de l’empire. De même, la plaine fertile de Hauran, dans le sud de la Syrie, au nord de la Jordanie, était l’une des grandes zones céréalières de l’empire ottoman.

Cette autosuffisance fait partie de l’histoire ancienne. En 2021, la région MENA comptait cinq des quinze premiers États importateurs de blé au monde. Même des petits pays comme la Jordanie et la Tunisie parviennent à en importer suffisamment pour figurer dans le top 50. Les données de l’Observatoire de la complexité économique (OEC)1 permettent de visualiser cette dépendance au sein des principaux importateurs de la région, en cartographiant la facture totale des importations de blé de chaque pays, ses principaux fournisseurs, son rang parmi les importateurs de blé et la part du blé dans les importations de chaque pays.

Carte des flux de blé entre la région MENA et divers pays, avec des données chiffrées.
Graphique montrant l'importation de blé par pays en millions USD, avec des pourcentages.

La dépendance à l’égard des importations a un coût élevé. Année après année, les États arabes à court de liquidités, dépensent leurs réserves limitées en devises étrangères pour importer des denrées de base qu’ils cultivaient autrefois pour eux-mêmes. Leur capacité à nourrir leurs sociétés est désormais déterminée par la volatilité des marchés mondiaux. Ainsi, la carte ci-dessus utilise des données datant de 2021, un an avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les données de l’année suivante montreraient un bouleversement majeur des chaînes d’approvisionnement en blé de la région, qui a été profondément ressenti en 2022 et 2023.

Cette carte comporte également une omission notable. Pour créer une visualisation la plus claire possible, nous n’avons montré que les importations du seul blé, à l’exclusion des données sur la farine de blé. D’où l’absence de l’Irak, de la Syrie et de la Palestine, qui n’importent pas de grandes quantités de blé mais dépendent massivement de la farine importée. En 2021, l’Irak et la Syrie étaient respectivement les deuxième et sixième plus grands importateurs de farine au monde. Le Yémen arrivait en troisième position, ce qui ajouterait à la facture déjà lourde du blé représentée sur la carte. La dépendance vis-à-vis de la farine, plutôt que du blé non transformé, est répandue dans les États déchirés par des conflits dans la région et au-delà, ce qui confirme les dommages infligés à la production locale des meuneries.

Nourrir la population ou nourrir l’Europe

Qu’est-il arrivé ? Comment est-on passé d’une zone productrice de blé à une région consommatrice ? Il est tentant de blâmer le changement climatique et la pénurie d’eau, qui sont effectivement de mauvais augure pour l’agriculture régionale. Aujourd’hui, cependant, de nombreux États arabes disposent toujours de conditions favorables pour faire pousser du blé. La croissance démographique incontrôlée et l’urbanisation rapide offrent des explications plus convaincantes mais ce n’est qu’une partie du tableau.

Le principal problème est que les gouvernements de la région ont pour la plupart cessé d’organiser l’agriculture de manière à nourrir leurs sociétés. Au milieu du siècle dernier, les États arabes nouvellement indépendants ont investi massivement dans l’autosuffisance alimentaire et la redistribution des terres, des richesses et des services en faveur de la paysannerie. Mais cela a commencé à changer dans les années 1970 et 1980, au moment où la région adoptait des réformes néolibérales. Confrontés à l’augmentation de la dette et à la pression des prêteurs internationaux, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), la plupart des États arabes ont décidé de privatiser des services clés, de réduire le soutien aux petits producteurs et de favoriser les grandes exploitations agricoles privées, orientées vers des cultures de rente destinées à l’exportation.

C’est en Égypte qu’on le voit le plus clairement. L’une des sociétés agraires les plus vieilles de l’histoire dépense aujourd’hui davantage pour importer du blé que tout autre pays au monde. L’Égypte est également de loin le premier importateur mondial de fèves pour son foul2, le plat emblématique de sa cuisine. Ce qui ne veut pas dire que les Égyptiens ont cessé de cultiver : simplement que les politiques étatiques de l’État ont évolué vers la promotion des exportations à forte valeur ajoutée. Les données de l’OEC permettent de visualiser ce changement. Nous avons comparé la valeur des importations de blé de l’Égypte à une sélection de ses principales exportations agricoles. Les barres verticales représentent la valeur totale de chaque importation ou exportation. Les flèches indiquent le principal partenaire commercial de chaque produit.

Carte illustrant les exportations agricoles égyptiennes et leurs destinations.

Les résultats montrent à quel point l’Égypte a évolué vers l’importation de denrées de base et l’exportation de cultures de rente. En 2021, elle figurait parmi les 12 premiers exportateurs mondiaux d’agrumes, de pommes de terre, de fraises et de coton. Toutes ces plantes sont irriguées, et certaines sont notoirement gourmandes en eau. Les vendre à l’étranger revient de facto à les vendre avec l’eau dont elles ont eu besoin, c’est-à-dire exporter ce qu’on appelle parfois « l’eau virtuelle ». Cela s’accorde mal avec l’aggravation de la crise hydraulique dans ce pays et le fait que toutes ces exportations sont encore insignifiantes par rapport aux importations égyptiennes de blé.

Les profiteurs des deux côtés de la Méditerranée

À l’autre bout de la région, le Maroc est confronté à une situation similaire. Le royaume chérifien est à la fois un important importateur de blé et un méga-producteur de fruits. Il est l’un des principaux exportateurs mondiaux de tomates et d’agrumes, ainsi que de fruits de luxe gloutons en eau comme le melon, les baies et les avocats.

Carte illustrant les exportations de fruits du Maroc vers l'Europe et la Russie.

Ces échanges — fruits marocains contre céréales européennes — fonctionnent très bien pour les exportateurs privés des deux côtés de la Méditerranée, et pour les consommateurs européens qui savourent des fruits bon marché. Mais au détriment du combat contre la sécheresse qui perdure depuis des années au Maroc et qui a forcé l’État à rationner l’eau des stations de lavage auto et des hammams publics.

Les relations commerciales du Maroc révèlent également ce que l’on pourrait appeler un courant néocolonial dans les échanges alimentaires méditerranéens : son principal partenaire commercial, la France, se trouve être l’ancienne puissance coloniale, qui continue de bénéficier des ressources naturelles du Maroc sous la forme de fruits grands consommateurs d’eau.

Le goût pour les avocats israéliens

En Méditerranée orientale, Israël est passé maître dans la science de l’agriculture à haute valeur ajoutée. Il s’appuie sur une technologie de pointe et sa propre forme de colonialisme via l’exploitation illégale de la terre et de l’eau en Palestine et sur le plateau du Golan occupé. Ses exportations de fruits sont surtout destinées à des États européens, comme la France et les Pays-Bas, qui ont soutenu sa guerre à Gaza. Avec le Maroc, Israël est l’autre État de la région MENA à profiter du goût de l’Europe pour les avocats. Des sociétés israéliennes et marocaines se sont même associées pour cultiver des avocats sur le sol marocain avec de l’eau marocaine, par l’intermédiaire d’une coentreprise créée après la normalisation des relations entre les deux pays en 2020.

Carte montrant les exportations d'avocats vers Israël et leurs destinations.

Toutefois, les ventes d’avocats israéliens sont dérisoires comparées à l’exportation d’un produit nettement moins attractif : les aliments pour animaux vendus sur le marché captif des Territoires palestiniens occupés. Ces derniers dépendent du bon vouloir des Israéliens, même pour produire des aliments localement. Depuis le 7 octobre 2023, Israël exerce son contrôle sur le flux des produits alimentaires de base afin d’amener régulièrement Gaza au bord de la famine.

Si Israël fixe les termes de ses relations avec ses voisins, la Jordanie n’a pas un tel luxe. Les petites rivières locales charrient les miettes de l’agriculture israélienne et, dans une moindre mesure, syrienne. En conséquence, Amman, la capitale, amène de l’eau de l’aquifère d’Al-Dissi, que la Jordanie partage avec un royaume voisin bien plus étendu et plus fort : l’Arabie saoudite. Cette dernière avale aussi indirectement l’eau de la Jordanie via l’élevage de bétail et la culture de fruits consommateurs d’eau, exportés ou introduits en contrebande par de grandes entreprises jordaniennes à travers la frontière saoudienne.

Carte illustrant le pipeline d'eau de la Jordanie vers l'Arabie saoudite.

La situation difficile de la Jordanie reflète donc celle de l’Égypte et du Maroc, à plus petite échelle. Tandis que la population jordanienne est assujettie au pain subventionné fabriqué avec du blé européen bon marché, ses plus gros agriculteurs font pousser des pêches et des nectarines qu’ils expédient vers le marché saoudien plus riche. Ils exploitent à leur gré des eaux souterraines de haute qualité sans se préoccuper des quotas stricts qui entravent les petits producteurs.

Les pâturages de l’Arabie saoudite



 Cela dit, on pourrait arguer que le secteur agricole le plus hostile à la nature est celui de l’Arabie saoudite. Le royaume désertique n’a pas de rivières, ne reçoit quasiment pas de précipitations, et épuise depuis des décennies ses eaux souterraines fossiles à un rythme alarmant. Et pourtant, il possède de loin la première industrie laitière de la région MENA qui exporte chaque année pour plus d’un milliard de dollars. Almarai — l’entreprise laitière saoudienne dont le nom signifie « pâturages » — est une marque familière dans une grande partie du monde arabe.

Carte illustrant des flux laitiers de Pologne vers l'Arabie Saoudite.

Mais les vaches laitières, et le fourrage nécessaire pour les nourrir sont parmi les plus dépensières en eau de l’agrobusiness. Plutôt que de réduire ses activités, Almarai a même raflé des droits sur des terres et de l’eau dans des endroits aussi improbables que l’Arizona et l’Argentine.

Outre les produits laitiers, l’Arabie saoudite était en 2021 le premier exportateur mondial de dattes. Ce fruit a une longue et riche histoire dans le royaume des Saoud, en particulier dans ses oasis orientales. Aujourd’hui, toutefois, irriguer les dattes revient à puiser dans de rares réserves d’eau. Et, comme pour les produits laitiers, les revenus tirés de ces exportations sont ridicules par rapport aux ventes gargantuesques d’énergie du royaume. Alors, pourquoi exporter autant d’eau ?

La réponse tient probablement à deux facteurs, qui s’appliquent autant aux dattes saoudiennes qu’aux nectarines jordaniennes, aux fraises égyptiennes ou aux avocats marocains. Premièrement, même si les revenus de chaque production — quelques centaines de millions de dollars par an, en gros — sont marginaux dans la balance commerciale d’un pays, ces récoltes rapportent de l’argent à ceux qui exportent. Les intérêts particuliers vont des cultivateurs locaux bien connectés aux multinationales de l’agroalimentaire, dont les régimes arabes sont soucieux d’attirer les investissements. Dans la MENA — comme dans d’autres régions soumises au stress climatique telles que le sud de l’Europe ou l’Ouest américain —, ces puissants acteurs seront les derniers à souffrir d’une mauvaise gestion de l’eau rare.

Deuxièmement, il y a la présomption que, quoi qu’il arrive, la région trouvera bien le moyen de sortir d’une crise de l’eau qui s’aggrave. Riche en pétrole, le Golfe a mené pendant des décennies grand train au-delà de ses moyens hydrologiques, grâce à la désalinisation coûteuse et polluante de l’eau de mer. De telles solutions technologiques séduisent les dirigeants ailleurs dans la région, même dans des États comme la Jordanie et l’Égypte qui n’ont pas les moyens de les appliquer à une telle grande échelle.

Évidemment, une pareille pensée magique n’est pas confinée au monde arabe. Elle imprègne les politiques environnementales à l’échelle mondiale, y compris au sein des riches États occidentaux qui sont les plus comptables de la crise actuelle et les mieux placés pour y faire face. Mais tôt ou tard, notre climat imposera des changements sur ce que nous mangeons et où nous le produisons. La question est de savoir si nous nous y préparons de manière à protéger les plus vulnérables, ou si nous nous accrochons à un système qui sert ceux qui en ont le moins besoin.

1L’OEC présente des visualisations de données sur le commerce international.

2NDLR. Plat national égyptien à base de fèves, consommé généralement pour le petit déjeuner. Il est servi chaud et les fèves sont consommées broyées ou intactes.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.