Quand le président russe Vladimir Poutine a annoncé, mardi 20 février 2022, son intention d’envahir l’Ukraine, les indicateurs économiques internationaux ont commencé à s’affoler. Les places boursières ont vacillé. À Hongkong, l’indice Hang Seng a reculé de 3,2 %, tandis que le Dow Jones a chuté de 1,5 % à New York, et qu’à Paris, le CAC 40 a baissé de 3 %. Et les bouleversements récents risquent également d’affecter la Tunisie. Dans la loi budgétaire de 2022, le gouvernement a fait ses calculs sur la base d’un prix du baril de pétrole estimé à 75 dollars (68 euros) ; or, celui-ci a largement franchi la barre des 100 dollars (90,59 euros). Et pour ses approvisionnements en blé, le pays est en effet fortement dépendant de l’Ukraine et de la Russie.
Une coopération aux mille facettes
La Tunisie a établi des relations diplomatiques avec l’Ukraine en vertu d’un protocole signé le 24 juin 1992 à Kiev. Ces relations ont commencé les dernières années à connaître un développement et une diversification remarquables. Une commission mixte intergouvernementale sur la coopération économique commerciale, scientifique et technique a été instaurée en vertu d’un accord signé le 7 décembre 1993 à Tunis. En 2016, les deux pays ont conclu une série d’accords de coopération. Ainsi, une équivalence est automatiquement accordée aux diplômes ukrainiens dans les spécialités scientifiques, à l’exception de la médecine. La procédure d’obtention d’un visa ukrainien depuis la Tunisie a été simplifiée. Depuis le 26 avril 2016, un vol direct assure la liaison entre les deux capitales, afin d’encourager notamment l’afflux des touristes. En effet, 11 000 touristes ukrainiens ont visité la Tunisie en 2016. Ce chiffre a doublé l’année suivante pour atteindre les 23 000. Il était même question en 2017 d’installer en Tunisie une usine d’Ukravauto, un constructeur automobile ukrainien.
En 2019, la coopération s’est élargie au secteur bancaire, à travers la signature d’un protocole d’accord entre la Banque centrale d’Ukraine et son homologue tunisienne. L’objectif étant de développer un cadre de coopération et d’échange de connaissances en matière de politique monétaire, de réglementation des changes et de communication. L’accord a été signé le 5 septembre 2019 à Kiev par le gouverneur de la Banque centrale tunisienne Marouane El-Abassi.
En février 2021, à l’issue d’une réunion entre l’ancien ministre tunisien de la défense Ibrahim Bertagi et l’ambassadeur d’Ukraine à Tunis, il a été question de poser les jalons d’une coopération militaire dans les domaines du développement et de la formation — en particulier en médecine —, et des efforts ont été déployés pour faire connaitre les produits tunisiens sur le marché ukrainien. Dans ce contexte, la Fédération tunisienne des artisans et des petites et moyennes entreprises a organisé à Kiev, du 26 octobre au 3 novembre 2021, un salon des produits tunisiens.
La sécurité alimentaire plus que jamais en péril
La guerre lancée par Moscou entraînera des conséquences sur la coopération bilatérale tuniso-ukrainienne, et risque d’affecter l’approvisionnement tunisien en céréales. En effet, la Tunisie dépend à 80 % des marchés russe et ukrainien pour les importations de céréales. Elle importe à hauteur de 60 % de sa consommation en blé auprès de ces deux pays, et en particulier de l’Ukraine. L’année écoulée, la Tunisie a importé 984 000 tonnes de blé ukrainien contre 111 000 tonnes de blé russe.
Or, en 2022, la Tunisie aura sans doute des besoins accrus en céréales, en raison de la sécheresse, des changements climatiques et de l’aggravation des problèmes structurels du secteur agricole. À cet égard, le ministère du commerce a assuré disposer d’un stock de blé tendre couvrant les besoins de la population jusqu’à fin juin 2022, précisant que les provisions de blé dur et d’orge suffiront jusqu’à la fin mai. En outre, le ministère a déclaré qu’il s’adressera à l’Argentine, l’Uruguay, la Bulgarie et la Roumanie pour s’approvisionner en blé tendre, et à la France pour l’orge fourragère.
De fait, l’attaque russe contre l’Ukraine remet en question la sécurité alimentaire tunisienne, alors que le cours mondial des céréales pourrait grimper de 50 %. Le jeudi 24 février 2022, les contrats à terme sur les cargaisons américaines de blé et de maïs ont enregistré leur niveau d’échange le plus élevé. Le prix du soja utilisé dans les huiles végétales a également enregistré son plus haut niveau depuis 2012. Et à moins d’un mois du ramadan, la pénurie commence déjà à se faire ressentir. Les grandes surfaces restreignent les ventes de pâtes et de farine, n’autorisant à chaque client qu’un nombre limité de paquets.
Envolée des cours de l’énergie
L’accès à l’énergie est également gravement affecté par la crise russo-ukrainienne. Le prix du baril de pétrole a franchi la barre symbolique des 100 dollars (90,59 euros). Côté tunisien, cela entraînera une inflation encore plus rapide, surtout avec la décision du ministère tunisien de l’énergie de réduire progressivement les subventions sur le carburant. Les sanctions occidentales — notamment l’exclusion des banques russes de la plateforme interbancaire Swift — pesaient déjà lourd sur les transactions énergétiques. Et voici que les mesures visant les exportations russes contribueront à tendre davantage le marché, en l’absence d’une alternative immédiate.
Certains acteurs du Golfe, notamment le Qatar, tentent actuellement d’exploiter la nouvelle donne énergétique pour répondre aux besoins européens, en coordination avec l’Algérie. À ce niveau, la situation n’est pas complètement dénuée d’avantages pour la Tunisie qui pourrait tirer profit de l’augmentation de sa part des flux de gaz algérien qui transitent par le gazoduc traversant le territoire tunisien. Les pertes engendrées par l’envolée des cours de l’énergie pourraient ainsi être en partie compensées.
Cependant, la crise énergétique qui se profile affectera significativement l’équilibre des finances publiques. Le budget de 2022 ayant été estimé sur la base d’un prix du baril à 75 dollars, il faudra refaire les calculs. D’autant plus que d’importantes ressources en devises seront désormais consacrées aux importations d’énergie. Surtout quand on sait qu’une hausse d’un dollar du prix du baril de pétrole coûte à l’État environ 140 millions de dinars (43,3 millions d’euros).
Par conséquent, le déficit énergétique et alimentaire entraînera au niveau tunisien une hausse des charges de la caisse de compensation et davantage d’inflation. Le secteur du tourisme déjà sérieusement malmené ne sera pas à l’abri. Avant la déferlante de la Covid-19, quelques 633 000 touristes russes et 29 000 Ukrainiens avaient visité la Tunisie en 2019, contre respectivement 2 279 et 1 299 en 2020. Difficile d’imaginer leur retour en 2022, alors que le monde se rétablit progressivement de la pandémie. La guerre russo-ukrainienne et les sanctions économiques risquent donc aussi d’ajourner encore une fois le retour à la normale du tourisme tunisien. Pas de quoi renforcer la position de la Tunisie dans ses négociations actuelles avec le Fonds monétaire international (FMI).
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