Iran

Mobilisation populaire pour Ispahan, menacée par la pénurie d’eau

Le fleuve Zayandeh Rud qui traverse Ispahan est à sec depuis plus d’une vingtaine d’années. Les agriculteurs rejoints par la population manifestent chaque vendredi pour dénoncer cette catastrophe. Le gouvernement semble préoccupé par le mécontentement et essaie de maîtriser la situation, mais l’indispensable changement de cap va être complexe et coûteux à mettre en œuvre.

Ispahan, 11 avril 2018. Le lit asséché du fleuve Zayandeh Rud, au niveau du pont Si-o-Se Pol
Atta Kenare/AFP

« L’Iran est touché par le changement climatique comme n’importe quel endroit dans le monde. Cela a réduit nos précipitations annuelles et l’afflux d’eau dans nos rivières a diminué de 40 %, ce qui a affecté notre agriculture et notre eau industrielle et potable », déplorait Ali Salajegheh, chef de l’Agence de protection de l’environnement et représentant iranien à la tribune de la COP26, le 10 novembre 2021. Il a averti que l’Iran ne ratifierait pas l’accord de Paris tant que le pays serait sous le joug des sanctions internationales. « Si l’Iran finalisait son processus d’adhésion à l’accord de Paris, il ne pourrait pas le mettre en œuvre ni bénéficier de ses avantages à cause des sanctions. Comment peut-il alors s’engager [dans ce traité] s’il n’en tire aucun bénéfice ? » Ainsi, il se dédouanait de l’absence de politique cohérente et globale pour l’environnement.

Au même moment, au cœur d’Ispahan, capitale de l’une des provinces les plus fertiles d’Iran et ville de plus de deux millions et demi d’habitants qui s’est développée très rapidement depuis cinquante ans, des agriculteurs plantaient des tentes sur le lit asséché du Zayandeh Rud (littéralement « le fleuve fertile ») pour dénoncer leurs difficultés. Ils ont été rejoints par des milliers de manifestants de toutes origines sociales venus pour afficher leur solidarité et réclamer eux aussi de l’eau, une vraie politique globale, et non des travaux ponctuels. Depuis des années, des manifestations limitées étaient organisées par les paysans, mais cette fois l’ampleur et la dominante environnementale et écologique des protestations est sans précédent.

Le Zayandeh Rud fait plus de 400 km et est le fleuve le plus long de la région centrale de l’Iran. L’approvisionnement en eau y est depuis longtemps difficile. Déjà en 1965 un premier barrage a bloqué les crues de printemps qui désormais n’atteignent plus le désert et n’alimentent plus les nappes souterraines. Avec une sécheresse inédite depuis cinquante ans, la pénurie devient inacceptable pour les habitants.

Les industriels mis en cause

Dans leurs slogans, les agriculteurs se plaignent de l’utilisation massive de l’eau par des industries comme les tuileries et les aciéries et réclament qu’elles soient déplacées au bord de la mer. Anoush Nouri Esfandiari, secrétaire de l’Institut iranien de gestion de l’eau, estime pour sa part que c’est le modèle agricole actuel qui est inapproprié au climat de la région, avec par exemple la culture du riz qui consomme beaucoup d’eau. Il souligne que des cultures moins gourmandes devraient y être mises en œuvre, comme dans d’autres parties du pays, en raison des évolutions climatiques. Il pointe encore d’autres raisons de l’assèchement du Zayandeh Rud, comme la conversion de 180 000 hectares de pâturages en jardins privés en amont de la rivière dans la région de Chaharmahal. Il s’inquiète également de l’usage intensif des ressources hydrauliques depuis des dizaines d’années par les industries de raffinerie, de pétrochimie et de sidérurgie de Sepahan Mobarakeh, ainsi que le prélèvement par pompage d’environ 140 millions de mètres cubes d’eau, transférés vers les provinces de Yazd et Kashan.

Il faut y ajouter le développement d’Ispahan, et surtout de ses banlieues et villes proches et la consommation des ménages avec l’augmentation du niveau de vie et de nouveaux types de logement citadins. Le 19 novembre 2021, dans une émission de la télévision officielle, le député d’Ispahan au Parlement Mehdi Toghyani a déploré qu’il n’y ait pas de politique de l’eau sérieuse pour sa ville de la part des responsables du pays, citant notamment le ministère du « djihad pour l’agriculture » et le ministère de l’énergie. Il a souligné que « l’année dernière, la rivière n’a coulé que pendant dix jours ; si cette situation persiste, la ville sera ruinée ».

L’affaissement préoccupant des sols

Par ailleurs, en raison de trop importants prélèvements d’eau dans les nappes souterraines, l’affaissement des sols du nord de la plaine d’Ispahan progresse vers le centre de la ville et menace des infrastructures stratégiques comme les aéroports, le stade de Naghsh Jahan, des raffineries, les centrales électriques, des usines pétrochimiques. Les ponts de la rivière Zayandeh Rud et plusieurs monuments historiques inscrits par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité, comme la grand-place Naghsh Jahan et les mosquées et monuments qui l’entourent, sont menacés par l’intensification de l’affaissement des sols. Le directeur général de l’Organisation d’exploration géologique et minérale d’Ispahan tire la sonnette d’alarme : « Ispahan est la seule ville iranienne où l’affaissement du terrain gagne les zones résidentielles et il nous reste peu de temps avant la catastrophe de l’effondrement, en 2030 et dans le cas le plus optimiste en 2039, si on n’arrive pas faire revivre l’aquifère de la plaine d’Ispahan ».

Certains affirment que le rassemblement contre la pénurie d’eau du 19 novembre a constitué la plus grande manifestation environnementale de l’histoire du pays. Les agriculteurs démunis en ont été à l’initiative, rejoints par d’autres catégories sociales. Les slogans portaient essentiellement sur l’eau, mais la corruption et la mauvaise gestion des responsables ont également été pointées. Des dizaines de milliers de manifestants, hommes et femmes chantaient ensemble : « La ville si belle a perdu de son charme, depuis plus de vingt ans notre eau est pillée… ».

De violentes manifestations avaient d’ailleurs éclaté dans la région du sud-ouest du Khouzistan, en aval du fleuve Karun (cette région dispose de 40 % de toute l’eau d’Iran) en juillet 2021, lorsque des centaines d’agriculteurs avaient tenté d’attirer l’attention sur la grave pénurie d’eau qui les menaçait eux aussi à cause d’un nouveau barrage destiné à détourner l’eau vers Ispahan… L’intervention des forces de l’ordre aurait alors fait plusieurs morts.

Hésitations des autorités

Mais cette fois, surprises par l’ampleur de la participation populaire dans une ville aussi importante, les autorités ont tenté de calmer le jeu et de canaliser le mécontentement en expliquant le phénomène par les erreurs du passé. La télévision officielle a couvert les manifestations, évidemment de façon très cadrée. Mohammad Mokhber, le premier vice-président, dans un communiqué spécial adressé aux ministres de l’énergie et du djihad pour l’agriculture a appelé à trouver une solution immédiate au problème du bassin versant du Zayandeh Rud dans les trois provinces de Chaharmahal Bakhtiari, Ispahan et Yazd. Le ministre de l’énergie Ali Akbar Mehrabian s’est contenté de présenter ses excuses aux agriculteurs et d’annoncer la convocation immédiate d’une réunion à ce sujet. Le président Ebrahim Raïssi a lui aussi promis de résoudre rapidement le problème d’Ispahan.

Le 25 novembre, à la veille du troisième vendredi de rassemblement qui s’annonçait plus important encore que les précédents, les représentants du gouverneur d’Ispahan ont demandé un répit de trois mois au conseil des agriculteurs mis en place pour négocier la fin des protestations. Ils ont promis que si les engagements nécessaires n’étaient pas tenus ou si un état d’avancement n’était pas fourni par la radio ou la télévision tous les quinze jours, le conseil pourrait décider de faire appel pour reprendre ses actions revendicatives.

Après l’accord obtenu entre le conseil et les autorités, les forces de l’ordre sont intervenues dans la nuit du 25 au 26 novembre. Au matin, alors que plusieurs agriculteurs protestataires rangeaient leurs affaires, des manifestants, moins nombreux que les semaines précédentes, se sont retrouvés sur place malgré l’interdiction formelle des autorités. Les forces de l’ordre ont notamment utilisé des gaz lacrymogènes. Des tentes ont été brûlées et quelques manifestants blessés, surtout à la tête et aux yeux. Nourrodin Soltanian, porte-parole des hôpitaux d’Ispahan, a déclaré le 28 novembre à Fars News : « Quarante personnes ont été référées dans des centres d’ophtalmologie, 21 ont reçu des soins et sont sortis, 19 ont été hospitalisés dont deux en soins intensifs, aucun décès n’a été enregistré dans les hôpitaux de l’Université des sciences médicales d’Ispahan ».

Le jour même le procureur d’Ispahan commentait : « Les paysans ont vidé le matériel à l’intérieur des tentes, mais lorsqu’ils ont voulu démonter les tentes, un groupe de voyous qui s’y trouvait s’y est opposé. Ce n’était pas des agriculteurs ; ils poursuivaient d’autres objectifs ». Des aveux télévisés ont ensuite été diffusés par la télévision publique pour appuyer cette thèse.

Enfin le vendredi 3 décembre, alors que certains médias annonçaient l’organisation d’une prière « de pluie » autour du pont Khajou en parallèle de la prière officielle de vendredi, la circulation a été interdite dans cette zone.

Cependant, les autorités conscientes du fait qu’elles ont peu de moyens pour faire face à une sécheresse sans précédent qui touche toutes les provinces du sud, mais aussi du nord-est du pays, estiment sans doute ne pas avoir les moyens de contrer par la seule répression des mouvements de protestation environnementale sur fond de climat social tendu.

De lourds investissements structurels

Des résultats à court terme semblent difficiles à obtenir pour reconstituer la ressource. Il faut engager de lourds investissements structurels pour généraliser des techniques d’irrigation plus performantes, améliorer les infrastructures et réseaux de production et de distribution d’eau potable afin de soutenir les populations concernées. À titre d’exemple, le projet d’approvisionnement en eau industrielle d’Ispahan à partir du golfe Persique et de la mer d’Oman est en cours d’étude par un groupe de travail créé par le gouverneur d’Ispahan après les émeutes.

Les experts prévoient une aggravation de la situation dans les prochaines années, avec des conflits sociaux, mais aussi de probables déplacements de populations des régions du sud vers celles du nord du pays, moins affectées pour l’heure par la sécheresse, bien que cette année les riziculteurs du Gilan, province caspienne au climat subtropical humide ont aussi protesté contre le manque d’eau, détournée vers les villes et vers les villas de luxe avec leurs piscines privées… Tout l’Iran est bien concerné.

Sans des solutions globales soutenues par la communauté internationale et des institutions comme l’Unesco, de lourdes conséquences sanitaires, sociales et environnementales, mais aussi des dommages irréversibles pour le patrimoine sont attendus. Dans un contexte d’inflation galopante, de chômage massif, de difficultés économiques et sociales liées à la corruption, mais aussi aux sanctions économiques et à un long embargo, l’absence de réelle politique de gestion des ressources constitue une nouvelle menace, et non des moindres.

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