Sihem Zine, présidente et fondatrice de l’association Action des Droits des Musulmans (ADM), vient en aide en France « à ceux qui sont injustement pris pour cible par l’Etat. Sous prétexte de guerre contre le terrorisme, les droits humains ne sont pas respectés », dénonce-t-elle. Après avoir travaillé pendant dix ans avec différentes ONG (Amnesty International, Croissant rouge égyptien, Croissant rouge palestinien…), cette femme de 41 ans, éprise de justice et de vérité, a créée ADM en mars 2016 car « beaucoup de gens étaient perdus face à la machine judiciaire. Personne ne les aidait dans leur démarche pour faire respecter leurs droits. Il n’y avait pas d’association sur le terrain. Seul Amnesty international a tiré la sonnette d’alarme dans la manière dont étaient traités les citoyens de confession musulmane ».
Lutte contre les dérives
L’état d’urgence et un climat de peur quasi généralisé ont favorisé des dérives. Beaucoup de ceux qui contactent l’association affirment être victimes de « règlements de compte »1. « Certains ont profité du contexte. Un employeur qui veut se débarrasser de son employé musulman, des voisins qui ne s’entendent pas, des couples qui ne veulent plus vivre ensemble… », raconte la présidente de l’association. Des notes blanches, ces documents anonymes contenant des informations partielles très souvent, ont permis de justifier des assignations à résidence ou des perquisitions. Forte d’un réseau d’une trentaine d’avocats et d’une dizaine de bénévoles, ADM accompagne ceux qui la sollicitent jusqu’au bout de la procédure. « On obtient souvent gain de cause auprès des tribunaux, notamment concernant les assignations à résidence », se félicite Sihem Zine. L’ONG fait également partie d’un collectif « état d’urgence/antiterrorisme ». Ce collectif est né en janvier 2017 à l’initiative de Jean-Marie Fardeau de l’association Vox public : « J’ai voulu rassembler les différentes structures et associations actives sur les questions de liberté individuelle et sur les dérives de l’état d’urgence », raconte celui qui a été pendant huit ans directeur de Human Rights Watch France. « Au départ, nous comptions neuf organisations 2 au sein de ce collectif. Ensemble, nous avons écrit une lettre ouverte le 29 mars 2017 au premier ministre de l’époque Bernard Cazeneuve. Nous demandions la transparence des données en lien avec l’état d’urgence. » Réunis, leur voix porte plus haut et chacun joue sa partition.
« Notre travail a surtout consisté à interpeller les parlementaires sur les dérives des politiques antiterroristes », raconte Dominique Curis d’Amnesty International France. « Et ce n’était pas évident : difficile pour les élus de droite comme de gauche de ne serait-ce que questionner la politique antiterroriste menée entre 2015 à 2017 ».
Au Syndicat de la Magistrature, « dès novembre 2015, on a fait de la pédagogie », précise Laurence Blisson, juge et secrétaire générale du syndicat. « On a publié des textes, participé à des débats et conférences où nous rappelions les lois et mesures existantes en matière de lutte antiterroriste. A travers ces différentes initiatives, on a voulu mettre à la disposition du public une analyse approfondie sur le régime juridique de l’état d’urgence. »
Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) « organise régulièrement des ateliers et des formations ayant pour objectif d’enseigner l’auto-défense juridique », explique Leila Charef, directrice exécutive de l’association. « Concrètement, nous transmettons les notions juridiques essentielles dans le cadre des litiges récurrents auxquels est susceptible d’être confrontée toute victime potentielle : la définition du principe de laïcité au sens juridique et historique, fréquemment invoqué à tort pour priver la minorité musulmane de ses libertés et droits fondamentaux ». Dans ces ateliers, les participants sont mis en situation afin de leur inculquer les bons réflexes face à une situation de discrimination ou de violence verbale ou physique. Le 30 juin 2017, soit quelques semaines après son élection à la présidence de la République, Emmanuel Macron reçoit à l’Elysée le collectif « état d’urgence/antiterrorisme ».
Une frange de la population ciblée
En France, l’état d’urgence a été décrété le 13 novembre 2015 suite aux attentats de Paris et de Saint-Denis. Il a été prolongé à six reprises. Il a pris fin le 1 er novembre 2017 pour laisser place à une loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Depuis l’instauration de cette loi, Amnesty International fait un travail de veille, contrôle s’il y a des abus. La Quadrature du Net, association qui défend les droits et les libertés des citoyens sur internet, a créé une page spéciale sur son site pour rassembler les outils nécessaires à la documentation et à l’action de tout citoyen contre l’état d’urgence.
Chercheur en sciences sociales, Mathieu Rigouste travaille notamment sur les questions de sécurité. D’après ses recherches, « des pans entiers de la population n’ont jamais accès aux mêmes droits que les autres : les étrangers, les sans-papiers, les personnes considérées comme subversives, les pauvres, les personnes non-blanches… Dans ces sociétés, le droit d’avoir des droits et la liberté individuelle sont des privilèges structurels. La restructuration néolibérale et sécuritaire — notamment dans la phase actuelle de guerre permanente au terrorisme — continue d’approfondir ces inégalités et de renforcer ces rapports de domination. Cela touche principalement les mouvements sociaux et politiques considérés comme subversifs et la partie des classes populaires identifiées comme musulmanes ». Il existe néanmoins une différence dans la manière dont les Etats traitent ces groupes : « Les mouvements considérés comme subversifs et étiquetés ‘’ultra-gauche’’ subissent une surveillance assez générale, des interdictions préventives de manifester, des assignations à résidence qui peuvent pourrir la vie sociale mais qui ne durent en général que quelques mois. En revanche, les musulmans des classes populaires et par extension les personnes non-blanches dont les étrangers et les sans-papiers subissent un renforcement de l’occupation policière de leurs lieux de vie, des systèmes de surveillance intensive de la vie privée numérique, locale et quotidienne, des perquisitions fracassantes qui frappent et traumatisent toute la famille, isolent des voisins et dont le stigmate dure très longtemps. Ils subissent des incarcérations préventives, des assignations à résidence qui peuvent durer des années et qui pourront même désormais durer à vie, une persécution symbolique et médiatique, l’oppression policière qui caractérise le contrôle des quartiers populaires par les contrôles d’identités répétitifs, les brimades symboliques, les arrestations arbitraires, les coercitions, les mutilations et les meurtres qui ne cessent d’augmenter ». Le chercheur français s’intéresse aussi à un autre pays qui a instauré l’état d’urgence après des attentats terroristes, la Tunisie. Il a notamment participé au documentaire « Le peuple veut la chute du système. An V de la révolution tunisienne ».
Des initiatives similaires
Des attaques meurtrières ont fait près d’une centaine de morts en 2015 et en 2016 dans ce pays. Plusieurs associations de défense des droits humains comme la Ligue Tunisienne des droits de l’homme ou Human Rights Watch (HRW) ont recensé de nombreux abus qui font écho à ce qu’il se passe en France.
« L’attentat du 11 septembre 2001 avait déjà servi de prétexte à l’invasion de l’Irak et au Patriot Act qui limitait les libertés des Américains. Les attentats de 2015 en France et en Tunisie servent de prétexte à la restriction des libertés individuelles et à la répression des mouvements sociaux », explique Ali Katef, 32 ans, habitant de Tunis et militant au sein de Survie, une association qui analyse la politique française en Afrique. Alors Ali Katef apporte son soutien aux militants de terrain. C’est souvent dans la rue, dans les cafés ou à domicile que Mohamed C.3, 31 ans, membre de l’Union des chômeurs diplômés (UDC) fait ce travail d’information. « Il y a un travail d’organisation mené avec les plus jeunes qui ne sont pas organisés lors des manifestations, des rassemblements ou des grèves de la faim. Nous agissons toujours en solidarité avec tous les moyens d’actions utilisés. Nous défendons les jeunes lors de chaque arrestation et de chaque procès et luttons contre les lois antisociales comme les lois qui permettent l’état d’urgence. » L’ancien étudiant en droit et science politique est lui-même la cible des autorités. « Je suis déjà passé trois fois devant les tribunaux le justice à Kasserine et à Tunis, poursuit-il. Mes procès se sont déroulés dans le cadre des dispositions du décret sur l’état d’urgence. Le dictateur est parti mais son régime est resté. On nous considère comme des criminels, il y a des procès chaque semaine contre des militants dans toutes les régions du pays. »
Alors des associations ou les grandes ONG se mobilisent. En avril 2016, 48 associations représentant la société civile dont HRW, l’Union Générale Tunisienne du Travail, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, l’Ordre National des Avocats de Tunisie ont écrit une lettre ouverte au gouvernement avec pour slogan « Non au terrorisme, oui aux droits de l’homme ». Dans une vidéo de sensibilisation réalisée par HRW, des personnalités publiques prennent la parole comme la cinéaste Salma Baccar, l’athlète et championne olympique Hbiba Ghribi, les acteurs Anis Gharbi et Marouen Ariane et le rappeur Mohamed Amine Hamzaoui. De son côté, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) qui travaille avec Avocats sans frontières (ASF) a constitué une équipe d’avocats pour défendre les jeunes des mouvements sociaux accusés notamment sur la base de l’état d’urgence et réalisé un recensement des différents cas.
En France comme en Tunisie, les associations sont inquiètes mais gardent espoir. Sihem Zine et le collectif « antiterroriste/état d’urgence » attendent avec impatience « la visite, en mai prochain, de Fionnuala Ni Aolain, la rapporteuse spéciale des Nations unies. Elle viendra observer comment est appliquée la loi antiterroriste et vérifier qu’il n’y a pas de dérive en matière de droits humains. »
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1« Etat d’urgence : le Défenseur des droits invite à « retrouver de la raison » » LeMonde.fr, 26 février 2016.
2Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, Action Droits des Musulmans, Le Club Droits, Justice et Sécurités, Collectif contre l’Islamophobie en France, Human Rights Watch, Quadrature du Net, Ligue des Droits de l’Homme, Observatoire International des Prisons, Syndicat de la Magistrature.
3Il a requis l’anonymat.