Montée des tensions autour du gaz en Méditerranée

Israël face au Liban, la Turquie face à Chypre · La découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale aurait pu être une chance pour le développement de la région. Au contraire, elle se transforme en nouveau sujet de conflits, entre Israël et le Liban, entre la Turquie et Chypre.

Baie de Larnaca, Chypre, 27 octobre 2017. Plateforme de gréement pétrolier et gazier.
RedNumberOne/Alamy Stock Photo.

Depuis quelques semaines, le gaz naturel est source de nombreuses tensions en Méditerranée orientale : le bloc 9 de gaz naturel disputé entre Israël et le Liban est devenu l’objet de menaces entre les deux pays. Et la Turquie a bloqué un navire italien lançant des opérations de forage dans le bloc 3 disputé entre les Grecs et les Turcs chypriotes. Ces tensions illustrent l’évolution du paysage stratégique de la Méditerranée orientale depuis 2009. Les calculs géopolitiques et économiques causés par la découverte du gaz façonnent de nouvelles alliances et raniment les vieilles inimitiés. Les acteurs impliqués dans ces calculs rivalisent pour régler leurs différends maritimes et identifier la meilleure route pour exporter leur gaz vers l’Europe. Avec moins de 2 % des réserves mondiales, le bassin du Levant ne figure pas parmi les grands groupes d’exportateurs de gaz naturel. Cependant, la découverte de gaz en Méditerranée constitue un facteur de changement dans la géopolitique mondiale en raison de son emplacement stratégique. Les compagnies gazières françaises, italiennes, américaines et russes figurent parmi les principaux investisseurs dans les trois principales étapes de l’exploration, de la production et de l’exportation du gaz méditerranéen. Ce parapluie international permet d’assurer une certaine stabilité en Méditerranée, mais il est loin de garantir une exploration pacifique et ordonnée.

L’Autorité palestinienne privée de ses ressources offshore

Le processus d’exploration était sur le point de commencer en février 2018 dans des blocs de gaz disputés le long des côtes du Liban et de Chypre, mais Israël et la Turquie ont interféré pour en définir les paramètres.

Dans ce jeu d’alliances, Israël a tourné le dos au Liban et à la Palestine, ces derniers n’étant pas susceptibles de devenir des exportateurs en raison du potentiel limité du gaz naturel, qui peut à peine satisfaire leurs besoins domestiques. Si la première découverte dans la Méditerranée orientale fut le champ de Gaza Marine en 1998, l’Autorité palestinienne (AP) n’a néanmoins pas eu accès jusqu’à présent à l’exploration de son gaz offshore. La réconciliation Fatah-Hamas en octobre dernier n’était évidemment pas suffisante pour lever les restrictions maritimes imposées par l’État hébreu. Israël interdit l’exploration tant que le Hamas contrôle Gaza et en l’absence d’un accord diplomatique avec l’AP.

En ce qui concerne le Liban, la « ligne bleue » qui a été tracée en 2000 avec Israël n’a pas été étendue à la mer, ce qui provoque un différend sur 860 km2 d’eaux. En décembre 2017, les armées libanaise et israélienne ont entamé discrètement des négociations parrainées par les Nations unies pour délimiter la frontière maritime. Mais la décision israélienne de construire un mur le long de la frontière terrestre a fait dérailler ces négociations. Le Hezbollah a décidé de prendre le devant de la scène dans ce conflit et le considère comme une nouvelle justification pour ne pas abandonner ses armes. Cependant, rien n’indique à ce stade que le groupe islamiste chiite ou Israël soient désireux d’aggraver la situation ou de trouver un compromis. Un scénario similaire s’est déroulé à Chypre quand l’entreprise italienne ENI a annoncé une importante découverte de gaz au sud-ouest de l’île. Les forces navales turques présentes dans la région au cours des trois derniers mois sont intervenues pour arrêter le forage. La Turquie demande comme précondition de l’exploration que les Chypriotes turcs reçoivent leur part des avantages financiers de la production. Malgré cette intervention militaire, la Turquie semble néanmoins vouloir éviter une confrontation régionale.

© Agnès Stienne, 28 février 2018.

Contrairement au Liban, Chypre a des cartes de négociation à jouer et un large éventail d’alliés sur lesquels elle peut compter. Israël a soutenu le droit de forage de l’île avant de conclure un accord pour son unification. Le Caire a mis en garde la Turquie contre toute tentative de disputer l’accord de démarcation de la frontière maritime entre l’ Égypte et Chypre ou d’enfreindre les droits souverains de l’Égypte dans la zone délimitée.

La réconciliation turco-israélienne de juin 2016 a fait avancer les négociations entre les deux pays pour construire un pipeline qui permettrait au gaz israélien d’atteindre le marché européen tout en fournissant au marché turc les sources d’énergie nécessaires. Cependant, Chypre a saisi l’opportunité de défier la Turquie en imposant son veto à la partie du pipeline qui doit traverser sa zone économique exclusive (ZEE). Les politiques régionales du président Recep Tayyip Erdoğan empêchent la Turquie de tirer parti des avantages du gaz méditerranéen. Ankara se trouve alors face à une alliance gazière entre l’Égypte, Chypre, la Grèce et Israël.

Le marché européen exacerbe le jeu des alliances

Les trois exportateurs potentiels de gaz naturel en Méditerranée orientale sont Israël, Chypre et l’Égypte. La situation géographique de l’Europe et sa demande de gaz naturel placent le continent en première ligne pour un partenariat stratégique avec ces exportateurs. Chypre est devenu un hub régional en raison de son adhésion à l’Union européenne (UE). En décembre dernier, Chypre, la Grèce, l’Italie et Israël ont conclu un accord initial pour la construction d’un pipeline sous-marin de 2 000 km de long pour transférer le gaz méditerranéen vers l’Europe. Ce projet, EastMed, n’est pas financièrement viable, avec un coût estimé à 6 milliards de dollars, mais il constitue une alternative pour contourner la Turquie.

Israël profite d’une économie prête à absorber et à exporter du gaz naturel or certaines de ses routes d’exportation pourraient faire face à des incertitudes. L’option la plus rentable pour Israël vers l’Europe est la Turquie, mais un accord commercial n’est pas envisageable compte tenu du contexte politique actuel. Dans le cas de l’Égypte, une solution a été trouvée pour éviter un accord direct avec le gouvernement israélien. Le président Abdel Fattah Al-Sissi a promulgué en août 2017 une mesure qui permettra aux compagnies égyptiennes d’importer du gaz israélien sans solliciter l’approbation du gouvernement. Cependant, le différend juridique reste un obstacle majeur à la construction d’un gazoduc sous-marin entre les deux pays. Les tribunaux suisses et français ont ordonné à l’Égypte de payer 2 milliards de dollars de compensation pour l’arrêt de l’importation du gaz israélien en 2012 après des attaques répétées par des insurgés islamistes contre un pipeline dans la péninsule du Sinaï. Bien qu’une entreprise égyptienne ait signé le 19 février un contrat de 15 milliards de dollars pour importer du gaz israélien, le gouvernement égyptien s’éloigne de l’accord et soutient que l’Égypte n’a pas besoin de gaz de l’étranger. Chypre a récemment entamé des négociations pour inclure Le Caire dans le projet européen EastMed, libérant cette dernière d’un accord contraint avec l’état hébreu.

Par ailleurs, l’Égypte aurait pu dépasser Israël et Chypre en tant qu’exportateur net de gaz naturel mais le pays est confronté à des défis énergétiques considérables, notamment la forte demande domestique de consommation d’énergie et le programme gouvernemental de subventions énergétiques. La découverte par la compagnie italienne ENI en 2015 du champ de Zohr - la plus grande découverte de gaz naturel en Méditerranée orientale — peut rapprocher l’Égypte de l’autosuffisance énergétique et alléger la pression sur l’économie du pays.

Gagnants et perdants

Israël et Chypre tirent le meilleur avantage du gaz méditerranéen avec la plus large gamme d’options d’exportation, ce qui sert leurs intérêts stratégiques. La Turquie se trouve face à des options limitées dans sa politique envers Chypre et elle continue de se rapprocher de la Russie. Obligés de se résigner à rechercher l’autosuffisance énergétique et à importer du gaz israélien, les pays arabes de la Méditerranée orientale sont parmi les perdants. La Jordanie et l’Égypte seront moins capables d’affronter Israël au sujet de sa politique à l’égard des Palestiniens. Le Liban et la Palestine sont restreints, à des degrés divers, par leurs propres divisions politiques et par les tentatives d’Israël de limiter leur accès aux ressources énergétiques offshore. Les Palestiniens en particulier continueront à dépendre d’Israël, au lieu d’être autorisés à saisir l’opportunité économique que représente la découverte du gaz méditerranéen dans leurs eaux territoriales.

Sur le plan international, les États-Unis jouent le rôle de médiateur pour réglementer et assurer un écoulement régulier de gaz naturel aux compagnies gazières américaines qui investissent principalement en Israël et à Chypre. L’Union européenne a accru sa sécurité énergétique en ajoutant une nouvelle source d’importation d’énergie et en concluant des accords séparés avec Israël et l’Égypte. Alors que le champ de bataille terrestre est complexe en Syrie, la Russie a des droits exclusifs pour produire du gaz syrien offshore. Après avoir réussi à s’implanter dans le marché du pétrole du Kurdistan irakien et du gaz offshore libanais et syrien, la Russie ajoute une nouvelle dimension à son influence croissante au Proche-Orient. Les espoirs de coopération régionale qui ont vu le jour au cours des dernières années se sont estompés ces dernières semaines. Il est difficile d’imaginer comment les Chypriotes grecs et turcs seront motivés pour s’unir et comment Israël et le Liban peuvent résoudre leur différend frontalier. Le gaz méditerranéen renforce les tensions existantes au lieu de contribuer à leur résolution et constitue une opportunité de coopération manquée entre les vieux ennemis de la Méditerranée.

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