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Portrait

Mort de Talal Salman. L’homme d’un journal, le journal d’une époque

Fondateur et directeur d’Assafir, le célèbre quotidien panarabe de gauche, Talal Salman est décédé le 25 août 2023. Dans ce témoignage à la fois biographique et personnel, Doha Chams, ancienne du journal, revient sur le parcours de celui qui fut l’un des grands noms de la presse arabe. Il se voulait « l’ambassadeur » de la cause nationaliste et propalestinienne au Liban, mais également dans la région.

Je ne peux pas identifier les personnes sur l'image. Cependant, je peux dire que l'image montre un homme avec une expression réfléchie ou pensive, posant une main sur son visage, devant des microphones. Si tu as besoin d'une description ou d'une analyse d'un autre type, fais-le moi savoir !
Talal Salman, Beyrouth, 7 juin 2011
Anwar Amro/AFP

Écrire un texte d’adieu à Talal Salman (1938-2023) est une entreprise délicate. Les aspects professionnels s’entremêlent en effet étroitement avec la sphère privée. Bien sûr, on peut toujours tenter de prendre du recul au moment de relater les faits, mais, quel que soit l’angle d’approche ou la voie empruntée, les récits en reviennent toujours aux relations personnelles. De même, chaque fois qu’on aborde le sujet du journal Assafir (L’Ambassadeur), lancé en 1974, on se retrouve à parler de son fondateur et de l’expérience qu’on a partagée avec lui.

Tous ceux qui ont été amenés à travailler durablement à Assafir, l’organe de son « propriétaire et directeur de la rédaction Talal Salman », comme il se plaisait de l’écrire en « une », sont dépositaires d’un récit — non, de multiples récits, qui portent à la fois sur l’homme et sur l’expérience indiscutablement prenante, délectable et fascinante qu’il y a vécue. Ce journal constituait un environnement d’exception dans lequel a pu être documentée l’une des périodes les plus importantes de l’histoire du Liban contemporain, et plus généralement du monde arabe.

Un projet, la renaissance arabe ; une matrice, la Palestine

Il faut dire que Talal Salman était l’une des voix qui nourrissaient, depuis la tribune du journalisme, le rêve et le projet politique d’une renaissance arabe — ce qui incarnait pour lui l’antithèse fondamentale du projet sioniste pour la région. C’est pourquoi son quotidien a attiré les plumes et les réflexions de grands écrivains issus de tous les coins du monde arabe, de l’Arabie saoudite, du Koweït et du Yémen, jusqu’à l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, en passant par la Syrie, la Jordanie et l’Égypte, sans oublier la matrice capitale de ce projet de revivification : la Palestine.

Talal Salman a réussi à créer une situation tout à fait singulière dans la presse arabe, contrôlée à l’époque par les élites traditionnelles affiliées pour la plupart au capitalisme politique et aux régimes en place.

Né à la veille de la guerre civile libanaise (1975-1990), Assafir interagissait de manière forte avec son environnement et avec les affaires du moment. Il a exercé sur nous son influence autant que nous-mêmes avons exercé sur lui notre influence, ce qui est au fond l’apanage des organismes vivants. Lorsque sa capacité à insuffler le changement s’est trouvée en berne, il a de lui-même décidé, début 2017, de mettre définitivement la clé sous la porte.

Interrogé sur les raisons qui l’avaient conduit à fermer le journal, il avait répondu :

Elle est où, la politique, dans ce que nous vivons ? Tous ces ragots et ces calomnies que répandent les hommes politiques, est-ce de la politique ? Regardez donc la Syrie : c’est la guerre. L’Irak ? La guerre. Le Yémen ? La guerre. Toute cette région est pleine de guerres. L’ennemi israélien est le seul qui vit tranquillement sa vie. Et personne ne pense plus jamais à la Palestine. Nous vivons une autre époque. Une époque dans laquelle l’expression « monde arabe » est devenue matière à raillerie. Alors que personnellement, je crois à l’existence d’un monde arabe uni, même si les circonstances lui sont aujourd’hui adverses. Pour moi, c’est cela l’espoir, c’est cela le rêve. Et moi, ce rêve, je l’ai vécu personnellement1

Fils de la Bekaa et figure nationale

Lors de ses derniers adieux, tandis que sa dépouille faisait le voyage du retour vers sa région d’origine, on aura pu mesurer son héritage aux vivats qui retentissaient tout au long du trajet du cortège funèbre depuis Beyrouth jusqu’à Chamistar, son village natal.

Ce furent des adieux riches de sens. Dans beaucoup de villages qu’elle a traversés, les gens arrêtaient la procession mortuaire afin de répandre des fleurs et des grains de riz tout en poussant des youyous — exactement comme ils faisaient pour saluer le cortège des martyrs ou rendre un dernier hommage aux jeunes morts prématurément.

Car l’apport de ce fils de la Bekaa (l’une des régions les plus déshéritées du pays, tant en termes de développement que de statut social, depuis la création du Grand Liban) en faveur de ses habitants qui ont plutôt la réputation d’être des hors-la-loi, des délinquants recherchés ou des cultivateurs de haschich, leur est apparu aussi estimable que celui des martyrs tombés pour la patrie. Et en cela, ils avaient raison.

Même si j’ai déjà travaillé dans de nombreux médias, avant et après Assafir, si on me demandait aujourd’hui de déterminer le berceau de mon identité professionnelle, et bien, nul doute que je choisirais immédiatement et sans la moindre hésitation ce journal. Là-bas, j’ai trouvé la tranquillité que procurait le fait de travailler dans un organe doté des valeurs qui étaient les siennes : la laïcité, la justice sociale, l’arabisme et la résistance nationale. Cette tranquillité, je l’ai également trouvée sur le terrain, à travers une orientation expérimentale telle que l’affectionnait ce journal avide de méthodes nouvelles, aussi audacieuses soient-elles.

Plus qu’un journal, une « famille »

« Pourquoi es-tu partie de là-bas ? », m’a demandé un jour Talal, à propos des raisons pour lesquelles on m’avait chassée de la chaîne de télévision Al-Moustakbal, où j’avais travaillé après mon retour de Paris à Beyrouth en 1993. Mon départ était dû à mes enquêtes sur la corruption, lesquelles s’étaient étendues jusqu’à des ministres du gouvernement de Rafic Hariri. Ce dernier, propriétaire de la chaîne, était revenu au bercail après la fin de la guerre et les accords de Taëf (octobre 1989), avec un projet saoudien pour le Liban.

Ce jour-là, je lui ai répondu par de simples généralités, considérant que je ne pouvais pas dénigrer une entreprise où j’avais travaillé au profit d’une autre où je souhaitais être mutée. Je me souviens qu’il avait souri. Ce sourire a suffi à m’ouvrir les portes du journal ainsi que son « cœur professionnel », et à m’intégrer au sein de la « famille » d’Assafir.

En vérité, j’y suis entrée par le biais du magazine Al-Yom Al-Saba, un hebdomadaire publié à Paris depuis 1985, et financé à l’époque par Yasser Arafat, le président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). J’y suis restée une dizaine d’années avant de rejoindre la « famille ». Car les fondateurs d’Al-Yom Al-Saba », Bilal Al-Hassan et Joseph Samaha, étaient des anciens d’Assafir qui fuyaient à l’époque la vague d’assassinats consécutive à l’invasion israélienne du Liban en 1982 et l’expulsion de Beyrouth de la résistance palestinienne. L’atmosphère qui régnait au sein d’Al-Yom Al-Saba » était, comme je l’ai découvert plus tard, du même ordre que celle du journal de Talal, et plus généralement de la rue arabe, qui bouillonnait de culture, de pensée rebelle et de vitalité politique.

C’est pourquoi, aussitôt franchies les portes d’Assafir en 1994, j’ai senti que cette atmosphère et ce lieu m’étaient déjà très familiers, et que j’étais au bon endroit. Ce sont des opportunités innombrables que « Monsieur Talal » a mises à ma disposition et à celle de jeunes journalistes comme moi.

Il n’hésitait jamais à m’envoyer en mission hors du Liban, pour écrire sur des sujets que je ne maîtrisais pas encore tout à fait, ou bien à me charger de former et de sélectionner les étudiants et étudiantes des universités pour la rédaction de la page « jeunesse » que nous envisagions de publier. Ou encore, il m’appelait à brûle-pourpoint pour être à ses côtés au moment de recevoir un invité important, comme le représentant du pape, ou bien l’ancien président algérien Ahmed Ben Bella, ou encore Hervé de Charrette, le ministre français des affaires étrangères. Il arrivait même qu’il me demande de le décharger entièrement de la tâche de les recevoir !

Peut-être a-t-il trouvé dans la similitude de nos parcours, en tant qu’enfants de militaires issus des zones défavorisées et montés à Beyrouth en quête d’un lieu où nous pourrions affirmer notre identité, une réminiscence de ses propres débuts. Car lui aussi était le fils d’un militaire qui avait élevé sept enfants. Le père, en permanence à en déplacement d’une région à l’autre, emmenait ses enfants partout avec lui, et c’est cela qui, plus tard, a bénéficié au journaliste Talal. C’était pour lui l’occasion d’explorer minutieusement les différentes régions libanaises où la famille Salman s’installait, avec leur spécificité confessionnelle, tribale et politique.

Un parcours imbriqué avec les crises régionales

Sachant qu’il faut bien parler de sa trajectoire personnelle, je dirais que l’étape la plus importante durant sa jeunesse et son séjour dans la région du Chouf a été sa rencontre avec Kamal Joumblatt, figure politique et intellectuelle du pays. Selon les mots du chercheur Saqr Abou Fakhr, Joumblatt a « insufflé à toute une génération le rêve de justice sociale » et « a réussi à relier le Liban aux affaires arabes du monde arabe et de la Palestine ».2 Et Fakhr d’ajouter :

Talal Salman était un nationaliste arabe sans pour autant être impliqué dans aucun des partis nationalistes, même si par la suite il a fait connaissance et noué des relations amicales avec les fondateurs du mouvement national arabe, comme George Habache ou Hani Al-Hindi, et rencontré Mohsen Ibrahim et Ghassan Kanafani.

Après avoir achevé ses études secondaires en 1955, Talal a débarqué à Beyrouth sans rien dans les poches, sinon une somme dérisoire d’à peine 40 livres libanaises que son père lui avait remise avant son départ, comme il l’a souvent raconté. Il évoque également cette histoire dans le documentaire intitulé L’Homme de papier : la fin d’un journal et autres histoires, réalisé par Ali Zaraqit. Il y précise également : « Mon père m’a dit : “à partir de maintenant, tu te débrouilles parce que moi, j’ai encore six enfants à charge.” »3

Et de fait, Talal s’est débrouillé seul. Il s’est installé chez un parent dans la banlieue de Beyrouth et a décroché en 1956 un poste de correcteur au journal Al-Shark, un poste non rémunéré, car il était en période d’essai. Il n’a pas tardé à rejoindre un autre journal, où il a travaillé comme rédacteur au sein de la rubrique des crimes et faits divers ; là, « il ne cessait de parcourir à pied le chemin entre le siège de la direction de la police, les tribunaux, les services d’urgences médicales et les casernes de pompiers, collectant les informations nécessaires »4

Ces pérégrinations lui ont permis de s’exercer à l’art des enquêtes de terrain, grâce auquel il a pu saisir le pouls de la rue et où il a élaboré sa façon de penser. Au journal, il préférait grimper l’escalier au lieu d’emprunter l’ascenseur, sauf à de rares exceptions. Il nous arrivait ainsi souvent de le croiser en train de dévaler les marches depuis son bureau situé au 6e étage, saluant tous ceux qu’il croisait et leur adressant ses commentaires d’une voix basse. Cette voix, nous lui demandions toujours de la hausser un peu, particulièrement lors des conférences de rédaction, qui prenaient la forme d’une sorte de café ouvert à tous. Quiconque le souhaitait pouvait entrer pour écouter les débats qui animaient les participants sans qu’une prééminence soit reconnue à aucune catégorie hiérarchique, que l’on soit une grande plume, un « petit » journaliste ou même un invité.

La biographie de Talal Salman est étroitement imbriquée avec les événements politiques et intellectuels importants qui ont ravagé le monde arabe en général et le Liban en particulier. Cela vaut notamment pour les événements survenus à l’intérieur du pays, comme le renversement du premier président libanais Bechara El-Khoury en 1953, ou la crise de 1958 qui a entraîné la scission entre les nassériens et le groupe du pacte de Bagdad ainsi que les États-Unis, sous la houlette de l’ex-président libanais Camille Chamoun — la crise déboucha sur l’arrivée de la VIe flotte américaine au large du Liban, et sur l’intervention britannique en Jordanie pour empêcher que ce pays ne rejoigne l’axe de « l’unité arabe » constitué par l’Égypte et la Syrie.

L’art des « coups d’éclat »

Mais l’événement le plus important, qui a marqué la conscience du jeune journaliste d’alors, c’est incontestablement la révolution de juillet 1952 en Égypte, notamment après sa rencontre avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser, à Damas, du temps de l’Union égypto-syrienne.

Cette rencontre a été immortalisée par une photographie affichée au fronton de la salle Ibrahim Amer (où se tenaient les conférences de rédaction du journal). Saqr Abou Fakhr, chargé à l’époque du supplément « Palestine » d’Assafir, en rend compte ainsi :

Talal faisait partie de la délégation du magazine hebdomadaire « Al-Hawadeth », publié par Selim Al-Lozi, un nassérien de cœur (assassiné durant la guerre civile). Ce dernier l’a présenté, à Damas, au président Nasser, lequel lui aurait lancé : « Alors, professeur, comment donc se portent vos coups d’éclat ? », montrant ainsi qu’il suivait de près les articles du jeune journaliste dans le magazine, et l’écriture audacieuse dont il faisait preuve dans sa rubrique intitulée justement « Coups d’éclat ».

Les « coups d’éclat » en question l’ont du reste conduit à plusieurs reprises en prison, sous des prétextes variés, comme en 1961 lorsqu’il a été accusé d’établir des relations avec Ahmed Al-Saghir Jaber, le représentant du Front de libération nationale (FLN) algérien au Liban, d’avoir expédié clandestinement des armes à destination des résistants algériens, et même d’avoir préparé des coups d’État militaires dans certains pays arabes !

L’Algérie au cœur

Bien entendu, ces « chefs d’accusation » étaient source de fierté pour Talal, mais après qu’il eut été innocenté et libéré de prison, il découvrit qu’il avait été limogé de son poste au magazine Al-Ahad. En 1962, Abdelaziz Al-Massaïd, le fondateur de la maison d’édition koweïtienne Al-Ra’y al-Aam, qui publiait le journal du même nom, lui a proposé de partir pour le Koweït afin d’y diriger un magazine intitulé Le Monde de l’arabisme. Salman a posé comme condition de pouvoir partir d’abord pour l’Algérie, afin d’assister aux cérémonies d’indépendance qui devaient s’y tenir de manière imminente, notamment la session d’inauguration de l’Assemblée nationale constituante en septembre 1962. Là-bas, il a rencontré le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, qui lui est resté fidèle jusqu’à sa mort tout comme ses camarades Mohamed Reda, Mohamed Boudiaf, Hussein Aït Ahmed et Rabeh Bitat, mais aussi Jamila Bouhired. Cette dernière lui a par la suite rendu visite à Assafir à l’occasion de sa venue au Liban pour exprimer sa solidarité après l’agression israélienne de l’été 2006.

Talal n’est pas resté très longtemps au Koweït. Il en est revenu la même année à Beyrouth, qui était devenu à l’époque un point de ralliement pour les opposants arabes exilés, ainsi qu’un laboratoire d’idées contestataires. Après un intermède comme directeur de rédaction du magazine Al-Sayyad, il a déclenché vers la fin 1973 le compte à rebours pour la parution d’Assafir, dont l’idée germait dans sa tête depuis un moment.

« La voix de ceux qui n’ont pas de voix »

Ainsi, avec le soutien, et même sur suggestion du président libyen Mouammar Kadhafi, alors nassérien de cœur, le premier numéro d’Assafir parut précisément le 26 mars 1974. En « une » figurait un entretien avec le leader palestinien Yasser Arafat, une manière de marquer l’orientation qui sera celle du journal. Quant à sa devise, on peut dire qu’il y en avait en réalité deux : à la première, « Le journal du Liban dans le monde arabe et du monde arabe au Liban », s’ajoutait une seconde : « La voix de ceux qui n’ont pas de voix ».

Toutefois, ce qui frappe le plus, c’est que dans la foulée de la parution du second numéro le lendemain, l’association des banques libanaises intenta au journal naissant un procès, suivi par la suite de nombreuses plaintes (seize en une seule année). Cela prouve à quel point Assafir était engagé corps et âme contre le régime en place et les grands capitaines financiers.

C’est engagement, mené avec constance et qui allait jusqu’à défier les puissants, a eu de graves conséquences. Lorsque j’ai fait la connaissance de « Monsieur Talal » en 1994, sa blessure, subie lors de la tentative d’assassinat perpétrée contre lui en 1983 (l’une parmi de multiples tentatives, notamment le dynamitage de l’imprimerie du journal et la pose d’une bombe à retardement à son domicile), était encore visible sur son visage. Lorsqu’on lui avait demandé s’il savait qui avait essayé de l’assassiner ce jour-là, il avait répondu : « Amine Gemayel », avant de se reprendre et de préciser, en bon journaliste pesant chacun de ces mots : « Du moins c’est lui qui en porte la responsabilité ».

Talal a pris position contre « l’élection » de Béchir Gemayel à la présidence de la République en 1982, comme il a pris position par la suite contre son assassinat et contre l’accession de son frère Amine au sommet de l’État, mais aussi contre l’accord du 17 mai 1983 entre Israël et le Liban, qu’il qualifia d’« accord de la honte ».

De l’invasion israélienne à la tutelle syrienne

Lorsque les forces israéliennes ont envahi puis occupé Beyrouth en 1982, elles ont voulu se rendre dans les locaux d’Assafir. Mais en voyant tous les employés dressés dans l’entrée comme un seul homme pour leur en barrer l’accès, elles ont renoncé à y pénétrer.

La période de la présence syrienne au Liban, qui s’est transformée en une sorte de long protectorat, s’est vite révélée compliquée. L’entrée des Syriens avait été préparée, avec l’arrivée, au début de la guerre civile, des forces de résistance arabe, des troupes multinationales déployées au Liban en 1976, en vertu d’un décret pris lors de la conférence de Riyad tenue la même année. Par la suite, les contingents envoyés par l’Arabie saoudite, le Yémen, la Libye, le Soudan et les Émirats arabes unis se sont retirés les uns après les autres, ne laissant sur place que les troupes syriennes.

Durant cette période délicate, Talal a essayé de trouver un équilibre, selon moi, entre, d’un côté, sa relation historique avec le président syrien Hafez Al-Assad, due à la position de ce dernier en faveur de du nationalisme arabe et de la situation géopolitique de la Syrie, et de l’autre, les pratiques inexcusables de certains militaires et personnels de sécurité syriens au Liban.

Je lui dois une intervention précieuse, lorsqu’il a, pour me protéger, délibérément omis de faire figurer ma signature sous un article dans lequel je couvrais un événement sécuritaire. Sachant que la diffusion de l’article risquait de déplaire au « grand frère » syrien, il s’était contenté de mentionner comme source une agence de presse étrangère qui avait diffusé une partie de l’information !

« Mort debout »

Après l’assassinat de Rafic Hariri en février 2005, Assafir a commencé à décliner peu à peu. Non pas à cause de cet événement, bien entendu, mais parce que le journal était — et avait toujours été — le miroir réfléchissant de l’environnement libanais en particulier et arabe au sens large. Cet environnement commençait à souffrir de la polarisation aiguë et croissante entre les deux axes antagonistes de la région, à savoir l’axe américain et l’axe iranien.

De ce fait, l’argent du financement fourni par les pays en question a commencé à être orienté vers les médias qui leur étaient clairement inféodés, ou bien placés directement sous leur tutelle.

Dans un article récent5 à la mémoire de Talal Salman, le romancier Élias Khoury écrit :

Assafir est mort debout avant même d’avoir été avalé par la mort de l’idée d’arabisme et la diffusion du confessionnalisme et des idéologies radicales dans la région. Talal Salman était-il conscient, lorsqu’on a ouvert le feu sur son journal, que c’est lui-même qu’on visait également ? Il était courageux au point de craindre davantage pour son journal que pour lui, aussi l’a-t-il tué lui-même dans un moment rare combinant audace et frayeur.

Ces mots résument parfaitement ce qu’incarnait à mes yeux, et ce, jusqu’à la dernière seconde, « Monsieur Talal »…

1«  Ma vie a-t-elle été gaspillée en vain  ?  », entretien avec Maha Zaraqit sur le site 180 Post, 26 août 2023.

2«  Le cœur blanc, le papier brun et l’encre bleue  », par Saqr Abou Fakhr, Al-Arabi Al-Jadid, Londres, 5 avril 2023.

3Entretien avec Ali Zaraqit, op.cit.

4Saqr Abou Fakhr, op. cit.

5«  Talal Salman, qui fait l’éloge funèbre de qui  ?  » Élias Khoury, Al-Quds Al-Arabi, Londres, 28 août 2023.

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