Histoire

Motivations et paradoxes de la référence au « nazi » dans le discours israélien

Les mensonges du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou sur le rôle du dirigeant du mouvement national palestinien dans la « solution finale » ont soulevé bien des contestations. Mais ils n’auraient pas été possibles sans cette donnée paradoxale : l’ignorance de la société israélienne à l’égard de la réalité historique du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale.

Amine Al-Husseini et Adolf Hitler, 1941.
Bundesarchiv, Bild 146-1987-004-09A/Heinrich Hoffmann.

Benyamin Nétanyahou délire : ce ne serait pas Adolf Hitler, mais le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amine Al-Husseini, qui serait l’instigateur véritable de la destruction des juifs d’Europe. L’opinion internationale s’émeut, y compris une grande partie des milieux juifs, abasourdis et honteux. Angela Merkel, elle, rappelle au premier ministre israélien quelques vérités. Dans Foreign Policy, Christopher Browning, l’historien américain auteur de Des hommes ordinaires1 sur un régiment de gendarmes allemands transformés après l’invasion allemande de l’URSS en Einsatzgruppen (premières unités chargées du massacre des juifs sur place), dénonce chez Nétanyahou « une tentative mensongère flagrante d’exploiter politiquement l’Holocauste ». Du contenu réel de la rencontre entre le mufti et Hitler, dont Nétanyahou a littéralement inventé les termes, Browning conclut que « Husseini ne fut pas l’instigateur de la solution finale, mais au contraire l’objet d’une tentative de manipulation par Hitler »2. « Nétanyahou a tout faux »3, renchérit Dina Porat, l’historienne en chef de Yad VaShem, le musée de l’holocauste à Jérusalem.

Hadj Amine Al-Husseini avait vraisemblablement les juifs en horreur, mais imaginer qu’en 1941, lorsqu’il rencontre Hitler, cet homme « devenu un exilé sans aucun pouvoir ait pu avoir un rôle pivot » dans la perpétration du génocide est une absurdité totale, juge l’analyste israélien Anshell Pfeffer4. Mais rien n’y a fait. Feignant de corriger son propos, deux jours plus tard, Nétanyahou ne se rétracte pas sur le fond. À ses yeux Al-Husseini porte bien une responsabilité primordiale dans la Shoah. La plupart des commentateurs ont indiqué le motif implicite de cette assertion : il s’agissait, comme l’a encore écrit Browning, d’« impliquer, par une extraordinaire exagération de la complicité de Husseini, la totalité du peuple palestinien, dans une tentative indigne de stigmatiser et de délégitimer toute sympathie ou préoccupation pour les droits des Palestiniens et leur indépendance ».

Légitimer l’usage de la force

Reste une question rarement soulevée : quitte à délégitimer, pourquoi aller trouver ce type d’argument ? Pourquoi l’analogie est-elle faite avec Hitler, et pas avec d’autres grands fauteurs de crimes de masse, Joseph Staline ou Mao Zedong récemment, ou Gengis Khan et tant d’autres plus anciens ? L’explication première est évidente : parce que, dans le cas d’Hitler, les victimes principales sont les juifs, et que l’antisémitisme est le moteur du « crime des crimes ». Mais il est une seconde explication moins immédiatement perceptible : l’assimilation de l’adversaire à Hitler légitime naturellement l’usage de la force contre lui. Le monde démocratique a fait la guerre à Hitler. Il ne l’a jamais faite à Staline ni à Mao, bien que ceux-là aient peut-être tué autant de personnes que le dictateur nazi. Lorsque l’adversaire est assimilé à Hitler, lui faire la guerre va de soi — et refuser de négocier avec lui s’impose d’évidence.

Voilà pourquoi, et depuis très longtemps, des politiciens israéliens ont régulièrement qualifié leurs adversaires du moment, arabes, palestiniens ou plus récemment iraniens, de réincarnations d’Hitler. Et peu importe que l’accusation infamante soit habile ou grotesque, l’essentiel est qu’elle réduise l’hostilité à Israël et au sionisme à une manifestation d’antisémitisme atavique et à une « menace existentielle », qu’elle annule d’emblée toute possibilité de négociation avec un tel interlocuteur et, surtout, qu’elle légitime le recours à la force comme seule attitude possible à son égard. Cette logique était en place dès les premiers temps de la colonisation sioniste. Dans le yichouv (nom de la communauté juive de Palestine jusqu’à la création de l’État d’Israël), dans les années 1880-1920, il était commun de considérer le fellah palestinien, l’indigène fomentant des « troubles » contre l’arrivée de nouveaux colons, comme l’équivalent du moujik russe ou du paysan polonais antisémite et fauteur de pogroms5. Après la Shoah, cette même logique a tendu à assimiler l’adversaire au « nazi ».

Des « réincarnations » d’Hitler

Hadj Amine Al-Husseini fut, en tant que président du Haut Comité arabe, l’un des principaux dirigeants de la révolte des Palestiniens en 1936-1939 contre l’occupant britannique. Une révolte brisée avec une extrême férocité par l’armée de Sa Majesté, avec le soutien ouvert et actif des forces du yichouv, elles-mêmes armées et entraînées par les Britanniques. Cet écrasement joua un rôle fondamental dans l’incapacité des Palestiniens à résister à leur expulsion de Palestine dix ans plus tard. Al-Husseini, qui avait rendu visite à Hitler en 1941, fut aussi le premier à se voir stigmatisé comme « nazi » par divers édiles du yichouv puis israéliens — quoique des historiens israéliens aient, très tôt, indiqué que l’ex-grand mufti se rangea un temps du côté de l’Allemagne nazie, moins par conviction idéologique que par nationalisme anti-britannique.

Bientôt, Gamal Abdel Nasser, le raïs égyptien qui gouverna de 1953 à 1970, lui succéda comme nouvelle réincarnation d’Hitler aux yeux des propagandistes israéliens. Puis ce fut le tour de Yasser Arafat, qui dirigea l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de 1969 à 2004. Lorsque les Européens, en juin 1980, adoptèrent la Déclaration de Venise par laquelle, pour la première fois, ils appelaient à intégrer l’OLP dans le processus de négociation, Menahem Begin, chef du Likoud et alors premier ministre, rétorqua : « C’est comme si on nous demandait de négocier avec Hitler. » Treize ans plus tard, la direction travailliste expliquait à sa population qu’Arafat était un partenaire pour la paix et que l’OLP était le représentant du peuple palestinien, ce qu’il avait bien fallu finir par reconnaître. Depuis, l’ex-président Mahmoud Ahmadinedjad, surnommé dans certains cercles israéliens « Mahmoud Hitlerinedjad », a hérité du rôle (avant de disparaître lui aussi), l’Iran constituant la nouvelle « menace existentielle ».

À travers ces successives réincarnations intuitu personnae d’Hitler, la référence au nazisme pour caractériser l’ennemi apparaît comme une quasi-constante de la politique régionale israélienne, surtout au sein de la droite nationaliste, mais pas uniquement. Le 5 juin 1982, lorsqu’il réunit son gouvernement pour annoncer l’invasion du Liban, le premier ministre israélien Begin se heurte à l’opposition de plusieurs ministres, dubitatifs. « Croyez-moi, c’est ça ou Treblinka, leur rétorque-t-il. Et nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de second Treblinka ». Quand, durant la seconde intifada, Marwan Barghouti, son leader sur le terrain à Ramallah, est capturé chez lui par l’armée israélienne, le député de la droite coloniale religieuse Zvi Haendel se félicite de l’arrestation de « la réincarnation d’Eichmann ».

Tous antisémites !

Plus globalement, il s’est développé en Israël un rapport extraordinairement paradoxal au nazisme et au génocide juif, dont la mémoire occupe pourtant une place devenue essentielle dans l’ethos national. Il y a, d’abord, la propension à faire de la Shoah un événement non seulement unique dans l’histoire, défiant toute comparaison, mais aussi à en faire un crime quasi a-historique, inexplicable. Et de fait, l’Israélien moyen sait très peu de choses sur ce que fut le nazisme. De ce qu’il a pu apprendre à l’école, ou lire dans les journaux populaires, le nazisme se résume aux camps de la mort, summum et aboutissement de la souffrance constante imposée aux juifs depuis 2000 ans. Comment le nazisme en est-il arrivé là ? Par le biais de quel type d’idéologie raciale ? Comment fonctionnait son régime ? Quelles mesures ont précédé le génocide et permis de le mettre en œuvre ? Tout cela reste très largement méconnu de la grande majorité des Israéliens. Au fond, le nazisme se réduit à la seule folie antisémite extrême. De sorte que tout adversaire d’Israël étant forcément antisémite, il peut légitimement être traité de « nazi ».

Par ailleurs, le discours commun en Israël rabaisse aussi le nazisme à un niveau d’extrême banalité. Le « nazi », c’est le salaud, le méchant. Une contractuelle vous colle un papillon pour stationnement interdit et vous la traitez d’« espèce de nazie » (l’auteur de ces lignes en fut témoin). D’où, aussi, la possibilité de traiter son ennemi politique intérieur de « nazi ». L’accusation est loin d’être un tabou, au contraire. Il n’y a pas que le philosophe et scientifique Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), un homme religieux, fervent sioniste et très hostile à l’occupation des territoires palestiniens, qui osa comparer les jeunes colons messianiques du Bloc de la foi (Gouch Emounim) à des « judéo-nazis » dès les années 19706. Avant lui, David Ben Gourion, le fondateur d’Israël, avait non seulement souvent traité son principal adversaire politique au sein du sionisme, l’ultranationaliste Menahem Begin, de « fasciste », mais il lui avait aussi envoyé du « nazillon » à la figure. À rebours, ce dernier traita le fondateur de l’État juif de « kapo »7 lors des débats sur les « réparations allemandes », quand Begin récusait toute aide financière de l’Allemagne fédérale à l’État d’Israël, y compris l’accord de 1952 compensant Israël au nom de toutes les victimes de la Shoah. Et personne n’a oublié qu’après l’accord d’Oslo de 1993, les nationalistes israéliens manifestaient devant Ariel Sharon et Benyamin Nétanyahou en portraiturant Yitzhak Rabin et Shimon Pérès en uniforme nazi et affublés d’une moustache à la Hitler. Bref, Israël est vraisemblablement le seul pays au monde où traiter l’adversaire de « nazi » est d’une effrayante banalité.

Pour autant, la dernière saillie de Nétanyahou n’avait rien de banal — ni d’inattendu. Elle semble même avoir été préparée. Peu avant d’évoquer Hadj Amine Al-Husseini, il avait accusé Mahmoud Abbas d’être l’auteur d’un « grand mensonge », un terme qui renvoie les connaisseurs à Joseph Goebbels, l’homme de la propagande nazie qui avait expliqué que plus un mensonge est grand et répété, plus il est efficace. Puis, avec les premières agressions d’Israéliens par des jeunes Palestiniens armés de couteaux ou de tournevis, son ministre Youval Steinitz avait comparé l’attitude de Abbas aux incitations des nazis contre les juifs. Le chroniqueur israélien Hemi Shalev rappelle que, dans un ouvrage intitulé A Durable Peace. Israel and its Place Among the Nations, publié en 2000, Nétanyahou avait déjà « réécrit » la rencontre Hitler-Husseini, prêtant à Hitler la phrase : « Nous avons un objectif commun : annihiler les juifs de Palestine ». Et dans cet ouvrage, publié bien avant qu’Abbas ne devienne le chef de l’OLP, écrit Shalev, Nétanyahou « l’avait dépeint comme le successeur direct du Mufti et de ses intentions génocidaires envers les juifs »8.

1Christopher R. Browning et Pierre Vidal-Naquet, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1994 (rééd. 2007).

2« A Lesson for Netanyahu from a Real Holocaust Historian », Foreign Policy, 22 octobre 2015.

3« Top Analyses and Opinion About Netanyahu’s Controversial Claims About Hitler and the Mufti », Haaretz, 22 octobre 2015.

4Anshel Pfeffer, « The ‘Mufti Speech’ reveals Netanyahu’s twisted view of Zionism », Haaretz, 22 octobre 2015.

5Pour l’écrivain Haïm Brenner, installé en Palestine en 1909, « les relations entre juifs et Arabes de Palestine ne sont qu’une version proche-orientale du vieux conflit qui oppose juifs et chrétiens en Europe. […]. « Chez Brenner, l’Arabe s’est substitué au moujik ou au cosaque. Une barbarie chasse l’autre… », écrit George Bensoussan dans Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, 1860-1940, Fayard, 2001.

6Voir par exemple l’interview de Yeshayahou Leibowitz dans le film d’Eyal Sivan Yzkor (1991).

7Prisonnier auxiliaire des gardiens nazis dans les camps de la mort. Il signifie « traître » ou « vendu » dans ce contexte.

8Hemi Shalev, « There is a method to Netanyahu’s Hitler-Mufti madness », Haaretz, 23 octobre 2015.

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