Israël

Naftali Bennett, le triomphe du nationalisme mystique juif

Si Naftali Bennett parvenait à succéder à Benyamin Nétanyahou comme cela semble probable, il deviendrait le premier chef d’un gouvernement israélien issu ni de la frange travailliste du sionisme, ni de sa frange nationaliste. Leader du parti Yamina, il incarne la mouvance coloniale la plus active d’un sionisme religieux aux forts accents mystiques.

Naftali Bennett lors d’une conférence organisée par le journal Besheva à Jérusalem, le 15 mars 2021
Menahem Kahana/AFP

Au sein du sionisme ultranationaliste religieux, beaucoup y ont rêvé avant lui ; Naftali Bennett est en train de le faire. Il pourrait être dans les prochains jours le premier chef d’un gouvernement israélien issu ni du sionisme dit « socialiste » qui a régné sur ce mouvement dès les débuts du XXe siècle puis sur l’État d’Israël jusqu’en 1977, ni de la droite sioniste traditionnelle, surnommée « révisionniste », qui a uni conservateurs et ultranationalistes et s’est accaparé la gestion de l’État durant 40 des 44 dernières années.

Après avoir dirigé le résidu politique du Parti national religieux historique (PNR, qui a plusieurs fois changé de nom et dont l’acronyme hébraïque est Mafdal), Naftali Bennett est le leader de Yamina (À droite), un mouvement réunissant des religieux ultranationalistes et des Juifs séculiers tout aussi ultranationalistes. Lui-même appartient à la première des deux fractions. Non seulement il porte une kippa, mais il porte celle, brodée, de la fraction religieuse la plus activiste et la plus ancienne du sionisme religieux nationaliste.

Par sa formation et son parcours, il est l’héritier spirituel du Gouch Emounim, ce Bloc de la foi dont les premiers activistes ont surgi peu de temps après la guerre de juin 1967 de l’intérieur du PNR, et qui a joué un rôle prééminent dans l’accaparement par Israël des territoires qu’elle occupe depuis lors, surtout en Cisjordanie. Le Bloc de la foi a disparu en tant que tel, mais il perdure aujourd’hui, éclaté en diverses mouvances. À commencer par l’appropriation continue de la « Terre d’Israël » dans les territoires conquis en 1967 et son corollaire, l’expropriation des Palestiniens, les idées qu’il a portées sont incarnées depuis dans des faits accomplis qui n’ont jamais cessé.

« Vous grimpiez encore aux arbres »

Vu les méandres et les aléas de la politique institutionnelle israélienne, et les alliances les plus improbables auxquelles on assiste quand la gauche sioniste accepte d’entrer dans un gouvernement qui serait présidé par Bennett, personne ne peut encore savoir où celui-ci va exactement aller dans l’immédiat ni pour combien de temps il est en place. On sait en revanche très bien d’où il vient et ce qu’il veut. Bennett est issu d’une école de pensée qui privilégie la mystique de la terre alliée à une mentalité coloniale et un racisme assumés. Et il veut l’ancrer plus encore qu’elle ne l’est déjà.

En septembre 2010, alors qu’il préside Yesha, l’organisme représentatif des colons israéliens dans les territoires palestiniens occupés, Bennett accepte un débat télévisé avec Ahmed Tibi, un député palestinien. Celui-ci s’emporte, le traite de « colonialiste ». Au début, Bennett reste calme. « Je vais le dire simplement et clairement. La Terre d’Israël est à nous, elle nous a appartenu longtemps avant que l’islam ne soit créé. » Mais Tibi s’entête, le traite d’« usurpateur ». Alors Bennett ouvre les vannes : « Vous grimpiez encore aux arbres quand un État juif existait déjà »1

Cette fois-là, Naftali Bennett avait perdu son sang-froid. L’idée qu’il avait exprimée, assimiler les Arabes aux singes comme le faisaient des noirs les suprémacistes blancs du Sud américain ne lui était pas étrangère. Mais contrairement à une flopée de rabbins des colonies juives ou d’activistes de l’extrême droite coloniale israélienne — personnages souvent ascétiques dont beaucoup exhalent une agressivité raciste sans limites —, il a toujours fait de grands efforts pour montrer une face policée, moderniste, presque rationnelle, de ce que l’association des droits humains israélienne B’Tselem n’appelle désormais plus autrement que le « suprémacisme juif » à l’égard des Palestiniens. Cependant, il incarne aussi une forme de liberté de ton désinhibée qui s’est de plus en plus enracinée dans l’arène politique israélienne. Et de temps à autre, ce qui semble être sa nature profonde ressort de la boite. En août 2013, il déclare : « J’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie, et ça ne me pose aucun problème. »2 D’ailleurs, cette déclaration ne lui en a pas posé non plus.

Bennett nait en 1972 dans une famille juive californienne qui s’est installée en Israël un mois après la guerre de juin 1967. Sa prime enfance est voyageuse, entre Israël, les États-Unis et le Canada, au gré des pérégrinations d’un père spécialiste de la levée de fonds. Au départ, ses parents sont des juifs modérément pratiquants. Mais leur fils se retrouve vite au sein du mouvement de jeunesse sioniste religieux, le Bnei Akiva. Ce mouvement est alors un maillon très important du bouleversement que connait le sionisme religieux.

Initialement, la direction du PNR fait partie de la frange modérée du sionisme sur les enjeux territoriaux, et plus généralement dans son rapport à son environnement arabe. Sa direction était des plus réticentes à l’entrée en guerre d’Israël en 1967. Elle sera encore hostile à l’invasion du Liban en 1982. Mais un vent de nationalisme mystique a envahi ses troupes après la victoire de 1967, qui pousse la jeunesse du Mafdal à se lever contre une vieille direction perçue comme timorée et à s’engager avec ferveur dans la colonisation des territoires palestiniens conquis. Lorsque Bennett est adolescent, son mouvement de jeunesse, le Bnei Akiva, est totalement acquis à cette mouvance émergente.

Le vrai sens du mot pionnier

Celle-ci créera en 1974 le Gouch Emounim, le Bloc de la foi, qui réunit autour d’une yechiva (école talmudique) nommée Merkaz HaRav (le centre du rabbin) la frange idéologique la plus activiste non seulement de la colonisation, mais aussi du refus radical de tout compromis territorial avec les Palestiniens. Dès 1967, l’un de ses plus célèbres dirigeants, Hanan Porat, s’était écrié devant le mur des Lamentations : « Me voici — pour la prêtrise, pour le royaume, pour tuer, pour être tué. Oh Seigneur, me voici… Voici comment je comprends le vrai sens du mot pionnier ». Bennett va grandir dans cette atmosphère. Il entend être l’un de ces « nouveaux pionniers » pour qui la génération précédente s’est arrêtée en chemin dans sa conquête, quand la sienne entend s’emparer du Grand Israël, de la totalité de la Palestine mandataire.

« Pour le royaume » de Dieu sur terre, Bennett sera lui aussi un « vrai pionnier ». Son parcours va être celui d’un grand nombre des adeptes de cette école, qui allie la foi messianique à une stratégie très élaborée d’investissement dans les structures de l’État et de « guerre culturelle » contre les vieilles élites travaillistes, considérées comme pleutres et vides de contenu idéologique. Les « nouveaux pionniers » entendent non seulement conquérir la terre, mais également faire de cette ambition le cœur idéologique et spirituel de la nation. Ils bâtissent un avenir qui rapproche la rédemption.

À l’initiative du bombardement de Cana

Mobilisé en 1990, Bennett va suivre le parcours le plus brillant possible des adeptes de cette mouvance. Il sert dans la Sayeret Matkal (l’« escouade de l’état-major »), unité d’élite la plus prestigieuse de l’armée israélienne, puis dans les commandos Maglan, spécialisés dans les opérations périlleuses. Le 18 avril 1996, alors qu’Israël mène une vaste offensive contre le Hezbollah au Liban, Bennet y participe avec le grade de commandant. Son unité subissant des tirs de mortier, il peste contre l’état-major, trop lent à ses yeux à prendre les mesures adéquates. Selon divers journalistes israéliens, il décide d’ignorer les directives attentistes de ses supérieurs et ordonne de bombarder le village de Cana, qui accueille un bâtiment des Nations unies où de nombreux villageois ont trouvé refuge. On comptera 102 civils morts sous les décombres, et 4 Casques bleus des forces de l’ONU. Le « massacre de Cana » fera la Une des médias mondiaux. Une enquête des Nations unies conclura à des « bombardements israéliens délibérés ». Elle sera rejetée par le gouvernement israélien.

En 2018, David Zonshein, un ancien capitaine des commandos Maglan sous les ordres de Bennett en 1996, devenu président du directoire de B’Tselem, témoignera en faveur de Bennett pour les faits advenus à Cana, tout en l’accusant de « porter une grande responsabilité dans l’effondrement moral » dans lequel Israël a sombré3 Dans cet effondrement, Zonshein inscrit son rapport général aux Palestiniens.

Après avoir fait fructifier ses compétences, partiellement acquises durant son parcours militaire de six années, Bennett va s’enrichir de manière assez spectaculaire en créant avec des associés en 1999 deux start-up de logiciels de « cyberprotection », nommées Cyota et Soluto, qu’il revendra à des fonds américains en 2009 et 2013 pour une somme totale estimée à plus de 250 millions de dollars (205 millions d’euros). Il peut enfin se tourner vers ce qui constitue son ambition depuis longtemps : la politique. Il devient vite chef de cabinet de Benyamin Nétanyahou (2006-2008).

En 2010, il est directeur de Yesha, l’organisme faîtier de la défense des intérêts des colons israéliens en territoires occupés. Le 20 décembre 2011, il donne une interview à une vedette du petit écran, Nissim Michal. « Vous êtes un haut gradé, lui dit ce dernier. Si vous recevez l’ordre d’évacuer une implantation [dans les territoires occupés], que ferez-vous ? » « Ma conscience ne me permettra pas d’obéir, répond-il. Je demanderai à mon supérieur de m’excuser, et je n’appellerai pas les autres soldats à me suivre. Mais personnellement, je ne peux pas ». Ce faisant, Bennett adopte une attitude factieuse, mais il sait qu’en Israël, elle sera perçue par beaucoup comme l’expression d’une rectitude exemplaire.

Unir la mouvance coloniale

Cependant, si Bennett adhère à la fraction ultra de la mouvance religieuse coloniale, il se dissocie de sa stratégie politique historique. Cette fraction du PNR a toujours voulu faire du sionisme religieux l’avant-garde autonome de ceux qui prônent la souveraineté de l’État juif sur la totalité de la terre d’Israël. Mais lui n’y croit pas. Bennett estime que la mouvance coloniale radicale n’étant pas constituée des seuls religieux, elle ne l’emportera pas si ses deux composantes, la religieuse et la séculière, ne s’unissent pas. Au fond, pense-t-il, l’extrême droite coloniale « laïque » israélienne partage avec lui un même nationalisme ethniciste de type barrésien, le même projet enraciné dans le culte de la « Terre ».

En 2013, Bennett crée donc Le Foyer juif, un parti unissant ces deux factions. Sa numéro deux est une non-pratiquante nommée Ayelet Shaked. Autant Bennett se veut policé, autant celle dernière est une caricature de l’extrême droite vindicative. Un jour elle se présente comme « fasciste » dans une publicité politique de campagne. Un autre jour, elle explique que la préservation de la nature juive de l’État est prioritaire, même au prix du refus d’octroyer des droits égaux aux citoyens non juifs (de fait les Palestiniens citoyens israéliens). Bennett pense la même chose, mais il arrondit les angles en général.

Depuis, il poursuit cette ligne d’unification de la droite extrême avec les séculiers, contribuant à fracturer la mouvance coloniale religieuse en plusieurs petites formations, mais réussissant à faire de la sienne un tremplin qui lui permette d’accéder à la tête du gouvernement.

Mais Naftali Bennett n’est pas qu’un politicien relativement jeune et madré. Il affiche aussi quelques principes fondamentaux. Le premier : la terre d’Israël est un don de Dieu. « Elle est à nous depuis 3 800 ans » et elle est indivisible. Le second : dans l’État d’Israël, aucun citoyen non juif ne peut disposer de droits équivalents à ceux des juifs. Le troisième : la « solution à deux États » n’en est pas une. Comme il l’a expliqué avec franchise : « Si les Palestiniens pouvaient appuyer sur un bouton et nous faire disparaître, ils le feraient — et vice-versa »4

Le conflit étant irréductible, inutile de s’acharner à chercher une solution politique. « Le secret, c’est la paix en partant du bas », expliquait-il en 20145. La seule option pour Israël consiste à imposer sa volonté, tout en offrant aux Palestiniens qui le désireront une lente amélioration conditionnelle de leur vie quotidienne. Donner un petit peu à certains Palestiniens, puis, s’ils filent droit, un petit peu plus, etc. Une sorte de condensé d’esprit colonial. En attendant qu’ils s’y résignent, il faut combattre le « terrorisme », c’est-à-dire toute velléité et même simple expression palestinienne d’indépendance (Bennett a été l’un des promoteurs de la loi israélienne excluant le terme « Nakba » des manuels scolaires).

Quant à la fin de l’histoire, Bennett a fourni à plusieurs reprises des scénarios tous plus rassurants les uns que les autres. Dans un article du New York Times en 2014, il précise qu’à terme les Palestiniens disposeront de 35 à 40 % du territoire cisjordanien (sans préciser qu’ils seront morcelés et que Jérusalem-Est n’y sera pas incluse). Ils bénéficieront d’une forme d’autonomie non étatique (« ce sera une entité en dessous de l’État », précise-t-il), où les gouvernants gèreront les affaires courantes et où Israël maintiendra son autorité sur les enjeux régaliens. Il fut un temps où cela s’appelait un bantoustan. Un « plan » qu’il avait concocté en février 2012, nommé « Initiative pour la stabilité d’Israël », indiquait qu’il entendait annexer immédiatement la zone C de la Cisjordanie, soit 63 % de son espace (qui viendraient s’ajouter aux 8 % déjà formellement annexés par Israël à Jérusalem-Est et autour). Il entendait offrir la citoyenneté israélienne à certains des Palestiniens vivant en zone C. Leur nombre variera dans sa bouche : 75 000, dira-t-il en août 2018, soit environ 20 % d’entre eux ; les autres 80 % restants pourront, s’ils le souhaitent, devenir citoyens jordaniens. Et s’ils ne le souhaitent pas ? Alors, Bennett n’en a cure, ils resteront sans droits.

Quant à Gaza, il entend demander à l’Égypte de gérer la question. Pour le reste, avait précisé Bennett en 2016, les 60 à 70 % restants de la Cisjordanie doivent être annexés, et le plus tôt sera le mieux. « Il faut agir de manière décisive, imposer notre rêve. Et ce rêve est que la Judée et la Samarie fassent partie de l’État souverain d’Israël »6. Dans un futur non précisé, toute la Cisjordanie sera annexée, dira-t-il en août 2018.

Un partisan des démocraties musclées

Enfin, Bennett n’a pas seulement été un supporteur enthousiaste de la loi sur l’État-nation du peuple juif, insérée dans les lois israéliennes dites « fondamentales » (c’est-à-dire à portée constitutionnelle) qui, pour la première fois, établit une différence légale entre les citoyens juifs et ceux qui ne le sont pas (à 95 % des Palestiniens). Il est aussi un partisan des démocraties musclées. Ainsi, lorsqu’il était ministre de l’éducation (2015-2019), a-t-il imposé par décret l’interdiction aux établissements scolaires publics d’accueillir les représentants d’une série d’associations israéliennes hostiles à l’occupation des Palestiniens, à commencer par Breaking the Silence, une ONG qui regroupe d’anciens militaires qui dévoilent la réalité de cette occupation d’un autre peuple.

Bennett premier ministre serait l’aboutissement de plus d’un demi-siècle de poussée du soft power religieux au sein de la société juive israélienne. Un mouvement qui a installé en majesté des notions mystiques initialement très marginales au sein du sionisme. D’une avant-garde militante, le Bloc de la foi aujourd’hui disparu a étendu son influence à une myriade de mouvements et de partis politiques. Ses héritiers sont présents au Likoud et désormais dans des cercles religieux ultra-orthodoxes eux-mêmes issus… de l’antisionisme. Ils sont présents dans Yamina, le parti de Bennett, comme dans le nouveau parti sioniste religieux qui accueille les kahanistes, ces suprémacistes juifs qui ont récemment mené à Jérusalem les ratonnades nocturnes contre les Palestiniens. En d’autres termes, le Bloc de la foi est devenu l’informel parti de la foi. Pour la première fois, et au-delà des batailles internes à ce camp, l’un des siens est parvenu au sommet.

1Liel Leibowitz, « Zionism’s New Boss », Tablet, 14 janvier 2013.

2Lire Odeh Bisharat, « Killing Arabs – Not what you thought », Haaretz, 12 août 2013.

3David Zonshein, « Setting record straight on Bennett and Lebanon », Haaretz, 10 avril 2018.

4David Remnick, « The Party Faithful », The New Yorker, 21 janvier 2013.

5Naftali Bennett, « For Israel, the Two-State is no solution », The New York Times, 5 novembre 2014.

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