Nord de la France. Les musulmans des classes moyennes face à l’islamophobie ordinaire

Le problème des musulmans français est souvent perçu comme étant principalement de nature économique et sécuritaire : précarité, enclavement dans des quartiers de ségrégation, criminalité, djihadisme… Notre enquête à Maubeuge et Roubaix en compagnie d’un groupe de jeunes doctorants décrit un sentiment d’oppression et d’incompréhension chez les musulmans des classes moyennes. Il est certes lié au passé colonial, mais aussi et surtout à une interprétation de la laïcité de plus en plus suspicieuse et teintée d’islamophobie.

Roubaix

À Maubeuge, où une grande partie des musulmans est de condition modeste1, il existe une classe moyenne musulmane, en grande partie de la deuxième et de la troisième génération, qui, selon les critères dominants, a « réussi dans la vie ». La majeure partie travaille dans l’informatique, les services, la fonction publique, et certains entrepreneurs ont même rejoint la classe supérieure. Mais dans nos échanges, ils font part de leur sentiment de non-appartenance à une France qui ne les reconnaît pas à égalité et cherche à les humilier de multiples façons dans leur vie quotidienne, mais aussi professionnelle.

Un « Arabe » peut-il être un bon citoyen ?

Ahmad*2, d’origine maghrébine, est propriétaire de plusieurs magasins. Il regrette d’être toujours traité comme inférieur, qu’on lui en veuille d’avoir réussi alors que des « Français » ne parviennent pas à joindre les deux bouts. L’homme s’interroge en entendant certains politiques accuser des musulmans comme lui de communautarisme parce qu’ils ont fait campagne pour les municipales : « Citoyen qui a réussi dans les affaires, pourquoi serais-je suspect de me lancer dans la politique municipale, ou même dans les élections législatives ? Où est le mal ? » Selon lui, un « Arabe » qui se lance dans la politique est par définition suspect. Il a beau mettre dans la balance son credo républicain, truffer son équipe de militants blancs, rien n’y fait, il a la tâche beaucoup plus dure que les autres. Un plafond de verre douloureusement perceptible l’isole des autres citoyens. Un autre musulman renchérit : « On est face à un républicanisme de la société qui refuse aux Arabes le droit d’être de bons citoyens laïcs, car on les soupçonne de noirs desseins à l’égard de la République. »

Toujours à Maubeuge, Hasna*, diplômée d’origine maghrébine, évoque son profond malaise en tant que fonctionnaire, au vu de la suspicion générale au sujet du voile. Tout en dénonçant le fondamentalisme de certains musulmans, elle se plaint de la lourdeur du regard qui pèse sur elle, pourtant sans voile, plein de sous-entendus, comme un reproche lié à son origine. Son sentiment est ambivalent : elle a fait sien le credo laïc et rejette les musulmans qui refusent par exemple de serrer la main d’une femme, mais elle est assaillie de doutes sur sa propre identité face à ce qu’elle appelle « une chasse aux sorcières ». Elle fait part de son désarroi entre une religiosité orthodoxe qu’elle dénonce comme patriarcale et une société française qui n’arrive pas à traiter à égalité les enfants d’immigrés musulmans. La fonctionnaire cite en exemple le film Soumaya de Waheed Khan et Ubaydah Abu-Usayd, en partie basé sur des faits réels : l’histoire d’une femme d’origine maghrébine soupçonnée, après 14 ans de bons et loyaux services, de s’être radicalisée après avoir choisi de porter le voile, alors que rien ne l’interdit dans l’espace public et que son entreprise l’autorise.

Moussa*, membre de la majorité municipale de Maubeuge, se revendique « républicain » et musulman, mais il a le sentiment de n’être reconnu ni par les musulmans ni par les républicains. Il souffre d’un manque d’égard de la part de la société alors qu’il est profondément sécularisé et demande à être reconnu comme musulman, non pas comme porteur de cette religion, mais comme le fils d’un ex-colonisé qui a besoin de cette distinction pour se reconnaître dans sa dignité.

À Maubeuge comme à Roubaix

Ce mal-être est d’autant plus grand que Maubeuge est une ville plutôt pauvre et sans grandes perspectives d’avenir, écrasée par la métropole de Lille. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le salafisme y est ultra-minoritaire. Aux élections européennes de 2019, certains quartiers ont voté en faveur de l’Union des démocrates musulmans français (UDMF), mais le fait reste très marginal. Même ces électeurs ne sont pas salafistes dans leur grande majorité, leur vote étant plutôt une protestation contre la grande pauvreté qu’ils subissent depuis plusieurs années3.

Une minorité de musulmans des couches moyennes tente, à Roubaix comme à Maubeuge, de se frayer une voie vers la politique afin de secouer les préjugés tenaces qui les prennent pour cible. Le chemin est selon eux semé d’embûches. La domination vécue comme néocoloniale pèse de tout son poids, et l’accusation de communautarisme leur empoisonne la vie. Les « valeurs républicaines » servent de prétexte pour leur interdire l’accès à la représentation politique, surtout à droite. À Roubaix, lors des élections municipales de 2020, une partie de la gauche a soutenu un candidat fils d’immigrés diplômé de l’enseignement supérieur. Malgré sa défaite, cette candidature a donné de l’espoir à des enfants d’immigrés qui espèrent parvenir à percer politiquement.

Contrairement à Maubeuge, Roubaix est précarisée et polarisée4 :72 % de la population souffre d’un fort taux de chômage et de précarité. Les quartiers moyens à la population mélangée sont peu nombreux, tout comme les quartiers aisés. Ces deux derniers types représentent respectivement 18,5 % et 9,5 % de la population totale roubaisienne.

Il existe à Roubaix une communauté salafiste significative, mais elle n’est pas aussi ségrégationniste qu’on ne le dit. Le « restaurant salafiste » d’une avenue du centre, où nous avons déjeuné et dîné en février 2020, accueille des femmes portant le foulard ou la djellaba (nous n’avons pas vu de voile intégral). On leur réserve un espace « fermé » si elles le désirent, pour déjeuner en famille à l’abri des regards. Mais on y trouve aussi des femmes sans foulard mangeant dans l’espace commun. Pour les propriétaires, il s’agit d’attirer une clientèle variée pour s’assurer de meilleures fins de mois. Non loin de là, un club sportif propose aux femmes des cours non mixtes. Mais l’un et l’autre se trouvent dans un quartier où le mélange entre non-religieux et pratiquants est un fait. La grande majorité des salafistes de Roubaix sont des gens économiquement exclus et qui pensent, à juste titre ou non, qu’ils n’ont pas d’avenir au sein de la société laïque. On les reconnaît à leurs vêtements, quand ils sillonnent certains quartiers de la ville. Tous les exclus ne sont pas salafistes, mais la grande majorité des salafistes sont des exclus.

Une tolérance plus grande qu’ailleurs

Cela étant, Roubaix est une ville attachante pour les musulmans orthodoxes qui pensent que la tolérance y est beaucoup plus grande qu’ailleurs et s’y installent plus volontiers, d’après les propos de ceux que nous avons interviewés. Mais elle l’est tout autant pour les musulmans sécularisés qui s’en étaient éloignés pour des raisons professionnelles et qui, à la première occasion, y retournent. Il y a une « magie » de Roubaix comme il y en a une de Marseille, un sentiment de bien-être lié à la spécificité de la ville, autant réelle qu’imaginaire : on se sent y appartenir à défaut de faire partie de la société globale qui ne vous reconnaît pas dans votre singularité. C’est en somme un havre de paix. Il existe un profond attachement à la ville, prééminent sur l’image d’une France qui rejetterait sournoisement les enfants et petits-enfants d’immigrés.

Les classes moyennes de Roubaix dénoncent la pauvreté qui en désespère plus d’un, les poussant à se retirer de la société, jusqu’à se réfugier dans le salafisme. Ce qui nourrit un sentiment d’abandon par la société et la République chez de nombreuses couches sociales démunies. Pour ces dernières, le séparatisme provient de la République, plutôt que d’elles.

Roubaix a réalisé, un peu comme Marseille, une rare synthèse entre l’orthodoxie religieuse (voire le fondamentalisme) et la vie quotidienne des couches sécularisées. Les deux se côtoient, quelques-uns s’en offusquant au nom de la laïcité. Mais les signes de rupture et de hantise quant à une France gagnée par l’islamisme ne s’y manifestent pas de manière aussi obsessionnelle que chez « les Parisiens ». On y a développé un art de vie qui fait fi des distinguos idéologiques, et les actes de violence n’y sont pas nombreux.

Hormis le clan Aouidate qui a envoyé plus d’une vingtaine de ses membres en Syrie, le nombre d’islamistes radicaux n’est pas plus élevé à Roubaix qu’à Maubeuge. Salafisme et djihadisme ne font pas bon ménage, comme ailleurs en France où la trajectoire belliqueuse au nom d’Allah ne suit pas la même voie que celle de l’ultra-orthodoxie musulmane.

Barrières aux élections

Tout le problème est là : tant que les musulmans de classe moyenne restent dans leur vie professionnelle, ils peuvent réussir en dépit des suspicions qui les ciblent. Mais dès qu’ils veulent franchir le portail de la vie publique ou se présenter aux élections, les barrières se dressent, fort nombreuses sur leur chemin : on les taxe de communautaristes (et désormais, de « séparatistes »), on leur attribue des intentions inavouées de fondamentalisme islamique, de clientélisme « arabe », d’« entrisme » dans la société démocratique. Une partie de la gauche a pris conscience de ce problème, en particulier à Roubaix, et a tenté d’y parer en appelant par exemple à voter pour le candidat d’origine maghrébine contre le maire sortant. Mais on est très loin d’avoir surmonté les obstacles. Un Français d’origine maghrébine d’une cinquantaine d’années le résume à sa façon : « Tant que l’Arabe fait un métier subalterne, il est à sa place, mais s’il entend se hisser au niveau des dirigeants, c’est comme si le colon blanc voyait un indigène chercher à prendre sa place ! » Un autre encore : « On encourage les jeunes à faire de la politique, mais quand les jeunes musulmans en font, on leur dit de rester à leur place ! »

On finit par pratiquer la dérision, comme ce candidat à une élection cantonale : « On me demandait lors de la campagne : "Vous êtes arabe ?” Je répondais : “Non, je suis de Maubeuge !” »

Un autre raconte le côté insurmontable d’être « arabe » dans une société où la vie quotidienne devient insupportable, à force d’entendre la même litanie :

Mon frère aîné a fait médecine, avant d’aller vers l’informatique pour avoir moins de contact avec les « Français » qui le traitent de bougnoule. Il me dit souvent : on est des Arabes, on n’est pas des Français ! Il s’appelle Ali. Il pense que les dés sont pipés : son identité se crispe, il est acculé à être arabe et la politique le laisse froid. On nous condamne à être des étrangers à vie. Même au bout de la énième génération, on nous traite encore d’immigrés. Dans la politique, on nous le jette à la figure. On porte cette humiliation à vie.

Ce quadragénaire s’exclame :

Je suis toujours obligé de me justifier d’être musulman alors que j’ai une position sociale comme informaticien. J’ai de la haine. Je ne lis plus les journaux. Les médias aident à maintenir cet ostracisme. Mes parents sont algériens, j’ai la peau mate. Ce sentiment de harcèlement est généralisé chez les musulmans. Il y a cette chanson, [Lettre à la République->https://www.youtube.com/watch?v=gp3XZDK7Lw4] qui résume bien la situation : on nous méprise et on nous demande de faire l’éloge de la République !

L’islamophobie que subissent les classes moyennes musulmanes n’est en somme que la manifestation du vieux racisme anti-arabe, mais qui peut aujourd’hui se cacher derrière les discours de « laïcité » et de « valeurs républicaines », en profitant du contexte (attentats, etc.). Chez les femmes, il suffit qu’elles portent le foulard pour qu’on les traite de fondamentalistes, de non-Françaises, de soumises au patriarcat… Quoique moins grave, la situation de ces « Arabes » est comparable à celle des Noirs aux États-Unis. Dans les deux cas, une classe moyenne s’est constituée à côté d’une majorité de précaires et de marginalisés. Et dans les deux cas, ses membres souffrent de multiples blessures symboliques. Les stigmates se transmettent de génération en génération et créent une conscience malheureuse qui, dans une infime minorité de cas, se transforme en déclaration de guerre contre la société sous forme de djihadisme. Par ailleurs, le racisme des dominants engendre de la haine de la part des dominés ; l’arrogance des uns suscite l’agressivité des autres. Le cercle vicieux du rejet mutuel se transforme en un système qui s’entretient et se revigore à chaque génération.

1Maubeuge compte 29 679 habitants (INSEE 2016), et le taux de chômage s’y élevait à 23,1 % en 2016, et jusqu’à plus de 60 % pour les jeunes dans certains quartiers, selon les acteurs locaux. Depuis les années 1970, la désindustrialisation a fortement fait baisser le niveau de vie de la majorité de la ville qui ne s’est pas relevée dans la nouvelle économie, contrairement à Lille.

2*Les prénoms ont été modifiés.

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