Instant solennel vendredi 13 décembre 2019, à la base aérienne 101 de Niamey. Sous le regard éploré des familles des victimes, Mahamadou Issoufou, le président nigérien, s’incline devant chacun des 71 sacs mortuaires contenant les dépouilles des soldats tués lors de l’attaque de leur camp, à Inates, trois jours plus tôt. Revendiquée par la branche locale de l’organisation de l’État islamique (OEI), cette attaque qui a, semble-t-il, mobilisé plusieurs centaines de combattants lourdement armés, parmi lesquels au moins 57 auraient été tués, a suscité une immense émotion dans le pays et au-delà. Jamais l’armée nigérienne n’avait subi d’aussi lourdes pertes depuis que le pays est confronté à la menace des groupes djihadistes armés.
Fidèle au discours qu’il tient depuis des années, le président nigérien, s’adressant aux défunts lors de la cérémonie d’hommage, s’est exprimé en chef de guerre : « Vous avez consenti le sacrifice de vos vies pour protéger le Niger de la barbarie de ceux qui, tels des vampires, n’aspirent qu’à s’abreuver de sang, de ceux qui détruisent non seulement des vies, mais notre religion. »
Des enfants du pays
Ces « vampires » qui se battent dans les rangs de l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) et qui ont infligé de très nombreuses pertes ces derniers mois aux armées du Niger, du Mali et du Burkina Faso sont, pour un grand nombre d’entre eux, des enfants du pays : des Peuls de la région du Nord-Tillaberi pour la plupart, avec lesquels il était possible, encore récemment, de discuter. Leur engagement dans la voie armée, qu’ils ont bien souvent subi, est le fruit de choix politiques anciens et de stratégies militaires récentes qui les ont petit à petit marginalisés et poussés dans les bras de ceux qui prônent le djihad armé dans la région. « Avant d’être des bourreaux, ils ont été des victimes », affirme un proche du président Issoufou, lui-même issu de cette communauté.
Comme ailleurs dans le Sahel, les nomades du Nord-Tillaberi, région située au nord de Niamey et frontalière avec le Mali et le Burkina, ont longtemps été les principaux oubliés des politiques de développement menées depuis les indépendances. Selon un rapport officiel, en 2009, le pastoralisme ne représentait que 1 % des investissements de l’État nigérien.
Soumis à une forte pression démographique dès les années 1960, les cultivateurs de cette zone ont, au fil du temps et avec la complicité des autorités, sans cesse grappillé sur les terres originellement dévolues au pastoralisme. Les éleveurs, des Toleebe (Peuls du Niger) pour la plupart, ont été contraints à se déplacer avec leur bétail toujours plus au nord, là où l’herbe est moins verte. Nombre d’entre eux se sont retrouvés en territoire malien. Ils ont dû faire face à la concurrence des éleveurs touaregs — daoussahak pour la plupart — installés de longue date dans la région de Menaka, et à l’arbitraire des forces de sécurité et de l’administration maliennes.
Inévitablement, les conflits se sont multipliés. Les vols de bétail aussi. Selon une estimation du Conseil des éleveurs du Nord-Tillaberi, 316 éleveurs peuls auraient été tués dans la région de Gao au Mali et dans la région de Tillaberi au Niger entre 1990 et 2007.
En mars 1997, un conflit autour d’un puits entre éleveurs peuls et daoussahak dans le cercle de Menaka, au Mali, aboutit à un carnage : une cinquantaine de Peuls sont tués, et une grande partie de leur bétail est volé. De nombreux Peuls du Niger décident alors de quitter le Mali et de retourner dans leur pays d’origine. Pour protéger leur communauté, mais aussi pour se venger, certains d’entre eux créent une milice avec le soutien implicite de l’État.
Rapidement, les razzias diminuent. Mais un autre problème apparaît : que faire de ces hommes armés ? Pendant plus d’une décennie, des initiatives seront menées pour tenter d’associer ces miliciens au processus de désarmement initié à la fin de la première rébellion touarègue. En vain. Si la milice est en sommeil, elle n’est pas dissoute. Certains de ses membres se recyclent dans le banditisme ou dans le mercenariat.
« Quand on est faible, on rejoint un plus fort »
Début 2012, les Peuls vivant de part et d’autre de la frontière voient avec inquiétude les Daoussahak rejoindre le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Ce groupe malien, issu de l’alliance entre deux mouvements politiques indépendantistes et les combattants touaregs revenus de Libye en 2011, dispose d’un arsenal important : fusils AK-47, lance-roquettes RPG-7… En février 2012, alors que le MNLA est en train de chasser l’armée malienne des principales villes du septentrion, et avant qu’il n’en soit chassé à son tour par les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaida, un ancien membre de la milice peule est tué. Ses ex-compagnons d’armes se sentent menacés. « Ils se sont dit : ‟nos ennemis sont devenus très forts, nous devons réagir” », souligne un de leurs anciens chefs. Mais plutôt que de réactiver leur milice, ils décident de rejoindre des groupes armés maliens pour se protéger d’éventuelles représailles. « Quand on est faible, on rejoint un plus fort, et si possible l’ennemi de votre ennemi », explique un responsable politique nigérien proche des anciens miliciens.
Certains s’engagent dans la milice d’autodéfense Ganda Izo, constituée de Peuls et de Songhaï et basée à Gao. D’autres, plus nombreux, rejoignent le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Ce groupe djihadiste, né d’une scission au sein d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), est dirigé par des Sahraouis et des Arabes de la région de Gao qui ont la main sur une partie des trafics illicites. Ils recrutent des combattants dans les communautés les plus fragiles, en tête desquelles figurent les Toleebe du Niger. Parmi ces derniers, rares sont ceux qui rejoignent le Mujao pour des motivations religieuses. « La plupart ne sont pas allés à l’école, ni même à l’école coranique, rapporte un de leurs anciens chefs. Ils n’avaient aucune idée extrémiste. Ils étaient seulement guidés par la volonté de défendre leur communauté ».
Des Peuls djihadistes malgré eux
En 2013, après le déclenchement de l’opération Serval, les Peuls du Mujao reviennent dans les campements, auprès de leur famille. Ils restent toutefois sur leurs gardes, car leurs ennemis du MNLA ont repris le contrôle de la zone à la suite de l’armée française, avec laquelle ils coopèrent. L’État du Niger les accueille froidement : il tente de négocier leur désarmement, sans succès, tout en intensifiant ses patrouilles et les arrestations.
En novembre 2013, un incident va réveiller les vieilles rancœurs : le beau-père du leader de la tribu touarègue des Imghad, El-Hadj Gamou — un général de l’armée malienne qui a fondé sa propre milice, le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia) — est tué dans son village par un Peul. On ignore encore s’il a été victime d’un assassinat ciblé ou d’un « simple » fait divers lié à un conflit foncier. Toujours est-il que les représailles ne tardent pas : quelques jours plus tard, une cinquantaine de Peuls sont tués près de la frontière. S’ensuit un cycle de terribles massacres. En février 2014, une quarantaine d’Imghad sont massacrés à Tamkoutat.
Jusque-là cantonnés au Mali, les combats débordent en territoire nigérien. Niamey réagit. Le 10 février 2014, les forces de sécurité arrêtent plusieurs combattants peuls, dont quelques chefs, mais aussi des civils. « L’erreur a été de les présenter tous comme des terroristes, alors que la plupart sont des miliciens entraînés malgré eux dans ce conflit et qui ne savaient pas comment en sortir vivants, déplore un ancien chef de la milice. C’est à ce moment que ces jeunes ont compris que l’État du Niger ne les protègerait pas. Ils sont retournés au Mali et ont repris contact avec les chefs du Mujao ».
Un nouvel ennemi
Dès lors, le Niger qui avait été jusque-là épargné est considéré comme un ennemi. Le 30 octobre 2014, des éléments armés lancent trois attaques simultanées contre une prison, une patrouille des forces de défense et de sécurité et des positions militaires au sein d’un camp de réfugiés. Neufs soldats sont tués, 58 prisonniers sont libérés. Les semaines suivantes, les assauts se multiplient contre les positions de l’armée. Des dizaines de soldats perdent la vie. Le pouvoir tente d’ouvrir des canaux de négociation avec les jeunes combattants de nationalité nigérienne, mais aucune tentative n’aboutit. De l’aveu de plusieurs médiateurs qui ont eu à s’impliquer dans les négociations, il était encore possible, à l’époque, de ramener les jeunes combattants à la raison. Mais de part et d’autre, les tenants d’une ligne dure l’ont emporté.
Après l’attaque de Tongo Tongo en octobre 2017 au cours de laquelle cinq soldats nigériens et quatre soldats américains sont tués, le pouvoir se raidit. Des renforts sont envoyés sur place. Les arrestations se multiplient. Plusieurs associations dénoncent des arrestations arbitraires et des violences contre des civils, et déplorent l’amalgame qui est fait entre Peuls et djihadistes. Cela n’empêche pas les miliciens, désormais réunis au sein de l’EIGS qui a succédé au Mujao, d’infliger de nouvelles pertes à l’armée.
Coopération à haut risque avec les milices
Conscient qu’il est en train de perdre la bataille, le pouvoir nigérien fait un choix qui aura de lourdes conséquences. Mi-2017, il fait appel à deux milices opérant sur le territoire malien, de l’autre côté de la frontière, pour l’aider à combattre les djihadistes : le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA), essentiellement composé de Daoussahak, et le Gatia, dont les éléments sont issus de la tribu imghad — soit deux communautés qui ont des comptes à régler avec les Peuls toleebe.
Les autorités de Niamey accordent aux deux milices le droit de mener des opérations militaires sur le territoire nigérien, et leur apportent un soutien opérationnel. Bientôt, l’armée française s’appuie également sur ces deux forces pour mener des opérations dans la « zone des trois frontières ».
Ces groupes ont cependant leur propre agenda politique, et leurs combattants sont « incontrôlables », selon les mots d’un membre du gouvernement nigérien. Les milices ne font en effet aucune différence entre un djihadiste et un Peul. Des dizaines de civils sont tués dans des campements. En dépit de nombreuses accusations d’exactions contre des civils, dont certaines, documentées, ont été menées en présence de militaires français, il faudra plusieurs mois avant que les armées française et nigérienne cessent cette collaboration. Longtemps l’état-major de Barkhane a assumé cette alliance. Les militaires français ne voyaient à l’époque que les gains opérationnels. De fait, cette coopération a permis de démanteler des cellules djihadistes. Elle a mis un coup d’arrêt momentané à la montée en puissance de l’EIGS.
Mais comme le remarque Hannah Armstrong, chercheuse au sein du think tank International Crisis Group (ICG), « paradoxalement, la coopération de Barkhane avec le MSA et le Gatia, qui a duré jusqu’à l’automne 2018, a renforcé les djihadistes. Ils ont pu recruter en mobilisant des communautés menacées ».
Ce qui était considéré à Paris comme une opération antiterroriste était perçu sur le terrain comme un appui apporté à une communauté contre une autre par un corps étranger. « En dépit de succès militaires ponctuels, le recours à ces groupes à des fins contre-insurrectionnelles renforce les tensions intercommunautaires et menace d’embraser la région », alertait ICG en juin 2018. En effet, aux massacres de Peuls par les milices ont succédé des tueries de Touaregs orchestrées par des éléments de l’EIGS, faisant des centaines de morts en 2017 et 2018. En outre, le soutien apporté par les autorités nigériennes et par l’armée française à ces deux milices a, selon plusieurs médiateurs, accentué le sentiment de défiance des Peuls, combattants comme civils, vis-à-vis de l’État.
Un groupe qui ferme les écoles, lève l’impôt et rend la justice
Aujourd’hui, l’échec est cuisant. Après un léger reflux observé en 2018 dans le Nord-Tillaberi, l’organisation djihadiste y a de nouveau gagné du terrain cette année. En dépit des opérations régulières menées par l’armée française et les armées nationales dans la région, l’EIGS contrôle une grande partie des zones rurales d’un immense territoire allant de Gossi à la forêt d’Ansongo, en passant par le nord du Burkina Faso. Le groupe y a fait fermer des écoles, lève des impôts et rend la justice. Ces djihadistes s’adonnent à des actes de banditisme, dans le nord du Burkina notamment, mais ils garantissent aussi l’accès aux mares, aux puits et aux pâturages, ce qui est de nature à plaire aux éleveurs. De fait, une partie de la population semble s’accommoder de leur présence. Désormais, le groupe recrute dans toutes les communautés.
Ceux qui s’opposent à ces nouveaux maîtres sont assassinés. Les autorités coutumières et étatiques, qui constituent les derniers freins à leur hégémonie, sont particulièrement ciblées. Plusieurs chefs traditionnels ont été tués ces derniers temps, dont six durant le seul mois de novembre 2019. Quant aux militaires maliens et nigériens, ils sont soumis à une forte pression. Avant la tuerie d’Inates, les éléments de l’EIGS avaient lancé un assaut meurtrier sur le camp d’Indelimane, situé côté malien, le 1er novembre ; 49 soldats maliens et un civil avaient été tués.
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