Nucléaire iranien, guerre en Syrie : deux dossiers entremêlés

Officiellement, l’accord de Genève du 24 novembre 2013 sur le programme nucléaire iranien et la Conférence de Genève II sur la Syrie sont dissociés. Pourtant, les deux sont liés à travers la rivalité entre la République d’Iran en voie de « normalisation » et la monarchie saoudienne « amie de l’Occident », alors que les grandes puissances avouent leur impuissance.

Vue sur les installations du réacteur IR-40 de Arak (Nord de l’Iran). Photo Wikimedia commons. Octobre 2012.

Le centre d’analyse stratégique américain Statfor soulignait récemment que « pour Washington la priorité stratégique est de protéger et faire avancer la négociation avec l’Iran, ce qui semble contredire sa position officielle sur la place de Bachar Al-Assad dans la transition politique en Syrie. C’est là une des multiples pièces de la négociation entre les deux capitales »1. En cas de blocage sur la question nucléaire, la crise syrienne pourrait ainsi devenir un moyen de pression utilisable par les deux parties.

Pour Washington, le règlement de la question nucléaire est un préalable pour ne pas donner à l’Iran une trop grande suprématie. Mais en devenant dès 2011 le champ de bataille des deux rivaux régionaux, le conflit syrien a bouleversé cet agenda en ouvrant un second front non plus diplomatique mais militaire, pouvant préfigurer un Proche-Orient ravagé durablement par des conflits de basse intensité. Cette situation est quelque peu schizophrénique car Washington doit donner des gages de soutien à la fois aux monarchies arabes et à Israël, qui ont bénéficié de la mise à l’écart de l’Iran pendant plus de trente ans et trouver sur le nucléaire un compromis acceptable avec la République islamique. Dès lors, comment stabiliser le Proche-Orient avec deux gendarmes – Iran et Arabie saoudite – que tout oppose ?

L’Iran bashing dans l’opinion publique et parmi les gouvernants et parlementaires américains, européens et même français reste l’une des composantes majeures dans les prises de décision. Le drame syrien arrive donc à point nommé pour conforter l’idée que l’on ne peut pas faire confiance à la République islamique et qu’il faudra donc in fine la mettre à genoux. Le discours des néoconservateurs occidentaux en est facilité : « Imaginez le rôle de l’Iran en Syrie si Téhéran disposait d’une arme atomique ? » Plusieurs fondations américaines « pour la démocratie » ont fait le voyage en Europe en ce début d’hiver pour affirmer leur position : il faut continuer de faire pression sur l’Iran en ne levant pas les sanctions et en l’excluant de tout rôle régional. Sans être totalement acceptée, cette option a reçu un très bon accueil, notamment à Paris où l’on doute publiquement de l’issue favorable des négociations2.

À Téhéran, les opposants à la normalisation des relations avec les pays occidentaux et à toute concession sur le nucléaire sont renforcés par leur soutien à ce qui était la politique de la République islamique durant la guerre Irak-Iran. Leur soutien appuyé à Al-Assad et à la Syrie, pilier du front du refus contre Israël, peut difficilement être rejeté par le gouvernement de Hassan Rohani dont la priorité –- comme pour Washington –- reste un bon accord sur le nucléaire et la levée des sanctions. Le risque d’échec de l’accord sur le nucléaire est donc singulièrement renforcé par les contradictions politiques imposées à l’Iran par la guerre de Syrie.

L’accord sur le nucléaire reste central

Barack Obama ou John Kerry cherchent sans aucun doute une solution rapide et durable aux deux questions du nucléaire et de la Syrie, mais ils doivent compter avec un Congrès où l’opposition frontale à l’Iran réunit tous les républicains et de nombreux démocrates. Ce qui fait réagir le négociateur iranien Abbas Araqchi, lequel a clairement déclaré que « toute nouvelle sanction tuera les négociations ». Mais en Iran, le débat politique interne est particulièrement vif sur la négociation de l’accord final qui commence le 18 février et s’annonce difficile.

Washington et Paris semblent vouloir le démantèlement quasi complet de l’industrie nucléaire iranienne plutôt que son contrôle dans le cadre du protocole additionnel au Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Cette option maximaliste semble utopique, car inacceptable par l’Iran qui entend conserver les acquis de ses investissements. Comme le souligne François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, « ce genre d’interdiction peut être imposé à une nation vaincue. Mais l’Iran n’est pas dans cette situation. »3

En effet, les sanctions économiques n’ont pas anéanti l’Iran. La crise est grave, mais le gouvernement a été assez habile pour créer un consensus national et faire élire Rohani. Le nationalisme iranien a en outre été renforcé par les succès technologiques du programme nucléaire réalisé, malgré les sanctions et en négociant directement avec les plus grandes puissances du monde.

À Téhéran, les opposants à l’accord sur le nucléaire et favorables à un soutien actif à Bachar Al-Assad ne sont pas inactifs et espèrent briser la confiance mutuelle liant le Guide Ali Khamenei et le président Rohani qui garantit pour le moment la politique d’ouverture iranienne. Comme l’a fait remarquer le ministre iranien des affaires étrangères Javad Zarif : « En Iran aussi nous avons nos ‘Tea parties’. ».4. Les quotidiens conservateurs Keyhân ou Jomhuri eslâmi relaient les critiques virulentes des députés, celles du général Mohammed-Reza Naqdi commandant les bassiji (milices islamiques), ou de certains leaders religieux qui contestent les concessions faites par Zarif sur le nucléaire ou l’ouverture aux États-Unis. A l’opposé, les journaux plus libéraux comme Sharq ou Hamshahri et les très nombreux sites Internet proches du gouvernement, indépendants ou réformateurs — désormais « protégés » par le Guide et le président — insistent sur le nécessaire pragmatisme, l’intérêt national, la nécessaire intégration dans la mondialisation.

L’opposition au processus d’ouverture est donc active, mais elle est faible. Les députés du Front de la résistance de la Révolution islamique (jebbeh peydâri) ne forment que le quart du Majles (Assemblée) et ne sont soutenus que par une partie des miliciens bassiji, des Gardiens de la Révolution (pasdaran) et quelques rares hommes politiques comme Sai’id Jalili, l’ancien négociateur sur le nucléaire, ou encore l’ayatollah Mezbah-Yazdi. Le général Naqdi a dû annuler un « meeting de masse » contre la « sédition » qui n’avait réuni que trois cent militants place de Palestine le 30 décembre 2013.

Pour le moment, tout reste calme en Iran. L’optimisme règne et la société civile fait le gros dos, attendant patiemment que les premiers résultats de l’ouverture soient visibles. Par leur optimisme imperturbable et leurs discours à l’ONU, à Davos ou Genève, les leaders iraniens s’efforcent de montrer que leur politique nouvelle, pragmatiste, a le soutien de la population comme des élites5.

L’accord du 24 novembre 2013 est entré en vigueur le 20 janvier. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a certifié que l’Iran avait respecté ses engagements, « gelé » son programme nucléaire, cessé l’enrichissement de l’uranium à 20 % et commencé la conversion des stocks. La levée des sanctions s’est amorcée avec les premières restitutions à l’Iran des 4,7 milliards de dollars d’avoirs iraniens retenus dans les banques occidentales. La plupart des gouvernements occidentaux (Royaume-Uni, Italie, Espagne et même la France)6 font le voyage de Téhéran pour normaliser ou renforcer leurs relations politiques. Les entreprises sont particulièrement actives : la délégation du Mouvement des entreprises de France (Medef, principale organisation patronale française) qui s’est rendue en Iran au début de février comprenait plus de quatre-vingt membres.

L’Iran est enfin pris au sérieux et se sent en position de force. Mais à l’évidence, pour obtenir des résultats sur le nucléaire ou la Syrie, la marge de manœuvre du gouvernement est étroite et l’Iran doit « se hâter lentement ».

Tout irait assez bien sans l’Arabie saoudite

Les nostalgiques des ambitions islamistes de l’Iran des années 1980 sont très actifs en Syrie, notamment la force Qods des Gardiens de la Révolution, toutefois, la première priorité du gouvernement iranien n’est plus l’action idéologique, mais la sécurité nationale du pays et la stabilité de la République islamique. La principale motivation de Téhéran en Syrie n’est pas de soutenir Al-Assad, mais de contrer l’influence de l’Arabie saoudite, l’autre puissance régionale émergente. Vue de Téhéran, la chute de Damas aux mains des wahhabites et/ou des djihadistes n’est importante que parce qu’elle fragiliserait le pouvoir à Bagdad et donc la sécurité des frontières iraniennes. Les huit années de guerre Irak-Iran sont dans toutes les mémoires. Pour assurer le succès de la négociation sur le nucléaire, le gouvernement de Rohani veut en finir au plus vite avec la guerre en Syrie, vécue comme un piège qui profite à son opposition intérieure7.

Le politologue iranien Keyhan Barzergar, proche du gouvernement, rappelle que « la politique iranienne en Syrie est de préserver l’équilibre géopolitique traditionnel. Sur le nucléaire, l’Iran avait dès le départ un objectif final clair : le droit à l’enrichissement. Mais sur la crise syrienne, les choses sont négociables, et l’Iran peut jouer un rôle constructif pour élaborer un consensus politique entre toutes les parties. »8.

L’exclusion de l’Iran de la conférence de Genève II sur la Syrie est perçue à Téhéran comme le refus d’être reconnu comme une puissance régionale responsable. L’accord sur le nucléaire avait cet objectif pour vraie finalité. Si les Etats-Unis, sous pression saoudienne, refusent cette perspective, pourquoi donc accepter des concessions sur le programme nucléaire ? Pour le moment, le règlement du contentieux nucléaire reste la priorité absolue, mais le risque d’un blocage politique n’est jamais à exclure si la guerre s’étendait à l’Irak et que l’accord sur le nucléaire était trop reporté. Pour l’Iran, le vrai problème qui exige une solution durable n’est plus le nucléaire, n’est pas la Syrie, mais l’Arabie saoudite.

1« The Geopolitics of the Syrian Civil War », Statfor, Geopolitical Weekly, 21 janvier 2014.

2Laurent Fabius a déclaré son scepticisme au Wall Street Journal le 18 décembre 2013 : « Il n’est pas certain que les Iraniens accepteront d’abandonner définitivement toute capacité à se doter de l’arme [nucléaire] ou seulement de suspendre le programme nucléaire ».

3François Nicoullaud, On the Eve of an Uncertain Negotiation, Lobe Log.

4Dans le débat public lors de la conférence de Pugwash à Istanbul, le 1er novembre 2013.

5Ebrahim Mohseni, « Iran’s presidential elections and its domestic and international ramifications », Center for International and Security Studies at Maryland, School of Public policy.

6Christian Girault, directeur politique pour le Moyen-Orient au Quai d’Orsay et Hervé de Charrette, ancien ministre des affaires étrangères, se sont rendus à Téhéran en janvier 2013.

7Bernard Hourcade, « L’Iran contre l’encerclement sunnite » in François Burgat et Bruno Paoli ed., Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013. - p. 276-281.

8Keyhan Barzegar, « Political Consensus is Key to Syria Peace Conference », Iran Review, 26 janvier 2014.

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