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« Où en seriez-vous si... » Réponse à l’ambassadrice de France au Liban

Nommé envoyé spécial de la France au Liban, l’ancien ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a séjourné longuement dans ce pays durant l’été. Il a proposé l’organisation d’une conférence de tous les acteurs politiques au mois de septembre. Mais le discours prononcé par Anne Grillo, l’ambassadrice de France au pays du Cèdre illustre le maintien par Paris de choix qui se sont révélés négatifs pour le pays et a suscité une vive réponse de l’ancien ministre libanais Charbel Nahas.

L'image montre une rencontre entre deux personnes assises dans un intérieur soigné, probablement dans un bureau ou une salle de réunion. L'un des individus est un homme en costume, tandis que l'autre est une femme habillée en chemise blanche. Ils semblent engagés dans une discussion, avec des expressions attentives. À l'arrière-plan, on peut apercevoir des drapeaux libanais et une décoration architecturale typique. La scène dégage une ambiance professionnelle et formelle.
Le premier ministre libanais Najib Mikati rencontre l’ambassadrice de France Anne Grillo au palais gouvernemental de Beyrouth, le 20 mai 2022
Dalati and Nohra/AFP

Lors des célébrations du 14 juillet à la Résidence des Pins où logent des représentants de la France au Liban depuis 1918, l’ambassadrice de France au Liban s’est adressée aux Libanaises et aux Libanais en leur demandant où ils en seraient si la France n’avait pas été là… Pour bien s’assurer que son message parviendrait à tous les Libanais et pas seulement à ceux qui avaient été invités à la garden-party, l’ambassade de France a publié la version officielle du discours d’Anne Grillo1 (voir aussi l’encadré à la fin de l’article) et l’a diffusée à grande échelle.

Un régime soutenu par Paris

Mais comme le discours répète aux Libanaises et aux Libanais comme une litanie la question : « où en seriez-vous si la France… » sans y apporter d’éléments de réponse, il est de notre devoir de les lui fournir.
— À la question : « Où en seriez-vous si la France n’avait pas, par trois fois, mobilisé la communauté internationale pour éviter votre brutal effondrement sous l’effet conjugué de la faillite financière, de la chute de la livre, de l’explosion sur le port de Beyrouth ? », force est de rappeler à l’ambassadrice de France au Liban que son pays a délibérément prolongé la vie d’un régime qu’il savait aussi inefficace que corrompu, en le soutenant à coup de milliards de dollars, prêtés et non pas donnés, notamment lors de la conférence de Paris II de novembre 2002. Sans cette mise sous perfusion, le régime qui continue d’être en place grâce au soutien de la France — entre autres — aurait déclaré sa faillite depuis la fin des années 1990, à l’époque où la dette publique ne dépassait pas les 20 milliards de dollars (18,29 milliards d’euros), alors qu’elle s’élève aujourd’hui à plus de 150 milliards (137,17 milliards d’euros), et où la Banque centrale n’enregistrait pas de pertes, alors que ces pertes pèsent aujourd’hui plus de 100 milliards de dollars (91,44 milliards d’euros). Sans compter la mascarade de la conférence CEDRE réunie à la veille des élections législatives de 2018 dans le seul but de donner un semblant de légitimité au régime en place, avec la promesse de 11 milliards de dollars (10,06 milliards d’euros) qui ne viendront jamais.

— À la question : « Où en seriez-vous si la France n’avait pas soutenu en urgence vos écoles pour éviter qu’elles ferment, en particulier les écoles privées, chrétiennes notamment, qui scolarisent près des deux tiers des jeunes Libanais ? », nous disons à l’ambassadrice de France que soutenir les écoles et les universités dans un pays sans avenir pour sa jeunesse n’a eu comme effet que de faire du Liban le principal pays exportateur de diplômés au monde, un pays vidé de toute sa jeunesse et où ne restent que les vieux et les réfugiés syriens qui ont fui leur pays dévasté et qui sont interdits d’émigration. Soutenir « les écoles privées, chrétiennes notamment » et assister à l’effondrement de l’enseignement public, tant scolaire qu’universitaire, ne contredit-il pas le choix fondateur du système éducatif républicain depuis plus de deux siècles ?

— À la question : « Où en seriez-vous si la France n’avait pas contribué au financement de dispensaires, d’hôpitaux et de programmes de sécurité alimentaire pour que les Libanais touchés par la crise continuent d’accéder à des soins de qualité et à se nourrir correctement ? », il n’est pas ingrat de répondre qu’il a toujours mieux valu donner une canne à pêche plutôt qu’un poisson et que la soi-disant sécurité alimentaire n’a jamais été plus qu’une soupape de sécurité pour éviter que la misère n’attise la révolte, tout cela dans le seul but de maintenir l’ordre en place, en organisant et en structurant la mendicité.

Le retrait des banques françaises

— À la question : « Où en seriez-vous si la France n’avait pas préservé des espaces de liberté d’expression, de création, de débat en relançant nos festivals du livre, de cinéma, de musique, dans tout le Liban ? », il n’est pas inutile de rappeler que lorsqu’il a été question d’ouvrir ce qu’il a été convenu d’appeler « le premier musée universel du monde arabe », c’est à Abou Dhabi et non au Liban que la France a choisi d’établir en 2017 l’antenne du Musée du Louvre, alors même que ce musée regorge de pièces d’archéologie trouvées au Liban au fil de plusieurs siècles d’expéditions et de fouilles. Et n’oublions pas que la francophonie est aussi un instrument de soft power pour la France, pas seulement une politique désintéressée.

— À la question : « Où en seriez-vous si les entreprises françaises avaient réduit leurs activités et abandonné leurs équipes sur place ? Si certains groupes de réputation mondiale ne faisaient pas le pari du Liban pour que vous ayez au moins un port qui fonctionne et quelques perspectives un jour de ressources gazières, alors que plus aucun investisseur international ne croit en la marque Liban ? », doit-on rappeler que ce qui reste des entreprises françaises au Liban sont principalement liées à l’exploitation encore hypothétique des ressources gazières, alors que les banques françaises qui ont été le fleuron de la présence française au Liban pendant plus d’un siècle ont toutes plié bagage lorsqu’elles ont senti que le navire était condamné à couler, au moment même où les arrangements de Paris II assuraient la survie du système, tirant ainsi leurs épingles du jeu, tout en dissimulant la vérité aux déposantes et aux déposants, ce qui a conduit à la perte totale de leurs économies et de leurs avoirs bancaires. Ou doit-on encore rappeler que l’intervention de l’entreprise pétrolière française a conduit récemment à ce que le Liban accepte de signer des accords qui ne lui apporteront rien sur le court et même le moyen terme ?

Souffrez, Madame l’Ambassadrice, que nous vous posions nous-mêmes une question, avec la Cour des comptes de la République française, sur la manière avec laquelle a été dépensée l’aide française de 214 millions d’euros, octroyée au Liban durant les trois dernières années, les mêmes années pendant lesquelles vous étiez à la tête de la représentation diplomatique, et que la Cour des comptes a qualifiée d’« empirique ».

Oui, Madame l’Ambassadrice, voilà où les Libanaises et en Libanais en auraient été si ce n’était l’intervention (bienveillante ?) de la France pour soutenir un régime tout autant défaillant que corrompu.

Une caricature d’État

Le vrai changement que la France appelle de ses vœux au Liban ne viendra ni par l’exhortation du régime en place à opérer des réformes qu’il ne fera jamais ni en favorisant l’élection d’une douzaine de soi-disant députés du changement qui brillent depuis plus d’un an autant par leur incompétence et leur manque total de vision et de programme que par leurs divisions. Le vrai changement commence par une prise de position claire de rupture avec tout ce que le Liban a été depuis plus d’un demi-siècle d’attisement des différences confessionnelles qui ont abouti à 15 ans de guerre et à 30 ans de gestion minable d’un pays qui n’a plus qu’une caricature d’État. Le vrai changement commence par la reconnaissance de la France que les valeurs qu’elle proclame sont universelles, qu’elles constituent le fondement de son régime politique et social, et qu’elle ne saurait appuyer un régime qui les bafoue. La première de ces valeurs étant la création d’un État laïc qui tire sa légitimité de son engagement et de sa capacité à gérer une population et un territoire, à défendre les intérêts de sa société, et qui garantit à tout un chacun, indépendamment des convictions religieuses qu’il peut avoir ou des héritages communautaires qui le hantent forcément, les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Il est loin le temps où la France était une des principales puissances du monde, où le port de Beyrouth s’imposait comme la porte de l’Orient pour les produits d’une Europe conquérante, où les populations de l’empire ottoman croyaient encore au progrès et cherchaient à rattraper l’Europe, empruntant des voies divergentes et minées, et où la Méditerranée concentrait les enjeux géostratégiques. Les espoirs ont été déçus, les luttes d’influence entre la France et le Royaume-Uni notamment ont prévalu sur les promesses et dissipé les illusions.

La Guerre froide a marqué une pause ; aussitôt achevée, la région a été dévastée : après la Palestine, l’Irak, la Syrie, et plus loin, la Libye et le Yémen sont devenus des territoires de désolation et d’émigration. Le Liban, qui a connu sa guerre civile prématurément rattrape ce triste sort. La Méditerranée est l’espace des guerres et des migrations. C’est le Golfe, voie de pénétration de l’atelier extrême-oriental qui devient la façade artificielle de la région, le paradis des affaires.

Que la France cherche, au milieu de tout cela, à développer ses intérêts économiques est compréhensible, voire légitime. L’admettre sans se cacher derrière les prétendus intérêts du Liban ou des Libanais serait plus franc et plus utile. Car les Libanais ont un intérêt, vital cette fois-ci, à ce que s’achève ce long cycle de désolation et de destruction de leur propre société et de la région entière. L’« impressionnante capacité de résistance des Libanais, que vous saluez, n’est qu’une admission de la défaite, d’une fin du monde. C’est pour les Libanais d’abord et nous le pensons, pour la France aussi, le moment de donner son sens plein à la politique, au-delà des stratégies de fuite pour les Libanais et des intérêts commerciaux pour la France : cette région n’est pas condamnée à demeurer le trou noir des fondamentalismes religieux, nationalistes ou raciaux, des opportunismes à courte vue et du « chaos créateur ». Le Liban n’est pas condamné au régime d’une trêve instable et la France, pays méditerranéen, n’est pas condamnée à chercher des miettes d’influence dans les interstices d’une multipolarisation menaçante en étant elle-même exposée à l’érosion de la légitimité de ses institutions face aux contagions malsaines de la malheureuse Méditerranée.

Le communautarisme, institutionnalisé au Liban de manière intégrale depuis la guerre civile, avec des droits de veto réciproques et régulés reconnus aux chefs de guerre, n’a rien de civilisationnel. C’est un fait historique qui a trop duré. Il a détruit le pays. Il menace aussi la stabilité sociale en France. L’antériorité et l’amertume de nos expériences nous autorise, voire nous oblige à l’affirmer avec clarté.

Extrait de l’allocution d’Anne Grillo, ambassadrice de France au Liban

14 juillet 2023

[…] Où en seriez-vous si la France ne portait pas, avec ses partenaires, vos forces de sécurité à bout de bras ? Si la Force intérimaire des Nations unies pour le Liban avec ses 700 militaires français – à qui je veux rendre un hommage solennel – n’assurait pas la stabilité au sud du Liban ?

Où en seriez-vous si la France n’avait pas, par trois fois, mobilisé la communauté internationale pour éviter votre brutal effondrement sous l’effet conjugué de la faillite financière, de la chute de la livre, de l’explosion sur le port de Beyrouth ?

Où en seriez-vous si la France n’avait pas soutenu en urgence vos écoles pour éviter qu’elles ferment, en particulier les écoles privées, chrétiennes notamment, qui scolarisent près des deux tiers des jeunes Libanais ?

Où en seriez-vous si la France n’avait pas contribué au financement de dispensaires, d’hôpitaux et de programmes de sécurité alimentaire pour que les Libanais touchés par la crise continuent d’accéder à des soins de qualité et à se nourrir correctement ?

Où en seriez-vous si la France n’avait pas préservé des espaces de liberté d’expression, de création, de débat en relançant nos festivals du livre, de cinéma, de musique, dans tout le Liban ?

Où en seriez-vous si les entreprises françaises avaient réduit leurs activités et abandonné leurs équipes sur place ? Si certains groupes de réputation mondiale ne faisaient pas le pari du Liban pour que vous ayez au moins un port qui fonctionne et quelques perspectives un jour de ressources gazières, alors que plus aucun investisseur international ne croit en la « marque Liban » ? […]

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