Histoire

Palestine. Depuis 1967, Israël gomme la « ligne verte »

La ligne d’armistice a délimité une frontière officieuse entre les belligérants arabes et israéliens entre 1949 et 1967. Après la guerre de juin 1967, Israël, qui a notamment annexé Jérusalem-Est et occupé la Cisjordanie, a cherché à effacer cette « ligne verte ». Sauf pour les Palestiniens sous occupation.

L'image montre un paysage vallonné avec des bâtiments résidentiels. On voit des maisons qui sont construites en terrasses sur les pentes de la colline, ainsi qu'une route qui serpente à travers l'urbanisation. La végétation est sparse et composée de buissons et d'herbes. Au fond, on aperçoit d'autres constructions, indiquant une zone développée et habitée. Le ciel est légèrement nuageux, ce qui donne une ambiance un peu grise à l'ensemble.
Octobre 2021, constructions en cours à Givat Zeev, colonie israélienne, au sud-ouest de Ramallah et à quelques kilomètres du tracé de la « ligne verte » en Cisjordanie occupée
Ahmad Gharabli/AFP

Il y a des anniversaires qui passent plutôt inaperçus. Ce sera sans doute le cas en Israël à propos des 55 ans de la guerre israélo-arabe de juin 1967 qui avait vu l’armée de l’État hébreu s’emparer du Sinaï égyptien, de la bande de Gaza, de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et du plateau syrien du Golan. Voilà pourtant un événement guerrier qui a durablement changé les rapports entre les Israéliens et les Palestiniens.

Avec la conclusion de ce conflit-éclair, l’armée de l’État d’Israël avait notamment annihilé la « ligne verte », à savoir la ligne de démarcation issue des combats en 1948 entre l’État hébreu à peine né et le royaume de Jordanie. Dans la convention d’armistice signée l’année suivante, la ligne — que les Jordaniens refusaient d’appeler « frontière » — avait été tracée au marqueur vert par les négociateurs, ce qui lui valut cette appellation.

Que reste-t-il de la Ligne verte en 2022 ? Tout dépend du point de vue. Pour la communauté internationale, ce tracé demeure une référence majeure. Il dessine en effet une base territoriale estimée raisonnable à partir de laquelle il serait loisible de fonder un éventuel accord de paix entre l’État d’Israël et un (encore très hypothétique) État palestinien. Les diplomates au fait de la question ont déjà esquissé maintes projections cartographiées, et il est le plus souvent admis que des modifications de frontières — les plus mineures possibles — s’avéreraient nécessaires, Israël entendant conserver des colonies populeuses situées sur ou juste à l’est de la Ligne et acceptant en échange de concéder aux Palestiniens, dans une même proportion, quelques kilomètres carrés de terres situés dans les frontières de 1949.

Au sein du camp palestinien, le temps et un certain réalisme ont effectué leur travail. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a renoncé depuis 1988 à revendiquer la totalité de la Palestine du mandat britannique (1920-1948) pour se contenter d’exiger l’autodétermination sur les territoires palestiniens non occupés par Israël avant la guerre de 1967 (la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est). L’organisation palestinienne envisage également favorablement de consentir à des ajustements territoriaux dûment négociés. Quant au Hamas islamiste, dont la charte promeut toujours l’établissement d’un État palestinien sur toute la Palestine, on sait que ses chefs, depuis les années 1990, ont fait des déclarations claires sur une possible « trêve à longue échéance » avec « l’ennemi sioniste » pour autant qu’un État palestinien dans les frontières d’avant le conflit de 1967 soit proclamé.

In « Le plan Kerry pour le Proche-Orient », dossier La Croix, janvier 2017
In « Le plan Kerry pour le Proche-Orient », dossier La Croix, janvier 2017

Un effacement entamé dès 1967

Ces préliminaires pourraient donner à penser que la Ligne verte jouit encore d’un grand crédit auprès des populations concernées. Il n’en est rien côté israélien, en tout cas. Dans 972mag.com, le journaliste israélien indépendant Meron Rapoport en faisait le constat ce 1er avril 2022 : « L’un des projets centraux de l’ère Nétanyahou1 était l’effacement de la Ligne verte, l’expansion et la normalisation des colonies juives en Cisjordanie, et la création d’une "paix économique" avec et pour les Palestiniens. Bien entendu, la politique de Nétanyahou n’a pas apporté la paix, mais la Ligne verte a certainement été effacée ».

Vraiment ? Si on ne peut nier à Benyamin Nétanyahou l’ambition de faire disparaître la Ligne verte, cette volonté israélienne remonte à bien plus longtemps. Elle prend en réalité sa source dès 1967, à la conquête des territoires palestiniens annexés entre 1948 et 1967 par la Jordanie pour la Cisjordanie et Jérusalem-Est, et administrée par l’Égypte pour la bande de Gaza. On sait maintenant que le gouvernement israélien a tenu deux séances, les 18 octobre et 12 novembre 1967, au terme desquelles il a été décidé de ne plus se servir de cartes situant la Ligne verte, et de garder cette décision officielle confidentielle.

L’ONG israélienne Akovot, qui défend les droits humains à partir d’un travail en profondeur sur les archives, écrit sur ce moment :

Le mercredi 18 octobre 1967, le ministre du travail Yigal Allon propose une résolution au Comité ministériel de la sécurité, à savoir qu’Israël n’imprimerait plus la Ligne verte — la ligne d’armistice de 1949 — sur ses cartes officielles. À la place, la frontière indiquée sur la carte serait la ligne où l’armée s’est déployée à la fin de la guerre de 1967. (…) Publier une nouvelle carte selon les lignes d’armistice [de 1949], a déclaré Allon, ne refléterait pas la réalité politique et serait interprété comme signifiant que nous considérons toujours ces lignes comme une possibilité éventuelle.

Le facteur déterminant de la colonisation

À l’époque, les considérations qui motivaient les dirigeants israéliens, parmi lesquels les travaillistes dominaient largement, étaient d’ordre sécuritaire. Le « miracle » de la victoire de juin 1967 — même si l’état-major israélien avait peu douté de ce succès fulgurant — devait à leurs yeux permettre de consolider des frontières jusque-là considérées comme indéfendables dans la partie centrale d’Israël. Par exemple, à hauteur de la ville palestinienne de Qalqilya, sur la Ligne, la mer Méditerranée se trouve à seulement 12 kilomètres, un tableau que le ministre israélien des affaires étrangères Abba Eban décrivait en 1969 comme la « frontière d’Auschwitz », une référence apocalyptique qui frappait les imaginations2.

La gauche israélienne, qui dut quitter une première fois le pouvoir en 1976, avalisa rapidement les premières initiatives pour implanter des colonies juives dans les territoires conquis. Toujours au nom d’impératifs sécuritaires. Mais des motivations bien différentes allaient bien vite animer d’autres candidats colons : celles, messianiques, qui consistaient à peupler des terres à forte connotation biblique, la « Judée » et la « Samarie » (la Cisjordanie). Au fil des décennies, une troisième espèce de colonie juive allait faire florès, la « ville-dortoir ». Bâties à l’est, mais à proximité immédiate de la Ligne verte, ces cités nouvelles offrent aux Israéliens juifs des logements à prix raisonnables construits non loin des grandes villes d’Israël.

Et la Ligne, peu à peu, disparut non seulement du terrain, mais aussi et surtout des esprits en Israël. Une grande majorité des Israéliens a perdu la notion même qu’une ligne de démarcation avait existé. « Depuis 1967, la Ligne verte est devenue invisible pour la plupart des citoyens juifs israéliens, explique le professeur d’université israélo-américain Tamir Sorek. Le système éducatif israélien l’a pratiquement ignorée. Par conséquent, la plupart des diplômés du système éducatif juif israélien sont incapables de tracer la ligne sur la carte et ignorent souvent sa signification juridique ».

En 2019, le journaliste israélien vétéran Akiva Eldar narrait sur Al-Monitor une scène lors d’un cours de géographie pour des élèves de quatrième année dans la ville côtière de Herzliya, quand l’enseignante, exhibant une carte en bas-relief décrivant la terre d’Israël comme s’étendant de la mer Méditerranée au fleuve Jourdain, s’était exclamée : « c’est l’État d’Israël, c’est notre État ! », déclenchant une seule protestation, celle d’une élève qui osa faire observer que la démarcation de la ligne verte était absente de la carte.

Eldar cite alors le commentaire du père de l’élève, le psychologue Daniel Bar-Tal, pas du tout surpris par la scène : « Il se peut que l’enseignante elle-même ne connaisse pas la Ligne verte, car la démarcation de la frontière d’Israël du 4 juin 1967 était absente des livres qu’elle avait lorsqu’elle était élève. (…) Les manuels scolaires expriment l’idéologie et l’éthos d’une société. Ils inculquent les valeurs, les objectifs et les mythes que la société cherche à diffuser aux nouvelles générations ». Et notre confrère israélien progressiste de conclure : « L’idéologie exprimée dans la négation de la Ligne verte est liée à la délégitimation du camp politique qui soutient le partage de la terre entre Israéliens et Palestiniens selon les lignes de 1967 ».

La banalisation et l’extension de la colonisation des territoires occupés sous toutes ses formes — colonies dortoirs, colonies agricoles, colonies idéologiques (religieuses)… — expliquent pourquoi la Ligne verte a disparu dans l’esprit de la grande majorité des Israéliens. Les colons juifs sont désormais plus de 700 000, en comptant les colonies encerclant la Jérusalem-Est palestinienne, à s’être installés au-delà. Même la construction à partir de 2002 d’un mur-clôture de sécurité entre Israël et la Cisjordanie — qui respecte parfois le tracé de la Ligne, mais s’enfonce souvent aussi largement en profondeur vers l’est — n’a pas modifié la mentalité israélienne. Ce mur avait été érigé pour répondre aux angoisses de la population juive nourries par les attentats palestiniens pendant la seconde intifada. Mais il n’a jamais embarrassé les Israéliens, les colons surtout, libres de passer les checkpoints de leur armée proches de l’ancien tracé sans même devoir s’arrêter.

« Cimenter la suprématie d’un groupe »

En revanche, pour les Palestiniens des territoires occupés, elle reste une dure réalité. « Si les Israéliens juifs peuvent traverser librement la Ligne verte dans les deux sens, souvent sans s’en rendre compte, ce n’est certainement pas le cas des Palestiniens, explique encore Tamir Sorek. Pour la franchir et entrer en Israël proprement dit, les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza doivent demander un permis spécial, dont la délivrance repose sur des critères subjectifs et parfois arbitraires ; les Palestiniens trouvés à l’intérieur de la Ligne verte sans ce permis sont durement punis. Il est hors de question de s’installer de façon permanente au-delà et, depuis 2003, même les conjoints de citoyens israéliens ne sont pas autorisés à s’installer à l’intérieur ».

Dans son fameux rapport du 12 janvier 2021 dans lequel l’ONG israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem conclut pour la première fois qu’Israël pratique l’apartheid envers les Palestiniens, le préambule dresse un constat sans concessions :

Des centaines de milliers de colons juifs résident désormais dans des colonies permanentes à l’est de la Ligne verte, comme s’ils étaient à l’ouest de celle-ci. Jérusalem-Est a été officiellement annexée au territoire souverain d’Israël, et la Cisjordanie a été annexée dans la pratique. Plus important encore, cette distinction masque le fait que toute la zone située entre la mer Méditerranée et le Jourdain est organisée selon un principe unique : faire progresser et cimenter la suprématie d’un groupe — les Juifs — sur un autre — les Palestiniens.

Les colonies installées en territoires occupés, faut-il le rappeler, contreviennent au droit international. Et ce n’est pas l’existence d’une « Autorité palestinienne » (AP) en Cisjordanie depuis 1994 qui pourrait faire illusion, comme le dit bien la même ONG israélienne :

Les pouvoirs de l’AP étant limités, même si des élections étaient organisées régulièrement (les dernières l’ont été en 2006), le régime israélien continuerait de régir la vie des Palestiniens, car il conserve des aspects majeurs de la gouvernance dans les territoires occupés. Il contrôle notamment l’immigration, le registre de la population, la planification et les politiques foncières, l’eau, les infrastructures de communication, l’importation et l’exportation, ainsi que le contrôle militaire de l’espace terrestre, maritime et aérien.

Les Palestiniens savent tout cela mieux que quiconque. « Si les Israéliens ne reconnaissent pas cette ligne, déclarait en 2011 au New York Times Nazmi Al-Jubeh, historien palestinien et ancien négociateur, cela signifie qu’ils ne reconnaissent pas le territoire situé au-delà comme étant occupé ». Les choses se clarifient en effet. Il n’est plus question de « processus de paix » sauf dans l’esprit d’une petite minorité d’Israéliens. En juillet 2018, le Parlement israélien a adopté une Loi fondamentale (qui a valeur de Constitution) intitulée « Israël-État-nation du peuple juif », dont le texte stipule que « l’État considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et prendra des mesures pour encourager et promouvoir l’établissement et le renforcement de ces colonies ».

La Ligne verte aurait-elle donc vécu ? Non. Elle délimite toujours l’espace sur son versant oriental où Israël contrôle la population non juive en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Les colons idéologiques ignorent cette ligne et aimeraient même s’en débarrasser une fois pour toutes, alors que pour la population juive d’Israël de plus de 65 ans elle demeure tout au plus un vague souvenir. Seuls les Palestiniens de Cisjordanie continuent à la vivre quotidiennement dans leur chair, comme une contrainte tout à la fois spatiale, administrative, militaire et mentale.

1NDLR. Entre 2009 et 2021.

2La citation provient d’une interview donnée par Abba Eban en 1969 à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel : « La carte de juin (1967) est pour nous synonyme d’insécurité et de danger. Je n’exagère pas quand je dis que c’est pour nous comme une mémoire d’Auschwitz ».

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