Gaza-Israël

Palestine. Les jeunes Nord-Américains se souviennent de l’origine coloniale de leurs pays

Les rassemblements de soutien à la cause palestinienne se multiplient outre-Atlantique. Ils sont marqués par la présence massive d’une jeunesse nord-américaine dans toute sa diversité. Enquête à Montréal auprès de ces jeunes militantes qui sont souvent prises à partie, mais portent un combat lourd de sens sur un continent marqué par son histoire coloniale.

Rassemblement pour appeler à un cessez-le-feu, au square Dorchester à Montréal, Québec, Canada, le 18 novembre 2023
Alexis Aubin/AFP

Correspondance à Montréal.

« From the river to the sea, Palestine will be free » De la rivière à la mer, la Palestine sera libre »). Samedi 4 novembre 2023, près de 25 000 personnes sont rassemblées Place des Arts, au cœur de Montréal, pour scander ce slogan central des manifestations pour la libération de la Palestine. Le même jour, les rues de Toronto, Washington et New York étaient noires de monde. Depuis le début de la guerre que livre Israël à Gaza après l’attaque du 7 octobre, le centre-ville des métropoles nord-américaines se transforme tous les week-ends en lieux d’exutoire. Chaque nouvelle manifestation mobilise de plus en plus de jeunes participants, parfois même des adolescents. Force est de constater que le soutien à la Palestine n’est plus essentiellement réservé à la jeunesse d’origine arabe sensibilisée à la cause palestinienne, culturellement transmise de génération en génération.

Qu’est-ce qui pousse ces dizaines de milliers de jeunes à s’engager pour les droits des Palestiniens ? Pour le comprendre, il est essentiel de se pencher sur le passé colonial nord-américain et le devoir de mémoire que la jeunesse s’impose envers les personnes autochtones. De ce fait, les théories humaines et sociales critiques — notamment décoloniales — ont une grande résonance chez cette jeune génération. Si la France perpétue cette fâcheuse tendance à les rejeter, les taxant péjorativement de « wokistes », les Américains du Nord s’éduquent aux écrits d’Edward Said et de Frantz Fanon. La remise en question des structures impérialistes et coloniales est au centre de la recherche académique américaine, et la critique du canon occidental est un incontournable des programmes en sciences politiques.

Décoloniser les consciences

« Je suis née et j’ai été élevée sur une terre volée, je suis un colon, mais je ne l’ai pas choisi », explique Caitlyn, entre deux slogans appelant à la libération de la Palestine. La pluie torrentielle qui s’abat sur Montréal n’a pas empêché cette Canadienne de 22 ans et ses amis de venir manifester. « Je soutiens la décolonisation autochtone au Canada, par conséquent je supporte (sic) aussi la décolonisation palestinienne », poursuit-elle. Pour cette étudiante en sciences politiques à l’université Concordia, les personnes non racisées (white people) sont tenues de lutter contre la colonisation. Plus qu’un devoir de mémoire, c’est une responsabilité qu’elle s’impose : « Ma génération a facilement accès au massacre en cours à Gaza sur les réseaux sociaux, on voit tout et ne rien faire serait hypocrite ».

À New York, la poétesse Dakota Smith tient un discours similaire. Critique à l’encontre de son pays, l’artiste de 29 ans est une habituée des manifestations contre la politique étatsunienne. « Les États-Unis sont l’un des pays les plus violents de l’histoire, et en tant qu’Américaine, je dois continuellement m’interroger sur la politique extérieure de mon pays », précise-t-elle. Depuis le 7 octobre, l’écrivaine originaire de Los Angeles s’implique pour la cause palestinienne et ne semble pas étonnée par le soutien inconditionnel de l’establishment américain à Israël. « L’Amérique adore la guerre, je m’y suis faite et je préfère me concentrer sur ce que je pourrais faire pour aider la Palestine, insiste-t-elle. Nous assistons à un génocide en temps réel, pourquoi ne pas utiliser notre humanité fondamentale pour essayer de faire quelque chose ? » Une empathie nécessaire à développer pour éviter de sombrer dans la complaisance à l’égard des politiques coloniales, selon la jeune femme.

Convergence des luttes

Artistes, étudiants, activistes…, tous semblent se reconnaitre dans la cause palestinienne, à en croire Benoît Tanguay, rédacteur en chef du journal du groupe La Riposte socialiste, une organisation marxiste canadienne. « La lutte des personnes opprimées, c’est notre lutte, celle des travailleurs. Les ennemis des Palestiniens sont les ennemis des travailleurs canadiens », explique le militant de 29 ans. La question palestinienne est même la raison de son engagement communiste : « Il y a dix ans, j’ai visionné un documentaire expliquant la situation coloniale en Palestine, et ça m’a tellement choqué que j’ai rejoint la lutte des travailleurs le lendemain ».

Révolté par les discours des partis politiques canadiens qui se sont empressés de condamner le Hamas sans « considérer la lutte palestinienne dans son ensemble », Benoît Tanguy ne mâche pas ses mots. Pour lui, le gouvernement de Justin Trudeau est complice de l’oppression du peuple palestinien. Depuis le 7 octobre, le premier ministre canadien a réitéré le « droit d’Israël de se défendre » et n’a toujours pas appelé à un cessez-le-feu à Gaza. Un comportement « scandaleux », qui pousserait la nouvelle génération à s’intéresser de plus près aux idées communistes et au « renversement de l’ordre capitaliste établi ». Chaque semaine, le rédacteur en chef rencontre une centaine de jeunes travailleurs nord-américains communistes. Il affirme qu’ils portent un soutien à la cause palestinienne : « Tous sont choqués et dégoûtés du traitement infligé par l’entité sioniste aux Palestiniens ».

Un sentiment partagé par une partie de la communauté LGBTQ+. Depuis un mois, les mouvements queers se mobilisent et appellent à manifester. Exposés aux critiques de ceux qui dénoncent le manque de cohérence de ce parti pris, les militants rejettent en bloc ce qu’ils interprètent comme de l’infantilisation : « Visiblement, on ne sait pas ce qui est bien pour nous et ce qui est juste à défendre, en raison de notre orientation sexuelle ou de notre identité de genre », ironise Alice1, 23 ans. Pancarte « Queers for Palestine » à la main, cette étudiante lesbienne refuse la rhétorique selon laquelle le Hamas persécute les personnes homosexuelles. « Le monde attend que l’on se positionne d’une certaine manière et on refuse cette injonction », s’indigne-t-elle.

Déjà diplômée d’un master en sciences de la communication, l’étudiante fait référence au pinkwashing utilisé par Israël pour mettre en avant le traitement progressiste des LGBTQ+, tout en détournant l’attention des atteintes aux droits humains perpétrées contre les Palestiniens. « Nous rappeler l’homophobie du Hamas revient à avancer que les vies palestiniennes valent moins que celles des populations en Israël, où l’homosexualité ne constitue pas un crime ou un délit », poursuit-elle. Selon Alice, toutes les communautés sont légitimes à se positionner en faveur des Palestiniens : « Oui, on peut être homosexuel et participer à une manifestation contre un génocide, pour un cessez-le-feu et la libération d’une population occupée ».

Débats houleux à l’université McGill

Le soutien de la communauté LGBTQ+ n’étonne pas Marwa, étudiante palestinienne à l’université McGill : « La cause palestinienne est intersectionnelle et humaine, donc accessible à tous ». À 23 ans, elle est porte-parole de l’association universitaire Solidarity for Palestinian Human Rights (SPHR). Selon elle, de nombreux membres du regroupement ne sont pas directement rattachés à la cause palestinienne. « Ce sont nos alliés, il n’y a pas besoin d’être arabe pour compatir avec les Palestiniens. Ceux qui nous soutiennent portent en eux les valeurs de justice, de liberté et de décolonisation », explique-t-elle avant d’ajouter que « toutes les communautés marginalisées se reconnaissent dans la cause palestinienne ».

Depuis un mois, le regroupement étudiant qu’elle représente mène un combat médiatique contre l’administration universitaire. Le 10 octobre, le doyen de l’université Christophe Manfredi avait publié un communiqué dénonçant « des publications odieuses » du SPHR après l’attaque du Hamas. Il écrit vouloir « révoquer l’autorisation accordée à ce club d’utiliser le nom de l’université et prendre toutes les autres mesures qui pourraient s’avérer nécessaires pour remédier à la situation ». Pour la jeune Palestinienne, « ils veulent faire taire les voix propalestiniennes ». « McGill pense que nous soutenons le terrorisme ; ce n’est pas le cas », déplore Anna, présente lors d’un rassemblement organisé par la SPHR devant l’université. Du haut de son mètre cinquante, cette élève infirmière porte à bout de bras une pancarte qui dénonce la posture du recteur de l’université :

« Nous ne sommes pas Palestiniens, nous ne vivons pas ce qu’ils vivent, ce n’est pas à nous de juger de la manière dont ils décident de se décoloniser. Nous soutenons cette décolonisation, qu’elle se fasse violemment ou non ».

Détruire l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme

Pour Yakov Rabkin, historien et spécialiste du sionisme et du judaïsme contemporain, les étudiants et les jeunes qui affirment leur soutien à la cause palestinienne ne sont ni ignorants ni inconscients. « Ils réagissent de manière rationnelle à une situation politique compréhensible, mais présentée de manière irrationnelle. La jeunesse occidentale, y compris juive, comprend parfaitement ce qu’il se passe en Palestine ». Pour le chercheur, le gouvernement Nétanyahou instrumentalise la religion « à des fins politiques ». Il dénonce un langage messianique manichéen : « Il donne l’impression qu’il s’agit d’une lutte entre le Bien et le Mal. Son discours est destiné aux sionistes chrétiens, alliés inconditionnels d’Israël aux États-Unis, au Brésil et ailleurs ». Il semble alors tout à fait logique qu’un tel discours ne touche pas les plus jeunes, puisqu’il va à l’encontre de tout règlement politique : « Utiliser la rhétorique religieuse, c’est abandonner tout débat rationnel ».

Selon l’historien, le soutien des jeunes à la cause palestinienne est décrédibilisé par l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme, encouragé par l’État d’Israël. Il rappelle la différence considérable entre les deux termes. « Les antisémites détestent les juifs du fait de leur religion ou de leur "race", les antisionistes sont opposés à un mouvement politique, donc cela n’a rien à voir avec la haine du juif. Les personnes opposées à l’indépendance du Québec ne détestent pas les Québécois », ironise-t-il. Une ambiguïté également « propagée par le CRIF français et certaines synagogues américaines », qui n’hésitent pas à réitérer en permanence leur soutien inconditionnel à Israël. Pour Yakov Rabkin, ces discours mettent en danger la communauté juive dans son ensemble. « Israël n’est pas un État juif, c’est un État sioniste. Beaucoup de juifs n’appuient pas le projet sioniste qui est colonial et exclusif ». Un rappel essentiel, qui confirme que si les mots ont un sens, la jeunesse semble les manier à la perfection.

1Certains prénoms ont été modifiés afin de respecter l’anonymat des intervenantes.

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