Palestine occupée. Promotion du tourisme dans les colonies

Accueillir des touristes de passage, une pratique de plus en plus répandue chez les colons israéliens. Mais derrière l’hospitalité se cache un enjeu politique : améliorer l’image des colonies et de l’occupation.

Har Brakha, colonie proche de Naplouse, à vocation « touristique » grâce au couchsurfing
עדירל/Wikipedia Commons

Montagne paisible, encore un peu sauvage, couverte de verdure et de fleurs gorgées de soleil, le mont Gerizim a tout du point de chute rêvé pour « couchsurfer »1, Ophir en est convaincu. « Regardez-moi un peu cette vue ! » Un « véritable cadeau » avec lequel il est fier de pouvoir surprendre les invités éphémères qui se succèdent depuis près d’un an dans son salon de Har Brakha.

Niveau ambiance, son profil sur le site d’hébergement gratuit couchsurfing.com semble annoncer la couleur : Pink Floyd, spiritualité et nature. Mais ce qu’Ophir n’indique pas, c’est que Har Brakha (en hébreu « mont de la Bénédiction ») est une colonie israélienne implantée en terre palestinienne, au nord de la Cisjordanie. Un territoire illégal aux yeux du droit international.

Pas question d’y voir pour autant une tentative de dissimulation, car comme tous les colons de sa génération, Ophir a fait le choix de vivre ici, fruit d’un « rêve d’enfant » et de la poursuite de « cette terre de Samarie, promise aux juifs dans la Bible ». Pourquoi préciser quelque chose qu’on juge si naturel ? Au contraire, c’est un projet bien particulier qui l’a poussé à s’inscrire comme hébergeur sur Couchsurfing : « J’ai un message à transmettre au monde : montrer qu’ici, tout va bien, nous vivons en paix. »

Vacances de rêve au pied des vignes

De prime abord, la vie est prospère à Har Brakha, lovée à 880 mètres d’altitude derrière une barrière de sécurité. Dans la colonie, le temps semble figé.

Sur les routes, peu de voitures, mais beaucoup d’enfants qui se promènent seuls à la sortie de l’école. On est bien loin de l’agitation de Naplouse, poussiéreuse et chaotique, installée en contrebas et bastion de la seconde Intifada palestinienne (2000-2006). Ophir arpente la montagne et ses vignes qui s’étendent à perte de vue. Une partie d’entre elles sont cultivées par des chrétiens évangélistes qui se sont greffés aux juifs d’Har Brakha.

Ophir, en haut de la colline sur laquelle est implantée la colonie d’Har Brakha. Au loin, un village palestinien.
© Annabelle Martella

« Mon père cultivait des pommes de terre aux États-Unis. Un jour, il a réalisé qu’on ne cultivait pas de pommes de terre dans la Bible, mais plutôt du vin. Et il est venu s’installer là », explique Nate, qui parle d’ici comme « Israël ».

Dans les rues de la colonie et au milieu des ceps de vignes, difficile de réaliser que Har Brakha a pris forme au-delà de la « Ligne verte » — les limites de l’État hébreu scellées en 1949. Seul stigmate de l’histoire, un poste d’observation militaire qui témoigne de l’installation de l’armée sur ces terres en 1982, avant de laisser la place aux premiers membres de la communauté religieuse.

Près de 2 000 personnes vivent aujourd’hui à Har Brakha. En Cisjordanie occupée, le nombre de colons a triplé depuis les années 1990, pour atteindre 420 000 habitants hors Jérusalem-Est.

Mais ce n’est pas cette histoire profane qu’Ophir veut narrer à ses invités. Ce guide touristique de profession a confiance en sa méthode ainsi qu’en son récit. « Les gens viennent, on passe du bon temps, on boit du vin, je leur fais rencontrer des habitants de la région, et là, ils peuvent ressentir la paix. »

« Oui, c’est légal »

Si on se base sur les avis laissés sur couchsurfing.com, c’est une recette qui fonctionne. « J’ai beaucoup appris pendant ce séjour, je vais assurément y penser pour un long moment », ou encore : « Je suis content que tu fasses voir ce qu’est la vie dans les colonies ». Cisco, qui n’avait jamais visité de colonie, en conclut, une fois de retour en Roumanie : « Ça permet d’avoir une vie de famille simple. Honnêtement, c’est tout ce qu’on peut demander. »

À une centaine de kilomètres au sud, dans la colonie de Kfar Adumim, Yonadav, 18 ans, a inscrit sa famille sur couchsurfing.com cet été. Comme Ophir, son domicile séduit beaucoup les voyageurs. Aux portes du désert, proche de Jérusalem, le lieu a, lui aussi, une dimension biblique.

Plus que la paix, ce sont leurs voix que Yonadav et sa famille veulent faire entendre : « La plupart du temps, les gens ne connaissent qu’une seule histoire, et ont une mauvaise image d’Israël. » Si ce n’est pas la motivation originelle pour ouvrir leur foyer aux « couchsurfeurs », « ça nous permet de donner cette autre version, notamment à ceux qui ont voyagé dans les territoires palestiniens », reconnaît le lycéen, qui n’a encore jamais quitté son pays. Cette version tient une ligne, la première de sa description : « Je vis dans une colonie, non ce n’est pas dangereux, et oui, c’est légal ». En somme, fidèle à la doctrine gouvernementale. Son profil, Yonadav l’a d’ailleurs mis à jour il y a un peu plus d’un mois, après la visite de deux couchsurfeurs qui pensaient qu’il habitait un village arabe.

Les vignes de la colline d’Har Brakha, cultivées par les colons
© Annabelle Martella

Une drôle d’expérience qui découle du référencement ambivalent proposé par la plateforme Couchsurfing. Quand on tape « Cisjordanie », dans la barre de recherche, les annonces qui s’affichent comportent pêle-mêle hôtes palestiniens et colons, sans mention particulière concernant ceux qui résident dans une colonie. Même résultat en cherchant « Judée et Samarie », termes d’origine biblique, qui correspondent à la dénomination administrative utilisée par les autorités israéliennes pour qualifier les zones à majorité juive établies en Cisjordanie, hors Jérusalem-Est. À cause de ce référencement schizophrénique et à moins d’éplucher les 23 864 annonces2, impossible d’obtenir le chiffre total de logements référencés dans les colonies.

Pour avoir un ordre d’idée qui s’approche au maximum de la réalité, il est possible de ne faire apparaître que les hôtes indiquant qu’ils parlent hébreu, tout en ciblant des zones géographiques suffisamment éloignées pour éviter que les résultats ne s’accumulent. On trouve ainsi 47 hôtes à Ariel, 323 à Modin Illit, ou encore 518 à Alfei Menashe. Quant au plateau du Golan, qui fait partie des territoires occupés par Israël visés par la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, on retrouve 231 hôtes.

Épinglés par Amnesty International

Mais ces résolutions et autres critiques internationales faisant des colonies un des obstacles principaux à la résolution du conflit israélo-palestinien ne semblent pas influencer les expériences des voyageurs. Sur les profils d’Ophir, Yonadav et bien d’autres, les avis vantent leur sens de l’hospitalité, leurs talents culinaires, ou encore la beauté des lieux. Comprendre que dans les colonies, on fait du couchsurfing comme partout ailleurs. « Tout le monde s’en fiche ! », assure Ophir. « On boit du vin, le paysage est sympa. C’est tout ce qui compte ». Son unique mauvaise expérience n’a pas dépassé le stade virtuel. « Elle n’est jamais venue, car quand elle a réalisé que c’était ici, soi-disant en “Cisjordanie”, elle m’a écrit qu’à Genève, ils disent ‟tatatata, et que ce que vous faites est mal”. » Il rit. « Je lui ai dit, OK, à Genève ils disent ça, mais il y a Dieu. Et moi, je choisis Dieu. »

Le tourisme dans les colonies peut-il pour autant être un tourisme comme les autres ? La réponse est non pour Amnesty International et de nombreuses autres ONG. Dans un rapport au vitriol publié en janvier dernier, l’organisation de défense des droits humains épinglait les activités de Booking.com, Airbnb, Expedia et TripAdvisor pour leurs offres dans les colonies, accusées de contribuer « au maintien, au développement et à l’extension des colonies de peuplement illégales, qui constituent des crimes de guerre au titre du droit pénal international, en tirent profit ». En toile de fond, ces entreprises sont accusées de normaliser la situation. En novembre, Airbnb retirait la totalité de ses offres de locations en Cisjordanie occupée, avant de se raviser en avril et d’en rétablir quelque 200, menacée de poursuites judiciaires en Israël ainsi qu’aux États-Unis. Désormais assure la compagnie, « Airbnb ne tirera aucun bénéfice de l’activité dans la région. »

Vue depuis la colline d’Har Brakha sur le village palestinien d’Iraq Bourin, « un repère de terroristes » pour Ophir.
© Anna Mutelet

La plateforme Couchsurfing, qui a dépassé la barre des 4 millions d’utilisateurs, fournit, elle, un service gratuit, sauf pour les membres dits « vérifiés » qui payent un forfait au site, et dont un certain nombre de colons font partie. Sans compter qu’aucun avertissement n’accompagne les pages des logements en zone occupée.

Le tourisme dans les colonies constitue un enjeu stratégique pour Israël, qui par ailleurs a atteint son record total de visiteurs avec près de 4 millions de voyageurs en 2018. À coups de subventions, financements de programmes ou statuts spéciaux, le gouvernement a massivement investi ces dernières années en Cisjordanie. Dernier coup de pouce à la mi-mai : l’État promet jusqu’à 20 % de subventions aux entrepreneurs qui veulent construire ou agrandir leurs hôtels en « Judée et Samarie ». Le maire d’Efrat s’est félicité de cette mesure dans le Jérusalem Post : « Les touristes sont les meilleurs ambassadeurs dans la promotion du sionisme et de la lutte contre le mouvement du BDS [Boycott, désinvestissement et sanctions] ». L’objectif : « Ils verront ainsi qu’il n’y a pas la guerre tous les jours, et qu’il n’y a pas d’apartheid ». Comme sur Couchsurfing ?

1NDLR. Le couchsurfing surf sur canapé » en anglais) est un mode d’hébergement gratuit que proposent des particuliers à des gens de passage.

2NDLR. Chiffre de début août 2019.

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