Palestine. Une « toile carcérale » qui enserre toute la société

Grève de la faim des prisonniers palestiniens · Alors que la grève de la faim des prisonniers palestiniens dure depuis plus d’un mois, les autorités israéliennes refusent toujours de négocier et de graves menaces pèsent sur la santé des détenus. Pourtant, malgré la passivité de l’Autorité palestinienne, la solidarité à l’extérieur des prisons s’organise et les militants dénoncent « la toile carcérale » de l’occupation qui enserre toute la société.

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Les détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, que les autorités qualifient de « prisonniers de sécurité » et que les Palestiniens nomment des « prisonniers de guerre » ou des « prisonniers politiques », ont lancé le 17 avril une grève de la faim ouverte « pour la liberté et la dignité ». Première grève unitaire de longue date, elle est emmenée par la figure du Fatah Marouane Bargouthi. Elle est suivie par environ 1 500 personnes à ce jour parmi 6 300 détenus. Ses leaders appartiennent à l’ensemble des partis : aux côtés d’Ahmed Saadat, secrétaire général du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et d’Ahed Abou Ghoulmeh se trouvent notamment Abbas Sayyed, membre du bureau politique du Hamas ainsi qu’Ibrahim Hamed et Hassan Salameh, Zaid Bseiso du Djihad islamique, Wajdi Jawdat du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) et Bassam Kandakji du Parti du peuple (les communistes) ainsi que le doyen de la détention Karim Younès (Fatah).

Un mois plus tard, les autorités israéliennes refusent toujours de négocier sérieusement avec le leadership de la grève. Des manœuvres ont visé à la discréditer (comme le montage vidéo montrant Marouane Barghouthi en train de manger) et à la diviser en tentant de conduire des négociations séparées, couplées à une politique répressive (isolements, amendes, privations de visite, transferts incessants, harcèlements des grévistes). Ce sont les seules réponses apportées à des demandes concernant leurs conditions d’incarcération, reconnues comme légitimes par le droit international. À mesure que le mouvement dure, engageant à présent très dangereusement la santé et la vie des détenus, et se heurte à l’intransigeance des autorités, sa dimension et son influence politiques au-delà des murs augmentent.

Les manifestations et les affrontements avec l’armée israélienne s’amplifient en Cisjordanie alors que le Mouvement des prisonniers, créé dans les années 1980 et fortement affaibli après la période des accords d’Oslo, au début des années 20001 — dont cette grève signe le retour sur la scène politique — enjoint la population et la jeunesse à s’opposer aux autorités occupantes sur les lieux de friction que sont les checkpoints et le mur, à y organiser des marches, des sit-in et des prières.

Pour des conditions de détention décentes

Les revendications principales portent sur la fréquence, la durée et les conditions des visites familiales (limitées depuis 1999 aux parents, enfants, frères et sœurs), l’amélioration des soins médicaux. Elles concernent aussi l’abolition de la détention administrative, qui permet de garder une personne en prison pour six mois renouvelables plusieurs fois à la discrétion des services de renseignement (Shin Beth) sans qu’aucune charge soit nécessaire — au 1er avril, 500 étaient des détenus administratifs. Les grévistes demandent également la fin des mises à l’isolement prolongées, l’amélioration des conditions de transport lors des transferts et audiences au tribunal, la responsabilité de la cuisine comme c’était le cas avant l’échec de la grève de la faim de 2004.

Enfin, ils veulent revenir à la situation qui prévalait avant la décision du premier ministre israélien de juin 2011 de durcir les conditions de détention afin de les rendre plus proches de celles du soldat Gilad Shalit enlevé et détenu par le Hamas à Gaza entre 2006 et octobre 2011. C’est-à-dire pouvoir à nouveau recevoir des livres, des journaux et des vêtements, suivre un cursus d’études à l’université ouverte de Tel-Aviv et passer le baccalauréat en prison. Pour la plupart, ces requêtes avaient déjà fait l’objet de la dernière grève collective d’avril-mai 2012, lancée par le Hamas et suivie par près de 2 000 détenus, et des nombreuses grèves individuelles ou de groupes plus restreints qui ont eu lieu depuis.

Le règlement qui s’applique aux « détenus de sécurité » dépend ainsi largement de l’évolution de la situation dans les territoires occupés2. En 2007, après la prise de pouvoir par le Hamas, les Gazaouis ont été collectivement privés de visites au motif de l’enlèvement de Gilad Shalit. La reprise progressive des visites intervient à partir de juillet 2012 suite à l’accord issu de la grève du printemps 2012, mais elles sont restées moins fréquentes, et n’ont pas été restaurées pour les membres du Hamas. Pour les autres prisonniers, elles sont normalement possibles une fois tous les quinze jours pour une durée de 45 minutes. En pratique, nombre de détenus sont coupés pendant de longues périodes de leurs proches. À partir de 2003, les prisons ont été transférées de l’armée au système carcéral civil (Shabas) sous la tutelle du ministère de la sécurité intérieure et des territoires occupés en Israël. Depuis ce redéploiement, qui contrevient à la Quatrième Convention de Genève selon laquelle les populations occupées doivent être maintenues sur leur propre territoire, les familles ont besoin d’un permis d’entrée en Israël pour se rendre au parloir. Ce permis est fréquemment refusé pour motif de « sécurité », tout particulièrement pour les hommes entre 16 et 45 ans.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) se charge de faire les demandes de permis et d’acheminer à ses frais les familles par bus. Depuis juillet 2016, il se limite à une visite par mois pour des raisons financières. Les détenus, leurs familles et leurs soutiens contestent violemment cette réduction de l’action du CICR, de même que son absence de prise de position forte sur la grève en cours. Ses bureaux de Ramallah, assiégés par les manifestants ont été momentanément fermés. Les grévistes requièrent, d’abord pour les femmes, qu’elles puissent avoir un contact physique avec leurs enfants lors des parloirs qui depuis 2004 se déroulent à travers une vitre et par le truchement d’un téléphone — dont les communications sont enregistrées. Seuls ceux âgés de moins de huit ans ont le droit de s’approcher de leurs parents. Ils souhaitent enfin que des téléphones soient installés pour échanger régulièrement avec leurs familles, et non par l’intermédiaire de rares téléphones portables entrés en fraude et souvent saisis par l’administration pénitentiaire. Les communications téléphoniques entre parents ne sont autorisées que lors d’un décès.

Dès l’âge de 12 ans

Cette grève s’inscrit également dans une longue contestation de la politique d’emprisonnement massif des Palestiniens fortement liée à l’occupation et à la colonisation de la Cisjordanie et, depuis 2005, au blocus de la bande de Gaza. En 1989, le taux d’incarcération était de 750 prisonniers pour 100 000 personnes3, soit le plus haut au monde, et on estime qu’une proportion de 40,2 % des hommes palestiniens sont passés par les prisons israéliennes depuis 1967. Entre 2006 et 2008, au moment de la répression de la seconde Intifada, environ 8 000 Palestiniens étaient détenus selon B’Tselem. Les arrestations massives ont repris depuis les épisodes violents de l’automne 2013, puis de « l’Intifada des couteaux », nommé par les Palestiniens (habbeh (le « petit soulèvement »), déclenchée en octobre 2015. Selon la police israélienne, 17 396 Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est ont été arrêtés en 2014.

Depuis 1967, ce système carcéral, arrimé à la justice militaire, n’a pas été seulement élaboré comme un mode de sanction pour des délits avérés et prouvés de type sécuritaire. Il a criminalisé toute activité politique contestant l’occupation et tissé une véritable « toile carcérale » sur les territoires palestiniens. Elle consiste en un ensemble de dispositions juridiques permettant d’arrêter et d’inculper un très grand nombre de personnes, hommes et femmes à partir de l’âge de 12 ans : au 1er avril, 300 mineurs étaient des « détenus de sécurité ».

Le système judiciaire militaire ne repose pas sur une enquête et l’établissement de preuves débattues lors de procès, mais sur les aveux plus ou moins extorqués et/ou négociés des inculpés ou de tiers sur leurs activités. Ce régime de la preuve est d’autant plus prégnant que 95 % des procès n’ont pas lieu, mais se règlent par négociation de la peine entre avocats et juges, après la confession de culpabilité du prévenu. Les autorités judiciaires militaires poussent à cette solution qui permet de faire l’économie de procès, et ceux qui prennent le risque de la refuser sont plus lourdement condamnés, après des procédures interminables. La quasi-totalité des prévenus est donc déclarée coupable, ce qui justifie aux yeux de l’opinion israélienne et internationale les arrestations massives et le fonctionnement de cette justice militaire.

Selon l’ONG israélienne Yesh Din, entre 2002 et 2006, la catégorie « activité terroriste hostile » ne concernait que 33 % des inculpations dans les cours militaires. Au sein de cette catégorie, seulement 4 % des cas étaient des tentatives d’homicide et 1 % des homicides volontaires4. Fin 2016, le suivi régulier des procès confirmait que la plupart des personnes relevant de cette catégorie étaient accusées, non pas d’actes ayant entraîné la mort ou la préparation d’attentats, mais simplement d’appartenir ou d’avoir des liens avec une « organisation terroriste » ou « illégale » : c’est-à-dire tous les partis politiques palestiniens, ainsi qu’une série d’associations et d’ONG dont la liste n’a cessé de s’allonger sans qu’aucune organisation n’en soit jamais enlevée – et sur laquelle figure toujours le Fatah, artisan des accords d’Oslo, déclaré « organisation terroriste » en 1986.

La toile carcérale brise toute temporalité. On peut être arrêté pour ses actes ou pour ses liens familiaux, sociaux et politiques, présents, passés ou même à venir, avec les dispositions de la détention administrative. Par ailleurs, l’expression publique d’idées politiques peut suffire à l’inculpation, comme la simple présence dans des manifestations. Depuis quelques années, outre les membres du Hamas et du FPLP, les militants pacifiques engagés dans la résistance populaire dans les villages s’opposant au tracé du mur et aux prédations territoriales des colons (à Nai’lin, Bei’lin, Nabi Saleh…) sont très fréquemment inculpés. En 2013 et 2014, selon l’ONG israélienne Court Watch, les comparutions les plus nombreuses ont été celles de très jeunes hommes — souvent mineurs — pour jets de pierres et celles d’hommes entrant en Israël sans permis. D’autres formes d’engagement et d’expression ont été récemment visés avec la multiplication des incriminations pour activités ou incitations sur les réseaux sociaux, l’arrestation de journalistes et de militants et de figures locales du mouvement Boycott, désinvestissement sanctions (BDS) dont Omar Barghouthi, l’un de ses fondateurs, en mars 2017.

Par ces arrestations continues, les services de renseignement recrutent des collaborateurs, infiltrent la société, disposent d’une source d’information considérable sur la population et la vie dans les enclaves palestiniennes. La gestion des mobilités, des circulations et des enfermements qu’ils participent à mettre en œuvre, le système judiciaire militaire et la prison constituent des dispositifs clefs de gouvernement d’un territoire pensé comme discontinu et sans frontière — dans le sens classique de la frontière-ligne de l’État moderne — en raison du maintien de l’occupation et de la poursuite de la colonisation de l’autre côté du mur.

Front d’opposition à l’Autorité palestinienne

Très affaibli au début des années 2000, malgré la signature du Document des prisonniers en 2006 par l’ensemble des représentants partisans qui appelaient à l’unité face à la scission entre le Hamas et le Fatah, le Mouvement des prisonniers a refait surface lors de la grève de la faim d’avril-mai 2012 lancée par le Hamas. Si 20 % seulement des membres du Fatah l’avaient alors suivie et aucun de ses leaders, elle attestait déjà d’un regain de cohésion nationale par-delà les murs. La plupart des mouvements de la société civile — dont les mobilisations de jeunesse du bref printemps palestinien de 2011 — et la population l’avaient largement appuyée et relayée sur les réseaux sociaux et dans la presse, grâce notamment aux téléphones portables entrés en fraude dans les prisons au début des années 20005.

Le mouvement actuel, réellement unitaire, est massivement soutenu par tous les partis et par l’ensemble des forces de la société civile (BDS, les comités de résistance populaire, le Conseil des organisations palestiniennes des droits humains, la Commission contre le mur et les colonies, Dismantle the Ghetto, le haut comité de suivi pour les citoyens arabes d’Israël…etc.)

Les communiqués du Mouvement des prisonniers associent de façon systématique la cause des détenus au boycott de tous les produits israéliens, alors que l’Autorité palestinienne se borne à soutenir celui des produits des colonies. Dehors, le Comité national de soutien à la grève exhorte les commerçants à les remplacer par des produits palestiniens, encourage les opérations empêchant l’entrée de camions acheminant les denrées israéliennes ou à les entasser à proximité des checkpoints et du mur.

Cette grève renforce et catalyse ainsi un front d’opposition large à la politique de l’Autorité palestinienne (AP), qui divise le Fatah. La société et une partie grandissante des cadres du Fatah et de la jeunesse du parti s’oppose à sa politique de répression des opposants, des mobilisations pacifiques et de la résistance, et à sa coopération sécuritaire avec Israël. Selon un sondage du Palestinian Center for Policy and Survey (PCPS), 64 % des habitants de la Cisjordanie et de la bande de Gaza souhaitaient en décembre 2015 la fin de cette coopération sécuritaire. Le Mouvement des prisonniers et les représentants de tous les autres partis demandent sans relâche qu’elle cesse immédiatement. Fervents défenseurs d’une ligne arafatiste, ils sont de plus en plus nombreux au sein du Fatah à afficher frontalement leur désaccord.

Si nombre de cadres des partis traditionnels ont longtemps minoré l’impact des mobilisations de la société civile et de la jeunesse, ils ont maintenant pris acte de la nécessité de fédérer les fronts militants tout comme l’a fait la branche résistante du Fatah à l’instar de Marouane Barghouthi. Ardent partisan de l’unité palestinienne, il est apprécié par l’ensemble des partis, y compris du Hamas qui s’est engagé à le faire libérer lors d’un échange futur de prisonniers. Il est pour une solution à deux États dans le respect du droit international et contre les attaques visant des civils israéliens, et a appelé au boycott économique et diplomatique d’Israël et à un vaste mouvement de résistance populaire et civile. Alors que les prisonniers représentent la seule ressource militante consensuelle à même de rallier le plus grand nombre, c’est à présent le leadership de l’intérieur des prisons qui est plébiscité par les partis et de nombreux militants du Fatah ainsi que par la société civile et les initiatives de jeunesse, inversant le rapport de force entre l’intérieur et l’extérieur des prisons.

1Stéphanie Latte Abdallah, « Déni de frontières. Toile carcérale et management des prisonniers politiques palestiniens après Oslo (1993-2010) », in Stéphanie Latte Abdallah, Cédric Parizot (dir.), À l’ombre du Mur. Israéliens et Palestiniens entre occupation et séparation, Actes Sud, 2011 ; p. 73-101.

2Voir Stéphanie Latte Abdallah, « Entre dedans et dehors : vécus parentaux des détenus politiques palestiniens en Israël », Champ Pénal/Penal Field, Vol. XI, 2014.

3Human Rights Watch, Annual Report, 1991.

4Backyard Proceedings. The Implementation of Due Process Rights in the Military Courts in the Occupied Territories,Tel Aviv, 2007.

5Stéphanie Latte Abdallah, « Le ‘printemps’ palestinien : une société civile dans l’entre-deux du conflit », in Tumultes, Le Moyen-Orient en mouvement, n ° 38-39, 2012 ; p. 369-387.

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