Retours du Soudan. Une photo, un texte (2)

Pause de nuit sur la route des monts Nouba

Gwenaelle Lenoir, mars 2021

Voici une aire d’autoroute soudanaise. Façon de parler, bien sûr, parce qu’évidemment, il n’y a pas d’autoroute. Le ruban asphalté mité d’ornières va même bientôt laisser place à une piste épuisante pour les moteurs et les dos.

Mais ici, on trouve tout ce qu’il y a sur une aire d’autoroute : un restaurant, une boutique de technologies indispensables à nos vies modernes, des sanitaires, des cafés, un motel.

On voit le motel en premier plan de la photo. Un lit à une place spartiate, cadre en métal et sommier de corde nu, posé sur la terre battue. Ici, le voyageur dort en plein air, tout habillé, et c’est très bien, car la température ne descend pas sous les 25 °C la nuit.

Le restaurant sert sur un plateau de fer-blanc un peu cabossé le foul traditionnel, ragoût de fèves mijoté des heures, accompagné d’une salade de tomates et de pain plat. Les settat shay (« dames du thé »), qui tiennent les cafés, eux aussi en plein air, s’éclairent avec leur téléphone portable ou avec une lampe portative pour servir les boissons chaudes tard dans la nuit. La dernière remballe ses ustensiles quand le dernier voyageur va se coucher.

C’est aussi à cette heure-là que ferme la boutique de technologie, un cagibi en bois peint en violet aux étagères pleines de chargeurs de téléphone. Pour une somme modique, tout un chacun peut faire recharger son portable, outil indispensable de bien des façons à la vie ici. Par mesure de sécurité sans doute, le jeune homme souriant qui a monté ce petit business a grillagé le guichet. Vous ne pourrez donc pas le remercier en lui serrant la main.

Peut-être craint-il les bandits de grand chemin et autres rebelles qui justifient l’existence, à cet endroit précis de cette route, de cette aire pour voyageurs.

Car ici, dans l’État du Kordofan du Sud, dans la partie méridionale du pays, les routes qui relient les monts Nouba au reste du pays sont fermées de 16 h à 5 heures du matin. Elles sont alors aux mains des militaires, des coupeurs de route et de ceux que l’ancien régime qualifiait de rebelles. Des passerelles existant entre les groupes au fil des opportunités.

Les deux axes majeurs de la province, nord-sud, sont contrôlés par l’armée nationale. Les pistes transversales est-ouest le sont par le Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (MPLS-N) faction El-Helou. Ce groupe épouse l’histoire récente et tumultueuse du pays.

Au début était un pays, le Soudan, aux identités multiples, arabe et africaine, pasteurs et agriculteurs, centrées sur le Nil et périphériques, musulmane et chrétienne. Ceux du nord, Arabes et musulmans, dominaient. Sans intention de partager leur pouvoir ni les richesses.

En 1983, un militaire du sud du pays, John Garang, fonde le Mouvement populaire de libération du Soudan (MLPS) et sa branche militaire, l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS). Il combat les troupes de Khartoum au nom de l’égalité, de la lutte contre les discriminations, de la séparation de la religion et de l’État, du partage des richesses.

En 2011, le Soudan devient deux pays. Le nord reste le Soudan. Le sud devient le Soudan du Sud, plus jeune État reconnu par les Nations unies.

Le Kordofan du Sud, là où se trouve notre aire d’autoroute, reste au nord. Mais certains, qui ont combattu avec le MLPS ne rendent pas les armes. Le régime d’Omar Al-Bachir est toujours là, les raisons du conflit aussi, les monts Nouba et le Darfour vivent toujours en enfer.

Voilà comment est né le MPLS-N et comment s’est poursuivi pendant encore huit ans un conflit dit de basse intensité où les morts n’intéressaient pas grand-monde.

Et puis vient la révolution, et avec elle la possibilité de la paix. Une priorité, affirme Abdallah Hamdok, premier ministre civil de transition nommé en septembre 2019. On négocie. Plusieurs mois, mais le processus est assez rapide, en fait : le 3 octobre 2020, six alliances rebelles et les autorités issues de la révolution signent un accord de paix.

C’est historique.

Seulement, le MPLS-N faction El-Helou ne fait pas partie des groupes signataires. Notamment parce que la séparation de l’État et de la religion ne figure pas dans le texte.

Et c’est pourquoi on dort toujours à la belle étoile sur des sommiers en corde sur l’aire d’autoroute de la photo, en attendant l’ouverture de la piste.

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