Avant la colonisation espagnole de 1884, le Sahara occidental, situé au nord-ouest du continent africain, était « cette mer de sable sans frontière que les caravanes [utilisaient] comme des convois un océan »1. Ce territoire était cependant peuplé et géré par le biais d’un réseau organisationnel et politique bien spécifique, celui des tribus. En effet, un « désert se distingue de la mer dans la mesure où une population, si clairsemée soit-elle, y vit, avec ses traditions et son histoire »2. En 1963, le Sahara occidental devient un territoire « non autonome » selon les Nations unies : l’Espagne, qui est la puissance coloniale de l’époque, doit organiser un référendum d’autodétermination, qui ne s’est jamais tenu. Depuis 1975, ce territoire est occupé militairement par le Maroc et la Mauritanie, puis, depuis 1979, seul le Maroc l’occupe.
L’été 2021, si l’on prenait le risque de se promener sur le port industriel de Laâyoune, capitale du Sahara occidental, on pouvait voir des dockers, pour la plupart marocains — les Sahraouis n’ayant pas le droit de travailler au port —, charger interminablement des cagettes de sardines dans des poids-lourds. Direction ? L’Union européenne (UE). Par la route d’abord, pour les acheminer vers des ports marocains, manière de brouiller les pistes. Une manœuvre qui pose problème au plan légal.
Aujourd’hui, les poissons sont toujours pêchés dans les eaux du Sahara occidental, transportés et vendus dans l’UE. Mais peut-être plus pour longtemps : le 29 septembre 2021, le tribunal de l’Union vient d’annuler deux accords commerciaux avec le Maroc parce qu’ils s’appliquaient également au territoire occupé. Le premier concerne les droits de douane préférentiels attribués aux produits d’origine marocaine, incluant en fait les produits venant du Sahara occidental, et le second vise spécifiquement les licences de pêche octroyées aux bateaux européens par le Maroc qui pouvaient de facto pêcher au Sahara occidental, en échange d’une importante somme d’argent annuelle.
Une telle décision pourrait avoir d’importantes conséquences économiques. L’UE pourrait devoir rembourser au Front Polisario les sommes versées (plus de 40 millions d’euros chaque année) au Maroc pendant plusieurs années pour que les bateaux de ses États membres exploitent les ressources halieutiques du territoire occupé illégalement. Les entreprises européennes devraient s’acquitter des droits de douanes impayés sur différents produits (de la pêche ou de l’agriculture par exemple) présentés faussement comme étant marocains, à savoir, depuis tout ce temps, plusieurs millions d’euros. En 2010, une entreprise norvégienne a ainsi dû payer 1,2 million d’euros aux autorités douanières de son pays pour ne pas avoir payé les droits de douane applicables. Avec la médiatisation de ce commerce interdit, l’entreprise a perdu des clients, des investisseurs et a interrompu ses importations de produits sahraouis3.
Le droit contre la politique
La décision du Tribunal de l’UE est historique dans la mesure où elle s’inscrit à contre-courant de l’attitude diplomatique de ses États membres. La dénonciation du Front Polisario est ancienne : dès août 1983, il contestait la signature d’un accord de pêche entre l’Espagne et le Maroc, dans lequel rien n’indiquait la délimitation des eaux territoriales marocaines. Mais il fallut attendre 2012 pour que la contestation parvienne devant les juridictions européennes, portant sur un accord de libre-échange entre l’UE et le Maroc.
En 2016, la Cour de justice de l’UE (CJUE) s’est enfin prononcée, mais dans une grande hypocrisie. Elle admettait que le Sahara occidental est un territoire « distinct et séparé » du Maroc et que tout accord concernant juridiquement le peuple sahraoui requiert son consentement. Mais elle précisait dans le même temps que, dans la mesure où nulle part formellement dans l’accord le Sahara occidental n’est spécifiquement visé par le Conseil des ministres de l’UE qui a conclu l’accord, le droit international n’avait pas été violé. Pourtant, dans la réalité, l’accord s’appliquait bien à ce territoire occupé.
En 2018, entre sophisme et paralogisme, la CJUE a réitéré ce constat troublant : elle « aboutit à un postulat quasi irréfragable d’interprétation conforme des accords conclus par l’UE aux règles applicables du droit international »4.
En affirmant que le Sahara occidental n’est pas le Maroc, ces différents arrêts ont tout de même forcé les institutions de l’UE à réécrire les accords pour y inclure expressément le Sahara occidental d’une part et obtenir, d’autre part, le consentement de son peuple. Alors, la Commission européenne et son Service européen pour l’action extérieure, venant en renfort du Conseil, ont trompé le Parlement avec des documents mensongers attestant d’une « consultation » des « populations » du Sahara occidental. Ces documents ont été analysés par l’organisation Western Sahara Resource Watch (WSRW), et les faits repris par le Tribunal de l’UE dans sa décision : d’une part, « la grande majorité des organisations que la Commission indique avoir consultées dans le rapport du 11 juin 2018 n’ont en réalité pas participé à ladite consultation » (94 sur 112 organisations mentionnées en annexe du rapport) et d’autre part, « les seules entités consultées par la Commission sont, dans leur grande majorité, soit des opérateurs marocains, soit des organisations favorables aux intérêts du royaume du Maroc »5.
Selon le Tribunal de l’UE, le peuple sahraoui n’a pas donné son consentement aux accords, qui sont donc annulés, en cohérence avec les arrêts de 2016 et 2018, puisque maintenant ces accords prévoient expressément leur application au Sahara occidental. Enfin, le Conseil a tenté de faire valoir qu’un bénéfice économique pour les populations locales pouvait remplacer le consentement du peuple ; le Tribunal enterre définitivement l’argument. Le Conseil de l’UE est piégé.
Il est regrettable que le Tribunal ait énoncé un délai pour rendre effective sa décision, qui correspond au délai pour faire appel, et si appel il y a, au délai jusqu’à la décision de la CJUE. Ce délai est officiellement destiné à préserver la « sécurité juridique » des engagements internationaux, autrement dit à protéger les entreprises et leur laisser le temps de s’adapter. Le Tribunal ne pouvait peut-être pas à la fois consacrer les droits des Sahraouis et les protéger immédiatement...
Chantage migratoire contre l’Algérie et l’Espagne
Cette décision s’inscrit dans un contexte géopolitique marqué par la tension diplomatique entre le Maroc et ses voisins. L’Espagne, et derrière elle l’UE, subit le chantage migratoire du royaume. L’été 2020, à l’entrée de la presqu’île de Dakhla, de nuit, on pouvait assister à un spectacle terrifiant : des dizaines d’Africains marchaient en ligne le long de la route, et alentour, des jeunes du coin se vantaient de connaître les « bons » policiers et de pouvoir négocier le passage jusqu’aux îles Canaries espagnoles, portes de l’espace Schengen6. Un voyage qui est souvent un aller simple vers la précarité économique et sociale, sinon vers la mort. Dans les faits, dès que l’Espagne « ose » franchir la ligne rouge diplomatique concernant le statut du Sahara occidental, le Maroc ouvre les vannes de la migration. Par exemple, en mai 2021 quand le Maroc a découvert que Madrid avait accueilli le chef du Front Polisario Brahim Ghali qui souffrait de complications liées à la Covid-19, immédiatement, les forces de l’ordre marocaines ont relâché leur surveillance des frontières avec l’enclave espagnole de Ceuta et des milliers de personnes les ont franchies. Alors, l’Espagne va-t-elle prendre prétexte de la décision du Tribunal d’hier pour affermir à moindre risque sa position vis-à-vis du territoire occupé par le Maroc ? L’Algérie elle, qui vient de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc, pourrait se servir de cette décision pour revenir sur la scène régionale.
Peu importent les libertés publiques
Les entreprises européennes vont donc devoir se poser la question de la rupture immédiate de leurs relations commerciales avec le Maroc pour l’exploitation des richesses du Sahara occidental. Car même si la décision du Tribunal ne sera applicable qu’après que son caractère définitif aura été établi (dans deux mois ou un an, voire un an et demi, le temps que la CJUE rende son arrêt si appel il y a), plus elles attendent, plus le risque de devoir payer les arriérés de taxes impayées augmente. Des milliers de tonnes de tomates cerise, de melons, de myrtilles, d’huîtres, de palourdes ou de sardines ont déjà été exportées vers l’UE sans que les taxes légalement applicables aient été payées. Surtout — mais cet argument n’est pas forcément audible pour des multinationales —, les libertés publiques des Sahraouis et leurs droits fondamentaux continuent d’être bafoués.
La surveillance et la répression des militants politiques n’a pas attendu l’affaire Pegasus pour être connue au Maroc en général et au Sahara occidental occupé en particulier. Le climat sécuritaire y est étouffant. En novembre 2020, le cessez-le-feu signé entre le Front Polisario et le Maroc en 1991 a été rompu par le Maroc. De nombreux militants sahraouis habitant en territoire occupé se font enlever, torturer, parfois tuer. Les rencontres avec les militants sur place nécessitent de longues et fastidieuses procédures de sécurité, pour éviter les yeux et les oreilles des policiers inquisiteurs. Le 18 septembre, à l’instar de ce qui se passe en territoire palestinien occupé, des engins de chantier ont encerclé une zone rurale au nord-est de Laâyoune et ont commencé à démolir illégalement une centaine de maisons et tentes sahraouies, situées dans un espace tribal traditionnel pétri de culture et d’histoire. Dans les camps en Algérie, les réfugiés sahraouis souffrent de la malnutrition et du manque d’eau : 40 % seulement des besoins vitaux en eau sont couverts et 60 % des femmes enceintes et allaitantes sont anémiées.
Cette dernière décision du Tribunal de l’UE qui annule des accords commerciaux entre l’Union et le Maroc fait souffler un vent nouveau. Certains, par pragmatisme, se mettent à soutenir la solution autonomiste du Maroc, pour mettre fin notamment au calvaire des réfugiés de Tindouf. D’autres refusent cette solution défaitiste qui symboliserait une victoire de la force sur le droit et l’éthique. Une intensification des offensives judiciaires contre les multinationales occidentales, véritables lignes de vie de l’occupation marocaine, pourrait faire penser aux premiers que les seconds ont raison de continuer d’espérer.
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1Expression du juge André Gros, issue de sa déclaration annexe à l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) du 16 octobre 1975 concernant le Sahara occidental (CIJ recueil, p. 76, §11 de sa déclaration).
2Maurice Flory, « L’avis de la Cour internationale de justice sur le Sahara occidental », Annuaire français de droit international, volume 21, 1975 ; p. 254.
3« Record customs claim against Western Sahara trader », Western Sahara Resource Search (WSRW), 30 novembre 2010 1.
4François Dubuisson et Ghislain Poissonnier, « Pêche illégale des navires de l’UE dans les eaux du Sahara occidental, rendue « invisible » par la magie d’un arrêt du juge européen », revue Energie-Environnement Infrastructures, no. 7, juillet 2018, commentaire no. 40 de CJUE, 27 févr. 2018, aff. C-266/16.
5Voir le paragraphe no. 380 de l’arrêt du 29 septembre 2021 dans l’affaire T-279/19. La Cour cite ces arguments et les valide.