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Entretien

Peter Beinart. « Un quart des juifs américains considère Israël comme un État d’apartheid »

À l’occasion du Forum de Doha (26-27 mars 2022), nous avons rencontré Peter Beinart, directeur de la revue progressiste juive Jewish Currents pour évoquer avec lui l’évolution de l’opinion aux États-Unis et de celle de la communauté juive à l’égard d’Israël.

L'image montre une manifestation avec un groupe de personnes brandissant des pancartes et des drapeaux. Une femme au premier plan, portant un t-shirt avec une inscription, lève le poing en criant des slogans. Les manifestants semblent exprimer leur soutien à la cause palestinienne. On peut apercevoir des drapeaux aux couleurs palestiniennes, ainsi que des affiches dénonçant le sionisme et appelant à la résistance. L'ambiance semble dynamique et engagée.
Washington, 26 mars 2017. Manifestation contre la tenue de la conférence annuelle de l’Aipac

Le 15 mars 2022, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le lobby pro-israélien officiel au Congrès américain, annonçait la liste des bénéficiaires de son soutien financier pour les élections législatives et sénatoriales de novembre 2022 aux États-Unis. Parmi eux figurent 40 candidats républicains de la frange la plus extrémiste, qui contestent toujours l’élection du démocrate Joe Biden à la présidence, et surtout refusent de se désolidariser des émeutiers trumpistes qui, le 6 janvier 2021, ont investi le Capitole dans l’espoir d’empêcher l’intronisation du nouveau président. Le soutien financier apporté par le lobby pro-israélien à ces candidats a suscité des réactions outrées aux États-Unis, y compris au sein de la communauté juive.

Richard Haass, un célèbre diplomate aujourd’hui président du Council on Foreign Relations, le principal think tank spécialisé dans les questions internationales, a jugé que le soutien de l’Aipac à des politiciens qui œuvrent à « saper la démocratie » marque la « faillite morale » du lobby. Abe Foxman, longtemps président de l’Anti-Defamation League, la principale organisation américaine de lutte contre l’antisémitisme, a jugé que l’organisation commettait « une faute affligeante ». « Ce n’est pas le moment, pour le mouvement pro-Israël de faire une sélection parmi ses amis », a rétorqué le lobby. En d’autres termes, pas question pour Israël de se priver du soutien de gens mus par la préservation du suprémacisme blanc, y compris au prix de l’abandon de la démocratie.

Ce sont toutes ces questions que nous avons abordées avec Peter Beinart, dont nous avons rassemblé les propos ci-après sous forme de tribune.

Fin de la ligne bipartisane du lobby pro-israélien

« Les États-Unis sont une très jeune démocratie. Jusqu’aux années 1960, ce pays n’en était pas réellement une, puisque la ségrégation raciale y dominait. Depuis, elle a été abolie, mais l’Amérique continue de véhiculer une grande quantité de normes sociales de son passé. Or, la population devient chaque jour moins blanche et moins chrétienne. Le débat qui émerge dans ce pays est le suivant : est-il capable de devenir une véritable démocratie multiraciale ? Il y a soixante ans, le mouvement des droits civiques avait engagé cette mutation. Elle fut favorisée par le fait qu’à partir de 1965, de nouvelles lois migratoires ont permis l’installation d’un très grand nombre d’immigrants aux États-Unis1, dont 90 % n’étaient pas des Européens. Cela a mené à la victoire de Barack Obama en 2008. Mais à ce moment-là, on ne pouvait imaginer la réaction que ce processus allait susciter. Elle a suivi une voie de plus en plus clairement assumée : si la démocratie doit aboutir à la perte de la domination des blancs, alors on n’a que faire de cette démocratie. Cela a mené à l’élection de Donald Trump, et ce mouvement réactionnaire se poursuit aujourd’hui, peut-être plus fortement encore.

« Pendant très longtemps, les États-Unis ont été dirigés par deux partis qui, au fond, n’étaient pas radicalement distincts. Bien sûr, ils avaient des différends, mais ils étaient aussi très proches. Si l’on regarde la réélection de Bill Clinton contre le républicain Bob Dole en 1996, le fossé entre eux n’était toujours pas très profond. Mais en une génération, le parti démocrate est devenu le « parti de la diversité », plus ouvert aux revendications des femmes, des minorités raciales et des immigrants, et le républicain celui des mâles blancs chrétiens. Il y a trente ans, il y avait des démocrates hostiles à l’avortement et des républicains soutenant la liberté des femmes de décider. Aujourd’hui, ce serait impossible. Nous avons deux partis complètement polarisés dans un face-à-face radical.

« Quel est le lien entre cette évolution et le rapport à Israël ? Si je prends le cas de l’Aipac, historiquement, ce lobby a toujours agi dans le but de préserver un accord bipartisan de la classe politique dans son soutien à Israël. Mais dans l’atmosphère qui règne désormais aux États-Unis, la division est telle entre l’adhésion sans réserve des républicains à la droite et l’extrême droite israélienne et les démocrates formellement critiques de la politique israélienne de colonisation, qu’un soutien bipartisan devient de moins en moins possible. La décision d’Aipac de soutenir le camp des élus favorables aux émeutiers du 6 janvier 2020 est la conséquence du fossé croissant entre les deux camps. Et ce fossé ne se creuse pas seulement au seul échelon politique. Il traverse toute la société américaine. Quand j’étais adolescent, la différence entre être démocrate et républicain n’était pas identitaire. Désormais, chacun a le sentiment que l’enjeu est existentiel ; chacun perçoit l’autre camp comme une menace pour sa propre identité et son intégrité.

« Le jour où la victoire de Joe Biden a été officialisée, après tous les recomptages des voix, c’était fou : à New York, où j’habite, les gens ouvraient leurs fenêtres et criaient de bonheur. Ce n’était que l’élection de Biden, mais ils la vivaient comme si c’était une révolution ! Le cauchemar Trump était fini. Mais ailleurs, les supporters républicains étaient soit effondrés, soit rageurs, convaincus que l’élection leur avait été volée. Bref, le centre de l’échiquier politique a quasi disparu. C’est pourquoi la décision de l’Aipac de soutenir des élus qui récusent le résultat de l’élection présidentielle de 2020 et refusent de se désolidariser des émeutiers est particulièrement importante. Elle signifie que sa ligne « bipartisane » a pris fin. Désormais, le lobby s’allie au camp qui soutient Israël en toutes circonstances, et peu importe que ce camp mène la bataille contre la démocratie aux États-Unis. L’Aipac le sait et s’y rallie en toute connaissance de cause.

Américains juifs plutôt que Juifs américains

« Parallèlement, on assiste à une polarisation croissante au sein du judaïsme américain. Dans les années 1950, il y avait un grand camp « centriste » dans la communauté juive. Il était constitué des juifs affiliés à deux synagogues : celle appelée « réformée » et la synagogue dite « conservatrice ». Ces deux tendances ne suivaient pas rigoureusement les règles religieuses du judaïsme et souhaitaient l’insérer dans la modernité. La plupart des juifs suivaient l’une de ces deux mouvances. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’obédience conservatrice a quasi disparu. Les juifs réformés restent majoritaires, mais l’obédience dite « orthodoxe » (ou « ultra-orthodoxe ») connait depuis plusieurs décennies une formidable croissance. Pour la génération qui a moins de dix ans aujourd’hui, elle sera sans doute majoritaire. En face, l’autre tendance qui croit fortement parmi les juifs est celle de la désaffiliation de tout courant religieux.

« Ça ressemble beaucoup à ce qui advient en Israël, à une différence notoire : parmi les juifs américains, les non-religieux sont beaucoup plus à gauche que les Israéliens. Aujourd’hui, dans la communauté juive ultra-orthodoxe, vous ne trouverez pas une personne qui a voté pour Joe Biden. De l’autre côté, la vraie religion des juifs séculiers américains, c’est le progressisme. Ce camp-là s’éloigne de plus en plus d’Israël. Et les jeunes juifs progressistes ne se perçoivent pas comme des Juifs américains, mais comme des Américains juifs. Contrairement à la génération précédente, leur identité américaine est plus forte que leur identité juive. Ce n’est pas qu’ils détestent Israël, c’est qu’Israël n’est pas leur préoccupation première.

« Cela dit, on trouve aussi parmi les non-religieux des jeunes qui s’identifient toujours très clairement comme juifs et qui sont les plus féroces critiques d’Israël, parce qu’ils adhèrent à une vision beaucoup plus universaliste du judaïsme. On en trouve chez J-Street (un petit lobby progressiste pro-israélien] mais plus encore dans Jewish Voice for Peace (JVP)2. On en trouve aussi beaucoup parmi les lecteurs de Jewish Currents. Leur rôle est croissant. Cette catégorie de juifs américains est de plus en plus insérée dans la gauche radicale au sens large : elle est connectée aux combats en faveur des noirs, des immigrés et des Palestiniens.

« We Shall Overcome » à un checkpoint

« Sur ce dernier point, la différence entre J-Street et JVP est très grande. J-Street représente ceux qui disent : « Nous sommes les bons juifs qui veulent sauver Israël de lui-même ». JVP a une stratégie qui me semble plus sérieuse : pour eux, il s’agit d’être les alliés des Palestiniens, comme les blancs progressistes sont les alliés des noirs. Ils sont aussi plus attractifs. Dans les années 2010, un grand nombre de jeunes juifs passés par J-Street l’ont quitté pour poursuivre leur radicalisation en adhérant à If Not Now, une association dont l’ambition est de représenter les juifs qui luttent contre l’occupation des Palestiniens. Mais ils commencent à être en crise. Pourquoi, plus simplement, ne pas basculer du côté palestinien ? Car ce mouvement qui a le vent en poupe aujourd’hui n’entend plus s’exprimer au nom des « valeurs juives », mais au nom des valeurs universelles, de l’antiracisme et de l’anticolonialisme.

« Ce tournant des jeunes juifs s’insère dans un tournant plus général qui advient aux États-Unis. Black Lives Matter a renoué le fil du combat antiraciste des années 1960. Dans les années 1980-2000, ce combat-là s’était beaucoup affaibli. Mais les figures émergentes de la lutte des noirs sont plus radicales. Leur connexion avec les Palestiniens est beaucoup passée par les images des violences des forces d’occupation à leur égard, de la brutalité quotidienne de cette occupation. La répétition des crimes policiers aux États-Unis ces dernières années, du meurtre de David Brown à Ferguson, et à New York en 2014 celui d’Eric Garner3, a beaucoup joué pour amener les noirs américains à faire le lien avec le sort des Palestiniens. Désormais, ils perçoivent un peu les Palestiniens comme les victimes d’un sort identique : nous avons notre apartheid, ils ont le leur. Évidemment, ça rend fous les dirigeants des organisations juives américaines qui crient à l’insulte, dénoncent l’ignorance de cette analogie. Mais leur discours ne passe pas, parce que le sentiment est que les noirs aux États-Unis sont toujours discriminés, et que les Palestiniens le sont en Palestine.

« L’Aipac, à un moment, a beaucoup investi pour trouver des alliés d’Israël au sein de la communauté noire américaine, avec un certain succès d’ailleurs. Mais aujourd’hui, lorsque des noirs visitent Israël et vont dans les territoires occupés, l’identification au sort réservé aux Palestiniens est quasi instantanée. Il y a quelques années, des élues noires américaines qui visitaient Israël avaient été amenées à un check-point. Elles ont été tellement choquées qu’elles se sont mises à chanter ensemble « We Shall Overcome », la plus célèbre chanson protestataire américaine, chantée entre autres par Pete Seeger et Joan Baez. Ces personnes, lorsqu’elles retournent aux États-Unis, sont souvent les plus décriées par les partisans d’Israël, parce qu’elles témoignent de ce qu’elles ont vu et combien cela les a bouleversées. Pour ceux qui ont fait cette expérience, le lien avec la lutte des Palestiniens devient alors très fort.

Une nouvelle alliance entre ultra-orthodoxes et évangélistes

« Où cela va-t-il mener ? Je suis relativement optimiste, mais beaucoup dépendra de l’évolution de la société américaine. La droite républicaine, je le crains, a de très bonnes chances de l’emporter aux élections législatives de novembre 2022. Mais le temps long ne joue pas en sa faveur. À l’élection présidentielle, les républicains n’ont plus gagné un seul suffrage universel depuis 2004. Et l’évolution démographique ne joue pas en faveur des blancs. Il en va de même pour la société juive aux États-Unis. Une récente enquête d’opinion montre que d’ores et déjà un quart des juifs américains considèrent Israël comme un « État d’apartheid »4. Alors, bien sûr, le conflit israélo-palestinien ne fait plus partie des enjeux primordiaux aux États-Unis. Et chaque fois que surgit un conflit armé entre Israël et le Hamas, une mobilisation se manifeste en faveur d’Israël. Mais le phénomène marquant, c’est que la critique d’Israël enfle beaucoup plus.

« S’il se passe au Proche-Orient des événements si graves qu’ils font la une des grands journaux, si les images d’Israël bombardant des bâtiments civils à Gaza se multiplient, le processus de division au sein des démocrates va s’approfondir. Dans le dernier affrontement, au printemps 2021, à Gaza, même un partisan d’Israël aussi systématique que le sénateur démocrate de New York Chuck Schumer a été obligé de prendre des distances avec les bombardements israéliens. Faites un tour à l’Aipac. Vous constaterez que toutes les personnes âgées de plus de 60 ans sont des laïcs ; leur judaïsme se résume au sionisme. Mais leurs enfants ne sont pas membres de l’Aipac. Qui les a remplacés ? Des jeunes « craignant-Dieu » (autre surnom des juifs ultra-orthodoxes). Allez voir la parade annuelle en faveur d’Israël sur la 5e avenue à New York, vous y verrez une forte majorité de ces jeunes. Pas étonnant que l’Aipac soit devenu le lieu d’une nouvelle alliance : celle des ultra-orthodoxes juifs et des évangélistes.

« Dans leur soutien inconditionnel à Israël, les républicains sont beaucoup plus sincères que les démocrates. C’est pour cela que l’Aipac ne mise plus sur une politique de soutien « bipartisan » à Israël. De fait, beaucoup d’élus démocrates exprimeraient des opinions très différentes de ce qu’ils énoncent aujourd’hui s’ils sentaient que modifier leur position vis-à-vis d’Israël ne leur coûterait pas cher politiquement. Ce phénomène est aussi de plus en plus vrai d’une partie des dirigeants de la communauté juive américaine. Quand en 2020 j’ai écrit mes articles dans Jewish Currents et le New York Times, appelant, à l’établissement d’un seul État commun aux juifs et aux Palestiniens5, je me suis heurté à quelques réactions un peu inquiétantes. Mais elles étaient sans commune mesure avec celles qui s’étaient abattues sur [l’historien anglo-américain] Tony Judt lorsqu’il avait publié en 2003 son fameux article, appelant le premier à la formation d’un seul État réunissant Palestiniens et Israéliens6. Judt a alors été quasi exclu du champ de la parole légitime. Cela n’a pas été mon cas. Cela montre toute l’évolution qui a eu lieu dans la société américaine dans le rapport à Israël. Il y a vingt ans, ce ne sont pas les conservateurs qui ont assassiné Judt et son texte, ce sont les juifs progressistes ! À l’époque, ils étaient les figures de proue du soutien à Israël.

« Aujourd’hui, leur poids a considérablement diminué. Les principales voix du soutien à Israël sont désormais conservatrices. À ce phénomène s’ajoute l’évolution notoire des grands médias. Aujourd’hui lorsque vous regardez MSNBC, lorsque vous lisez le New York Times, The New Republic ou le Washington Post, quand vous allez sur Slate, les Palestiniens sont désormais présentés sous un jour beaucoup plus favorable. De sorte que quand j’ai publié mes articles, les choses avaient changé. Beaucoup de gens peuvent être en désaccord avec moi, mais ma parole n’est pas illégitime. Enfin, Tony Judt était juif7, mais il parlait au nom d’une philosophie universaliste, de la défense des droits humains, pas au nom d’une vision spécifiquement juive. Moi, je revendique mon attachement au judaïsme et à une forme d’éthique juive. Peut-être suis-je dès lors plus audible. »

1Entre 1965 et 2015, 60 millions d’étrangers se sont installés aux États-Unis et depuis le rythme se maintient peu ou prou.

2Une organisation juive antisioniste qui soutient le mouvement international pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) contre Israël. Les membres du bureau de JVP incluent des figures connues comme le linguiste Noam Chomsky, le dramaturge et scénariste Tony Kushner, la philosophe Judith Butler, l’essayiste Naomi Klein, la romancière Sarah Schulman, l’acteur et scénariste Wallace Shawn, et d’autres.

3Il fut le premier, en 2014, à répéter, sous la pression des policiers, «  je ne peux plus respirer  » avant de décéder, comme le fera George Floyd en 2020 à Minneapolis.

4Étude réalisée par le Jewish Electorate Institute. Le même sondage montrait que 34 % des juifs américains estiment que le traitement réservé aux Palestiniens par Israël est similaire au racisme existant au États-Unis.

5Peter Beinart, «  Yavneh : A Jewish case for equality in Israel-Palestine  », Jewish Currents, 7 juillet 2020, et «  I no longer believe in a Jewish State  », The News York Times, 8 juillet 2020.

6Tony Judt : «  Israel, the Alternative  », The New York Review of Books, 23 octobre 2003.

7Il est décédé en 2010.

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