Aux prises pour la seconde fois en six ans avec une profonde crise pétrolière internationale, Alger tergiverse. À l’image d’une majorité de pays membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), l’Algérie ne dispose pas de l’inépuisable matelas de devises des monarchies du Golfe (plus de 2 000 milliards de dollars). Pour autant, sa situation financière n’est pas aussi dégradée que celle du Nigeria, de l’Iran ou surtout du Venezuela menacé de faillite.
Pendant des semaines, les ministres ont multiplié les messages les plus contradictoires. Les optimistes promettaient qu’il n’y aurait ni austérité, ni remise en cause de la générosité publique. En 2013, selon les chiffres du ministère des finances, les subventions de l’État aux ménages et aux entreprises ont représenté 29 % du produit intérieur brut (PIB), soit 60,5 des 70 milliards de dollars que rapportaient cette année-là les exportations d’hydrocarbures. Plus réalistes, d’autres ministres (logement, eau, agriculture) se vantaient publiquement que « leur » budget était à l’abri de toute amputation, les « sacrifices » éventuels étant aimablement laissés à la charge de leurs collègues. En dehors du gouvernement, seuls le gouverneur de la Banque centrale et le président du Conseil économique et social laissaient entendre que la situation était grave.
À la veille de Noël, le premier ministre réunissait une poignée de ministres « dépensiers » et sonnait « l’heure de la solidarité nationale » : le recrutement de nouveaux fonctionnaires serait gelé en 2015 et un certain nombre de grands projets d’équipement inscrits au plan quinquennal 2015-2019 ne seraient pas lancés. Particulièrement visés, les nouvelles lignes de tramways et les chemins de fer, deux secteurs où le français Alstom jouit d’un quasi-monopole.
Au total, ces orientations vagues et incertaines ne rassurent ni l’opinion qui s’inquiète, ni les experts qui voient mal comment le « volet social » du budget pourra être financé au niveau retenu par la loi de finances pour 2015 adoptée à l’automne et qui bat tous les records en matière de progression des dépenses publiques. Finalement, le 30 décembre, dans un message écrit — inlassablement martelé depuis par les médias officiels —, le président Abdelaziz Bouteflika assurait que l’Algérie traverserait « sans difficultés majeures » l’actuelle crise pétrolière. Est-ce si sûr ?
La crise des hydrocarbures en 2015
Tout dépend d’abord de l’ampleur de la chute des cours des hydrocarbures. Un expert proche du premier ministre voit le baril en 2015 à 60 dollars, le ministère de l’énergie table sur 70 dollars tandis que le Fonds monétaire international (FMI) s’en tient à 89-90 dollars. Suivant l’hypothèse retenue, le manque à gagner par rapport à 20141 pourra être du simple au double : 9 milliards de dollars au mieux, 18 à 20 au pire.
Seconde inconnue, quelle sera la durée de la crise ? Six mois, un an ou quatre à cinq fois plus ? Alger assiste impuissant au duel entre les cheikhs du Golfe et les Shale men2 du Texas ou du Nevada qui tiennent les clefs de la sortie de crise. Qui cédera le premier ? Les monarchies pétrolières n’ont-elles pas plus d’argent que d’habitants ? Elles ont à priori les moyens de tenir plus longtemps que les producteurs d’hydrocarbures non conventionnels américains dont les coûts de production sont supérieurs aux prix enregistrés ces dernières semaines.
Financiarisation du schiste américain
L’exploitation du schiste américain est largement financiarisée. Les dépenses initiales sont couvertes par un emprunt, souscrit auprès des petites banques locales américaines qui titrisent rapidement ces emprunts, lesquels se retrouvent dans l’ensemble du secteur bancaire américain. Les taux d’intérêts viennent alors s’ajouter aux frais de forage et d’exploitation. Il semble bien que cela mette le seuil de rentabilité au-delà de 80 dollars (certains auteurs avancent même des sommes de l’ordre de 100 dollars) le baril. Les compagnies ont aussi souscrit des contrats d’assurance en cas de baisse des cours. Ils ont rarement plus de 6 à 12 mois de durée de vie et ne semblent pas avoir été conclus après septembre 2014, car les prix ont alors commencé brutalement à baisser, et leurs tarifs sont exorbitants. La plupart des compagnies qui se sont assurées ne le sont donc que jusqu’au mois de juin 2015.
Avec la très forte baisse du prix du baril, il est clair que l’industrie perd de l’argent. Dès que les assurances auront cessé de couvrir les pertes pour les sociétés qui se sont assurées, la fermeture d’un grand nombre d’entre elles va devenir inévitable. La chute de la vente des concessions et la baisse rapide des nouvelles mises en production est un signe très net que l’ensemble de l’industrie du pétrole et du gaz de schiste est d’ores et déjà entrée dans une crise3, ils sont condamnés, sur le papier, à mettre les pouces rapidement avant la fin de l’année. À moins qu’un mouvement de concentration orchestré par Wall Street et encouragé par l’administration Obama ne consolide le secteur et lui assure de quoi continuer à produire, même à perte ou avec des marges étriquées.
Une politique clientéliste et risquée
Face à un marché international largement imprévisible aujourd’hui, Alger semble avoir, après beaucoup d’hésitation, arrêté une ligne plus politique qu’économique qui peut se résumer ainsi : réduire les importations et, plus généralement, les dépenses payées en devises, et au contraire maintenir comme prévu les dépenses budgétaires payées en dinars. Mohamed Laksaci, le gouverneur habituellement effacé de la Banque centrale, semble pour une fois avoir imposé son point de vue : « Si les réserves de change4 peuvent amortir un choc externe dans l’immédiat, elles pourraient s’effriter en cas de baisse prolongée des cours ».
Ce choix conservateur est politiquement payant auprès d’une opinion publique peu experte en ces questions et privée d’une information indépendante de l’État, que l’on cherche à rassurer. Il évite de couper dans les mille et un avantages qui nourrissent un clientélisme entré dans les mœurs. Il n’est pourtant pas sans risques.
Le premier danger est l’inflation. Discrètement, la Banque d’Algérie a commencé à laisser filer le dinar. Il a déjà perdu en quelques semaines 11 % contre le dollar. Le Trésor algérien, qui perçoit la fiscalité pétrolière en dollars, rattrape ainsi une partie de la baisse des cours. Les banques feront cette année deux fois moins de crédit aux importateurs que l’année précédente. Les PDG des entreprises et établissements publics se sont vus « conseiller » d’acheter « national » plutôt qu’étranger. Toutes ces mesures ne peuvent que réduire l’offre et faire grimper les prix des produits importés. C’est déjà ce qui s’est passé après la précédente crise où la même thérapie avait conduit à une explosion du coût de la vie et en janvier 2011, à la veille du Printemps arabe, à une semaine d’émeutes généralisées à tout le pays, une première.
À la baisse du prix du baril qui affecte tous les pays producteurs, s’ajoute en Algérie une deuxième crise : la baisse prolongée de la production depuis le milieu de la dernière décennie. Le ministre de l’énergie, Youcef Yousfi, l’a longtemps nié. Aujourd’hui, il annonce des « perspectives prometteuses » et annonce sa remontée pour 2017. « Je n’y crois pas ! » avoue un ancien PDG de la compagnie nationale Sonatrach, Abdelmajid Attar5. Les deux principaux gisements, Hassi Messaoud et Hassi R’mel rencontrent des problèmes de maintenance, les autres grands champs (Berkine, sud-ouest saharien) font du surplace.
Investir ou économiser l’énergie
Pour renverser la tendance, il faudrait massivement investir. C’est ce que prévoit le plan à moyen terme (PMTE) 2015-2019 de Sonatrach, avec plus de 90 milliards de dollars d’investissements. Mais où trouver l’argent ? L’État pompe pour ses clientèles l’essentiel de la rente pétrolière et ne laisse à la Sonatrach que la portion congrue. Les compagnies internationales réduisent partout leurs programmes d’investissement pour ne pas aggraver leur endettement. L’Algérie, qui n’a jamais été depuis dix ans leur destination favorite, risque de l’être encore moins avec la crise. Le dernier appel d’offres a été un échec (4 permis placés sur les 31 qui étaient offerts). Sans un gros effort de prospection et d’équipement, certains experts officiels envisagent une baisse de 25 % de la production d’ici 2019.
À défaut de pouvoir investir, le moment n’est-il pas venu de faire des économies d’énergie ? La demande intérieure explose et absorbe plus du quart de la production. À ce rythme, dans quinze ans, l’Algérie sera à peine autosuffisante et n’aura plus rien à exporter. Le gouvernement promet d’adopter prochainement un programme national visant à promouvoir l’efficacité énergétique et à lutter contre le gaspillage d’énergie dans tous les secteurs6 mais se refuse à envisager le moindre relèvement des prix de l’énergie qui n’ont pas bougé depuis dix ans. Non seulement son refus coûte cher au Trésor public (plus de 26 milliards de dollars de subventions en 2013), mais il encourage la consommation, notamment de gaz naturel. Le consommateur algérien le paye cinq fois moins cher que son frère égyptien et six fois moins qu’un Iranien.
Arc-bouté sur ses réserves de change et son épargne budgétaire7, le pouvoir a exclu toute remise en cause d’un modèle obsolète et préféré, malgré la tempête, la continuité. C’est l’issue du match historique entre les émirs du Golfe et les producteurs de pétrole de schiste des États-Unis qui dira si c’était le bon choix.
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160 milliards de dollars de recettes au titre des exportations d’hydrocarbures selon le ministre de l’énergie (25 décembre 2014). Les hydrocarbures ont fourni 98,45 % des recettes d’exportation en 2013 et 62 % des recettes budgétaires.
2NDLR. Littéralement « hommes du schiste ».
3Jacques Sapir, « Schiste, schiste rage »., russeurope.hypotheses.org
4À la mi-2014, elles atteignaient environ 194 milliards de dollars, soit l’équivalent d’environ trois années d’importations.
5Le 4 décembre 2014, sur Radio M (Alger).
6Algérie Press Service (APS), 2 janvier 2014.
7Le Fonds de régulation des ressources (FRR) qui abrite l’épargne budgétaire détenait 4 500 milliards de DA au 30 juin 2014, dernier chiffre connu.