Répression, menaces climatiques. Les impasses de la COP27

Pionnière de l’hydrogène « vert », l’Égypte cherche à ranimer son héritage

Nouvel eldorado écologique, la production d’hydrogène décarboné est relancée depuis le début de la guerre en Ukraine. Elle va d’ailleurs être largement financée par l’Union européenne. Les autorités égyptiennes s’engouffrent dans la brèche ; pour autant, la transition énergétique du pays semble encore bien chimérique.

Le complexe industriel KIMA, Assouan
Tecnimont

Inaugurée à Assouan en 1963, l’usine d’engrais KIMA était un producteur d’énergie propre en avance sur son temps. Fonctionnant entièrement grâce à l’énergie hydroélectrique bon marché fournie par le barrage d’Assouan, elle produisait de l’hydrogène « vert », utilisé pour fabriquer de l’ammoniac1 et finalement des engrais, dans le cadre d’une politique nationale de l’époque orientée vers l’autosuffisance.

Selon Osama Fawzy, directeur de la plateforme Hydrogen Intelligence, l’excellence écologique de l’usine de KIMA était presque une « coïncidence », due à la proximité du barrage et au coût relativement faible de l’énergie hydroélectrique. Avec l’essor des secteurs du gaz naturel et du pétrole dans les années 1970, l’équipement hydroélectrique de KIMA s’est détérioré et n’a jamais été remplacé, et l’usine a été convertie pour fonctionner au gaz naturel, moins cher, en 2019.

Mais entretemps, l’hydrogène vert est devenu prépondérant dans les plans d’avenir de toute la Méditerranée. L’hydrogène peut alimenter des industries lourdes à forte intensité énergétique, comme la production d’acier et de fer. Ces industries seront obligées de se transformer radicalement si elles veulent respecter les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, faute de quoi elles devront s’arrêter complètement. L’hydrogène peut faciliter cette transformation puisqu’il peut être fabriqué, comme autrefois à Assouan, en utilisant uniquement des sources d’énergie renouvelable.

En 2020, les 26 États membres de l’Union européenne (UE) ont prévu un financement de 400 milliards d’euros pour la production massive d’hydrogène reposant sur des énergies renouvelables en Afrique du Nord et en Ukraine, en vue d’une importation d’ici 2030. Avec la guerre en Ukraine et la fermeture des robinets de gaz naturel par Moscou, l’UE a fait passer ses plans de transition énergétique à la vitesse supérieure dans le cadre du programme REPowerEU.

Quarante milliards de dollars sur la table

Deux ans seulement après l’arrêt de sa production en Haute-Égypte, l’hydrogène a été réintroduit en juillet 2021 dans l’agenda national par le président Abdel Fattah Al-Sissi. Depuis lors, les médias débordent d’annonces d’accords préliminaires entre le gouvernement et des entreprises internationales. Le ministre de l’électricité Mohamed Shaker a même déclaré 2022 « année de l’hydrogène vert ». Des travaux ont été menés, la plupart du temps à huis clos comme le notent les experts du secteur et les universitaires, sur une stratégie nationale de l’hydrogène de 40 milliards de dollars (soit autant d’euros) qui sera bientôt lancée. Au moment où la COP27 se tient à Charm El-Cheikh, les chances de l’Égypte de profiter de l’engouement européen pour l’hydrogène dépendent de l’attrait et de la force de conviction de cette stratégie.

« Le battage médiatique autour de l’hydrogène vert est destiné à obtenir des engagements sérieux d’acteurs industriels étrangers », nous expliquent plusieurs experts. Pourtant, nombre d’entre eux notent la faible capacité de production du pays, et doutent de la construction d’une industrie nationale viable pour ce produit. L’Égypte sera perdante selon ces experts si elle réserve l’hydrogène à l’exportation, sans s’engager également dans une transition verte pour sa propre population, son économie et son environnement.

Hydrogène « gris » et hydrogène « vert »

L’Égypte produit déjà environ 1,8 million de tonnes d’hydrogène par an. Mais c’est de l’hydrogène « gris », émetteur de carbone et fabriqué en brûlant un combustible fossile : le gaz naturel. L’hydrogène gris alimente des industries nationales comme l’acier, le ciment et le fer ; ou bien il est transformé en ammoniac, qui peut être stocké, transporté et utilisé de manière plus sûre dans les engrais ou comme carburant pour les transports lourds comme l’aviation et la navigation.

Alors que l’Égypte souhaitait une part de 20 % d’énergies renouvelables dans son mix énergétique total d’ici 2022, conformément à son programme 2030, aucune de ses productions actuelles d’hydrogène « gris » ne peut prétendre au label vert, selon Sabry2, un expert en hydrogène vert que nous avons interrogé. Selon les normes européennes, une usine d’hydrogène doit prouver ce que l’on appelle la « corrélation temporelle », c’est-à-dire démontrer que les énergies renouvelables qui l’alimentent sont ajoutées au réseau national plus ou moins en même temps qu’elles les consomme, explique t-il.

Le réseau national égyptien existant n’a ni la capacité ni la souplesse nécessaires pour transmettre de grandes quantités d’énergie renouvelable, et encore moins les vastes quantités exigées par l’alimentation des usines de production d’hydrogène à forte intensité énergétique. L’approvisionnement en énergie renouvelable est intermittent et incohérent par nature, en raison des fluctuations saisonnières, de la vitesse du vent ou de l’intensité et de la durée de l’exposition au soleil. Si l’on n’ajoute pas d’énormes capacités de stockage, il faut continuer à soutenir l’alimentation du réseau avec du gaz naturel ou du charbon.

Les experts interrogés prévoient que pour mettre en œuvre n’importe lequel des accords préliminaires annoncés dans les médias, les usines d’hydrogène vert devront être construites hors réseau, probablement avec leurs propres sources d’énergie renouvelable, installées sur site ou à proximité, et très probablement dans des zones côtières pour faciliter les exportations.

L’enjeu clé de l’énergie renouvelable

Par conséquent, pour alimenter les usines d’hydrogène vert, l’État doit s’engager soit à utiliser des sources d’énergie renouvelable existantes, soit à réserver des terrains pour la construction d’installations d’énergie renouvelable, note Sabry. L’Égypte vise déjà un pourcentage de 42 % d’énergies renouvelables dans son bouquet énergétique d’ici 2035. Une partie de ces 42 % pourrait être réservée à l’hydrogène vert, ou l’État pourrait allouer des ressources nouvelles et spécifiques à l’hydrogène, suggère-t-il. À l’heure actuelle, environ 5 200 kilomètres carrés ont été alloués à des projets d’énergie renouvelable. Mais tant que l’ambiguïté persiste sur la façon dont les allocations d’énergies renouvelables fonctionneront, dit Assem Korayem, directeur général des opérations et de la maintenance de la branche égyptienne de Total Eren, un développeur français d’énergies renouvelables, il est impossible pour les entreprises intéressées de faire des plans d’affaires solides, car le prix du watt renouvelable fourni par le gouvernement est susceptible de changer.

Selon plusieurs experts de l’industrie interrogés, c’est la raison pour laquelle un seul des accords préliminaires signés par le gouvernement s’est concrétisé par un contrat final. En mars 2022, le Fonds souverain d’Égypte a signé avec la société norvégienne d’énergie renouvelable Scatec et le fournisseur Fertiglobe — détenu conjointement par OCI NV (société mère d’Orascom Construction basée aux Pays-Bas) et Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) — pour développer une usine d’hydrogène de 100 MW dans la zone économique du canal de Suez, visant à produire jusqu’à 90 000 tonnes d’ammoniac vert par an. Le projet, dont le coût est estimé à 5 milliards de dollars (4,8 milliards d’euros), vise à convertir l’usine d’ammoniac existante, alimentée au gaz naturel.

Le projet Scatec-Fertiglobe semble avoir bénéficié de circonstances exceptionnelles. Alors que la plupart des projets devraient nécessiter l’installation de leurs propres stations d’énergie renouvelable, Sabry indique que l’usine Scatec-Fertiglobe pourrait obtenir une autorisation spéciale de l’Agence égyptienne de réglementation des services publics d’électricité et de la protection des consommateurs pour acheter l’énergie renouvelable nécessaire à la production d’hydrogène auprès des stations existantes. Le 31 août, le gouvernement a annoncé que des sites dans le parc solaire de Benban et dans des champs d’éoliennes dans le golfe de Suez ont été accordés au projet Scatec-Fertiglobe. Pour respecter les règles de l’UE, le régulateur de l’électricité pourrait délivrer un certificat « vert » prouvant que l’hydrogène produit provient d’une source renouvelable, explique Sabry.

La rapidité des progrès de l’usine Scatec-Fertiglobe, dont une partie devait être présentée à la COP27 en novembre avant son inauguration en 2025, est un point de discorde parmi les experts de l’hydrogène vert. Ils soulignent le manque d’informations sur la manière dont Scatec et Fertiglobe ont financé le projet, et sur l’organisation de l’approvisionnement en énergie.

Fertiglobe a pu se mobiliser rapidement, dit Fawzy3, car il utilise une usine d’engrais existante appartenant à Orascom pour produire de l’ammoniac vert, tandis que Sabry note que le projet, dirigé par « trois entités puissantes » s’est très probablement autofinancé. Selon Korayem, le gouvernement souhaitait que certains projets phares soient mis en œuvre avant le lancement de la COP27. « Avant la COP, c’est le moment idéal pour les investisseurs de proposer une idée, et que le gouvernement l’achète », dit-il.

Des accords à la portée d’abord politique

Le projet Scatec-Fertiglobe semble donc un cas particulier. Le reste des travaux, d’une valeur totale de 63 milliards de dollars (60,54 milliards d’euros), dépend du sérieux de la stratégie nationale du gouvernement pour encourager l’investissement. En l’absence d’informations sur cette stratégie, le battage médiatique de ces derniers mois n’est pas une mauvaise chose, déclare Halim4, doctorant en recherche sur les nouvelles méthodes de production d’hydrogène vert. Le Caire a également signé des mémorandums d’entente avec les Allemands Siemens et Thyssenkrupp, l’Italien ENI, les Français EDF Renewables et TotalEnergies, et le Belge DEME Group, tandis que le président a plus récemment eu des entretiens directs avec l’Australien Fortescue Future Industries et le Danois Maersk.

Une partie de l’accord de juin 2022 entre Israël et l’Égypte en vue d’augmenter les livraisons de gaz naturel à l’Europe comprend une clause générale stipulant que l’Égypte, Israël et l’UE « s’efforceront » d’encourager la coopération pour « atteindre des objectifs en matière d’énergie verte et lutter contre le changement climatique » dans des domaines tels que l’hydrogène. La valeur de tous ces accords est « politique », dit Halim. Mais savoir si tout ce bruit se traduira par un avantage durable pour l’Égypte, c’est une autre question. Pour l’instant, note-t-il, il n’y a aucun engagement à utiliser l’hydrogène vert en Égypte : tous les projets sont destinés à l’exportation. Le doctorant décrit une conférence à laquelle il a assisté au Royaume-Uni, au cours de laquelle « les entreprises européennes ont été franches : elles cherchent un endroit où la production sera moins chère ».

« Il ne faut pas seulement attirer les investisseurs étrangers, il faudrait aussi embaucher les communautés locales dans les usines. C’est faisable. L’hydrogène vert n’est pas complexe à produire », dit Mohamed Younes, consultant en énergie et en environnement auprès de l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne. « Le gouvernement devrait répartir les nouvelles usines dans différents gouvernorats, au lieu d’établir des projets uniquement dans les zones industrielles qui offrent des incitations économiques spéciales aux investisseurs ».

En outre, l’Égypte ne devrait pas se limiter à l’exportation de son hydrogène vert brut, dit Osama Fawzy, le directeur d’Hydrogen Intelligence. Les bénéfices seraient bien plus grands en vendant aux industries du Nord des produits finis comme les engrais verts ou l’acier « vert ». Le résultat de la trajectoire actuelle de la stratégie nationale, ce serait de vendre à l’Europe un hydrogène vert, tandis que l’Égypte continuerait à produire pour sa propre consommation un hydrogène gris émettant un énorme volume de carbone.

Des opérations de lobbying

L’Égypte risque également de se faire piéger à l’avenir. L’UE prévoit des mesures qui interdiraient d’acheter la production industrielle de pays dont les normes d’émission sont moins strictes, comme l’Égypte. Étant donné que l’UE représentait environ 25 % du volume total des échanges commerciaux de l’Égypte en 2020, la mise en œuvre de « frontières du carbone » pourrait lui faire perdre d’importantes recettes d’exportation si elle ne parvient pas à verdir ses propres industries lourdes. L’introduction d’hydrogène vert dans les industries lourdes qui sont technologiquement et économiquement difficiles à décarboner permettrait aux industries manufacturières telles que les engrais, l’acier, l’aluminium et le ciment de prospérer et de bénéficier de nouveaux investissements étrangers directs.

Mais actuellement, avertit Sabry, l’Égypte ne dispose pas des fonds nécessaires pour investir dans la transformation de ses propres industries lourdes : la quantité d’énergies renouvelables qu’elle génère ne représente qu’environ 22 % de ce qui serait nécessaire pour convertir la totalité de la production d’hydrogène gris du pays en hydrogène vert.

À court terme, les revenus de l’exportation de l’hydrogène vers l’Europe pourraient servir à convertir l’industrie nationale, suggère Zaki5, un expert travaillant dans une entreprise européenne d’hydrogène vert. Toutefois, si l’Égypte est considérée comme une option intéressante en termes de coûts pour la production de grandes quantités d’hydrogène vert dans un rapport commandé par l’Agence néerlandaise pour l’entreprise, elle est moins bien placée dans l’évaluation de son cadre politique et économique.

Jusqu’à présent, les intentions du gouvernement restent quelque peu mystérieuses. La publication de sa stratégie, prévue pour juin 2022, a été reportée à l’automne. De nombreuses initiatives de lobbying, dit Osama Fawzy, ont fait pression pour que des consultants experts soient inclus à un stade précoce dans le comité de rédaction, mais il a fallu environ un an pour obtenir le financement de leur embauche. En mars, le comité, composé de fonctionnaires des ministères du pétrole et de l’électricité, a signé un accord avec la Banque européenne pour la reconstruction et le développement afin de financer l’analyse réglementaire et l’évaluation des changements « nécessaires pour soutenir le développement des chaînes d’approvisionnement en hydrogène ».

Un dispositif législatif encore vague

Fawzy prévoit également qu’une étude de trois mois offerte à l’Égypte par un consortium d’entreprises belges composé de Deme, Antwerp Ports et Fluxys, servira de point de référence pour la stratégie nationale. Mais les mesures visant à intégrer l’expertise internationale ont été prises trop tard, dit Osama Fawzy, « ce qui indique que l’État manque de vision » et que l’Égypte doit lutter contre le temps dans ce qui est maintenant une course mondiale pour répondre à la demande d’hydrogène vert.

Certes, reconnaît-il, un certain nombre de mesures ont été prises, comme le décret de mars 2022 pour permettre aux projets relatifs à l’hydrogène vert et à l’ammoniac vert de bénéficier d’un large éventail d’aides publiques et d’allégements fiscaux. Une étape importante, mais le cadre légal reste vague et aucune entreprise du secteur privé ni institution financière ne s’engagera sans une stratégie nationale pour l’hydrogène vert, souligne Fawzy. Plusieurs experts soulignent que le secteur privé sera également attentif à la concurrence, avec l’entrée du secteur public dans le secteur. Selon le premier ministre Mostafa Madbuly, 20 à 25 % des investissements prévus dans la première phase des projets égyptiens d’hydrogène vert, qui s’élèvent à 41,5 milliards de dollars (39,88 milliards d’euros) d’ici 2030, doivent provenir de l’État.

Reste à savoir si la stratégie sera suffisante non seulement pour attirer les investisseurs, mais aussi pour valoriser les ressources existantes et l’environnement de l’Égypte et survivre à la « coïncidence » qui a vu la production d’hydrogène vert à Assouan il y a plus d’un demi-siècle.

1L’ammoniac est le composant de base de l’ammoniaque, obtenu après dissolution dans l’eau.

2Il s’agit d’un pseudonyme.

3Il s’agit d’un pseudonyme.

4Il s’agit d’un pseudonyme.

5Il s’agit d’un pseudonyme

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