Jarrahiyeh est un petit village libanais de la Bekaa orientale situé au sud de la route Beyrouth-Damas, non loin de la frontière entre les deux pays. Il est peuplé pour l’essentiel de sunnites et compte un certain nombre de familles de « bédouins », éleveurs de moutons, qui vivent à la lisière, dans des « tentes » — en fait des baraquements précaires. Longtemps sans nationalité, ceux de Jarrahiyyeh ont été reconnus comme Libanais en 1994.
C’est là, sur une terre de pâturage, que se sont installées depuis le début de l’été 2013 quelques dizaines de familles syriennes, en provenance de Homs et de la Ghouta (région environnante de Damas), fuyant les bombardements, les destructions et les pillages. Ils louent l’emplacement pour une « tente » 85 000 livres libanaises par mois (environ 42 euros), pour 30 à 40 m2. Les bâches sont fournies par le Haut Comissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR) ou « les Danois », comme on les appelle ici (Danish Refugee Council) ; les cadres de bois sont achetés par les réfugiés, avec l’aide de telle ou telle association. D’autres ont pu s’installer dans une pièce, dans les maisons du village, dans les villages voisins, ou encore à Chtaura, grosse bourgade commerçante sur la route de Damas.
Dans tous les cas, la situation des familles est difficile. Ayant tout perdu ou presque, elles vivent dans la plus grande précarité et dans l’attente d’un retour incertain. Leurs journées s’étirent dans l’oisiveté. Rares sont les hommes qui trouvent à s’employer, sur un marché de l’emploi caractérisé à la fois par un fort taux de chômage et l’omniprésence de travailleurs étrangers de toutes origines. Les femmes s’occupent de leur famille et surveillent leurs enfants tant bien que mal. Elles racontent la peur, les morts, le départ en catastrophe. Les récits sont parfois contradictoires et si le régime est considéré comme le premier responsable de la « catastrophe », il est difficile de les faire parler politique. Une famille au moins raconte aussi avoir fui les exactions de l’Émirat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Mais Nada explique que tous ont intériorisé les injonctions des organismes d’aide, qui tendent à dépolitiser leur action. Et puis tout le monde a peur de la possible présence d’agents du régime.
Au Liban, ne voulant pas réitérer l’expérience palestinienne de 1948-1950, le gouvernement a refusé d’installer officiellement des camps. On estimait à la mi-2012, alors qu’ils étaient encore à peine 60 000 enregistrés au HCR (mais probablement déjà plus de 100 000), que la moitié était logée dans des appartements loués, tandis que seul un quart étaient installés dans des camps de fortune construits sur des terrains privés. Le dernier quart était hébergé dans des locaux mis à leur disposition par les autorités locales et les familles. Près de deux ans plus tard, alors que le nombre de réfugiés dépasse le million, les proportions sont probablement toujours les mêmes. Les camps informels se sont néanmoins multipliés dans la Bekaa, non sans susciter des incidents parfois violents1. Si les organismes internationaux, ONG et groupes informels qui interviennent sur le terrain se sont multipliés, ils le font dans le plus grand désordre, généralement sans coordination, souvent en compétition et l’aide reste bien en deçà des besoins, dans un pays qui compte désormais un réfugié pour quatre habitants.
Aider les réfugiés à conquérir leur autonomie
Dans le camp de Jarrahiyeh, les familles vivent donc tant bien que mal des subsides du HCR (entre 150 et 240 dollars par famille et une aide matérielle qui s’est beaucoup réduite depuis un an, du fait du manque de fonds), mais aussi grâce au soutien de petits groupes de jeunes Syriens, étudiants ou employés d’ONG, eux-mêmes arrivés depuis 2011 ou 2012. L’un de ces groupes, ’Ouyoun Souriya2 s’est constitué en association, encore informelle, et s’est donné comme mission de rendre visite aux familles de réfugiés pour recenser leurs besoins et leur fournir une aide en nature. Ils lancent des campagnes de souscription, organisent des événements, et travaillent en lien avec une grande diversité d’autres associations caritatives afin de recueillir couvertures, petit équipement, vêtements, médicaments, lait, couches, etc., qu’ils distribuent aux familles dans une dizaine de camps de la zone et dans les villages.
Du biogaz et des fours solaires faits maison
Depuis peu, explique l’un d’eux, prénommé Tamim, ils ont décidé de passer à une nouvelle phase en aidant les réfugiés à devenir plus autonomes et à développer des activités qui leur permettent de faire des économies ou de leur assurer un revenu. C’est ainsi qu’ils ont rencontré Nada et Shadi, arrivés récemment au Liban, de Damas où ils étaient actifs dans les réseaux de militants. Leur contribution à la révolution passait par l’organisation de la vie quotidienne et l’aide aux familles. Pour faire face à la pénurie de gaz, ils avaient réussi à mettre en place dans la Ghouta une installation permettant de fabriquer du biogaz à partir de bouses d’animaux. Ils ont donc proposé de reproduire l’expérience. À Jarrahiyeh, il est facile pour les réfugiés de recueillir auprès de leurs voisins éleveurs la bouse de leurs animaux, qui sera complétée par des déchets alimentaires. Le tout est mis à fermenter dans une grande cuve remplie d’eau et produit d’un côté du gaz, amené dans un tuyau en aluminium vers un four à pain, de l’autre un engrais liquide de haute qualité, recueilli dans une seconde cuve, qui devrait pouvoir être utilisé pour alimenter de petits potagers.
La seconde initiative, plus modeste, est l’installation d’un four solaire : constitué de quatre panneaux de bois, dont deux couverts de papier d’aluminium, il capte les rayons du soleil, orientant la chaleur sur une vitre fermant un espace dans lequel est placé un récipient. En deux ou trois heures, selon le temps et l’intensité du soleil, le plat est cuit.
Fuseaux et filage
La troisième initiative vise à mobiliser les compétences traditionnelles des femmes, à leur faire prendre leur sort en main. À Damas, du fait de l’effondrement des revenus depuis les débuts du soulèvement, des groupes de femmes ont commencé à se réunir pour travailler ensemble à la fabrication de pulls, d’écharpes, de vêtements chauds. Des militants leur fournissaient la laine, et leur production pouvait être rachetée soit directement par la population, soit par les organisations de secours qui les redistribuaient aux familles déplacées et sans ressources. Au Liban, la laine est chère, et les organisations de secours préfèrent acheter les vêtements et lainages importés de Chine, bien meilleur marché. Nada a alors imaginé d’aller voir les femmes d’un certain âge qui savent encore filer, de leur fournir un fuseau et de les inciter à travailler la laine achetée aux éleveurs voisins, à apprendre leur technique de filage à d’autres femmes, et à fournir ainsi elles-mêmes une laine de qualité à un deuxième groupe de femmes qui fabriqueraient les lainages. Reste à trouver le fuseau : un menuisier du camp est prêt à essayer d’en fabriquer un, si on lui donne un modèle. L’expérience est en cours et il reste à voir si elle peut être rentable.
Des écoles autogérées
L’école est un autre sujet de mobilisation. On évalue à quelques centaines de milliers les enfants syriens en âge d’être scolarisés. Les autorités libanaises leur ont en principe ouvert les écoles publiques. Mais l’enseignement des matières scientifiques en français ou en anglais, alors qu’en Syrie l’école est totalement arabisée, est un obstacle pour les plus grands et le délabrement du système éducatif public ne facilite pas les choses. En outre, la concentration des réfugiés dans certaines régions est telle que les établissements scolaires ne peuvent accueillir des effectifs doubles ou triples de ceux des élèves locaux. On commence donc à voir se multiplier les initiatives syriennes, y compris dans les camps. À Jarrahiyeh, c’est un autre groupe qui s’est occupé d’installer une école, dans un baraquement juste un peu plus grand que ceux qui accueillent les familles.
Ce dimanche 16 mars, six classes étaient déjà prêtes et les pupitres arrivés. La « rentrée » a pu avoir lieu le lundi 17, avec des enseignants syriens, eux aussi réfugiés. Reste la question des manuels scolaires : les familles tiennent à ce que leurs enfants suivent un cursus syrien, en arabe. Mais que faire pour ceux qui arrivent à l’étape des diplômes : quel programme pour le brevet ou le diplôme de fin du secondaire ? Cette incertitude amène certains à plaider pour le cursus libanais, ou même pour un cursus international, en proposant une formation intensive en anglais. Cette dernière option a été choisie par l’école de l’association Basmeh w Zeitooneh installée dans le camp de Chatila à Beyrouth.
Ce qui fascine dans ces expériences, c’est à la fois l’inventivité et la mobilisation solidaire entre Syriens de milieux et de générations différents. Ainsi s’invente ou se réinvente une « société civile » bien différente de celle que le régime avait tenté de promouvoir en la gardant sous son contrôle. À l’assistance d’urgence qui, en se prolongeant, transforme les réfugiés en assistés, s’oppose l’initiative de militants, anxieux de permettre aux réfugiés de se prendre en main et de relever la tête.
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1« Lebanese burn down Syrian refugee camp », Al-Akhbar, 2 décembre 2013.