L’Irak compte de nombreuses milices qui ont prospéré après 2003, en raison de l’instabilité qui a suivi l’invasion américaine. La province de Maysan, connue pour son clanisme, est un cas d’école. Les coutumes perpétuées par les chefs de clans leur permettent d’étendre leur autorité morale et matérielle sur l’ensemble de la province, favorisant le chaos et la propagation de la corruption à tous les niveaux de l’administration, en toute impunité.
Le racket tribal
Les zones de la province de Maysan — en particulier sur sa périphérie — se partagent démographiquement en fonction de l’affiliation tribale. Parmi les tribus les plus influentes, qui jouissent d’un capital tant matériel qu’humain, on trouve les Bani Lam, Al-Bahadil, Bani Ka’b, Al-Sa’idi, Al-Zaydawi, Al-Bou Mohamed… Certaines ont réussi à faire élire des affidés à la chambre des représentants, permettant ainsi à certains de leurs membres de construire des usines à faible coût et à forte production, dans la zone géographique où ces tribus étendent leur influence.
Les milices liées à ces tribus ont investi massivement dans des projets de construction à partir de 2009, selon un officier de la sécurité nationale qui a requis l’anonymat. Ce dernier a indiqué que ses équipes opérant dans la région étaient constamment menacées. Les forces de sécurité du gouvernorat sont confrontées à des pressions claniques qui ne sont pas sans rappeler les films sur la mafia, avec du racket, de l’extorsion, ou parfois l’injonction menaçante de changer de zone d’intervention. L’officier considère que le choix du ministre de l’intérieur est la clé de ce problème, étant donné que le ministère « a toujours été contrôlé par la milice Badr » qui a parrainé la naissance d’autres milices locales en mettant à profit une expérience acquise depuis le déclenchement de la guerre Iran-Irak en 1981.
Les milices Assa’ib Ahl Al-Haq et les Brigades du Hezbollah contrôlent la plupart des projets dans la province de Maysan. Elles ont appris en Iran, au Liban, en Syrie et au Yémen à mettre en place de grands projets économiques pour pouvoir financer leurs opérations. Selon un haut gradé des services de renseignement qui a souhaité garder l’anonymat, « le volume des échanges de ces milices avec des entreprises étrangères dans des projets pétroliers dépasse le milliard de dollars, selon des rapports internes. Ces fonds servent ensuite à financer des activités de sabotage dans la région ».
Maysan est la deuxième plus grande province productrice de pétrole après Bassora. La politique d’attribution de licences pétrolières adoptée par l’État afin d’augmenter la production a conduit à l’augmentation de la demande sur les matériaux de construction primaires, notamment les briques, pour aménager les concessions gérées par des sociétés internationales, avec des contrats de service à long terme. Il en résulte une augmentation des déchets produits par les usines privées et par les compagnies pétrolières. Ces établissements dégagent en effet une fumée chargée de composants cancérigènes qui rendent l’air irrespirable.
Des villages sinistrés
Cela fait plusieurs années que les habitants des villages alentour déposent des plaintes auprès des autorités locales, mais en vain. Le village d’Oum Chein fait partie de ces villages sinistrés. Un de ses habitants, Bassem Jom’a, 38 ans, a lancé de nombreux appels sur les réseaux sociaux pour faire entendre les voix de son village auprès du gouvernement et obtenir réparation. Un groupe d’habitants du village d’Al-Abija dans la région de Fadak Al-Zahra a lancé à son tour des appels sur les réseaux sociaux, pour alerter sur la pollution de l’air dans leur région.
Oum Chein, comme d’autres villages voisins, compte un grand nombre de cas de cancers causés par les émissions polluantes des usines. Bassem Jom’a confirme : « Nous apprenons quotidiennement de nouveaux cas de cancer dus à la fumée qui se dégage des usines de briques et d’asphalte qui empoisonnent notre région ». Bassem regarde le sol, pousse un soupire puis continue : « Nous avons perdu mon frère aîné après qu’on lui a diagnostiqué un cancer. Il est décédé à l’âge de 40 ans ».
Oum Chein dépend administrativement de la ville d’Al-Amarah, située à environ 320 km au sud-est de Bagdad. C’est l’une des zones qui recense les taux les plus élevés de cancers dans la province. Environ 400 personnes vivent dans cette localité et les villages proches. Ces dernières années, 61 sont décédées des suites d’un cancer.
Alertes à répétition
La pollution de l’air dans le sud de l’Irak n’a pas échappé aux responsables officiels concernés. Samir Abboud, directeur de l’environnement de la province de Maysan, nous explique :
Les normes adoptées à la suite de l’augmentation du nombre de briqueteries, des usines d’asphalte, de bitume oxydé et d’huile n’ont pas empêché une pollution de l’air affectant la santé publique, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la ville. Le nombre de briqueteries à Maysan a atteint un millier d’unités, alors qu’elles n’ont jamais fait l’objet de la moindre planification. Ces usines encerclent les villes, et la plupart sont en infraction par rapport aux normes environnementales du fait de l’utilisation du pétrole noir. De plus, le vent propage la fumée dans les zones résidentielles.
Les impacts négatifs sur la situation environnementale ont commencé à se faire sentir en 2008. Dans son numéro du 23 septembre 2011, le journal Al-Mada avait relayé les propos de l’ancien responsable du comité de santé du Conseil provincial de Maysan, Maitham Al-Fartoussi, qui mettait en garde contre une catastrophe environnementale si rien n’était fait : « Le deuxième polluant le plus dangereux est constitué des gaz et fumées toxiques des briqueteries traditionnelles ». Des avertissements ont été réitérés à plusieurs reprises au cours des années suivantes, selon les directions de l’environnement et de la santé de la province de Maysan. Or, le contrôle imposé par la Direction de l’environnement de la province ne va pas au-delà des méthodes traditionnelles de réduction du phénomène de pollution de l’air. Cette institution gouvernementale ne dispose pas en effet de mécanismes scientifiques pour limiter les taux élevés de pollution. Abboud explique :
Le maximum que notre direction juridique puisse faire, c’est d’imposer des amendes aux contrevenants des sociétés pétrolières, mais nous n’avons pas d’autre procédure légale, car la Direction de l’environnement à Maysan ne dispose pas d’outils scientifiques pour mesurer la pollution atmosphérique provoquée par chaque activité. Il est donc difficile de mesurer les émissions de carbone ou les facteurs polluants dans l’air ambiant.
Dysfonctionnements structurels
L’absence de base de données faisant part des composants atmosphériques naturels et des polluants a été et reste un obstacle majeur à la recherche scientifique et pour solutionner ce problème. Nous nous sommes entretenus avec le Dr Saleh Hassan, spécialiste des problèmes de pollution de l’environnement à la faculté des sciences de l’université de Maysan, à propos de la rareté des études dans le domaine de la pollution de l’air, à cause du manque d’équipements modernes, sans parler des faibles ressources financières et du manque de soutien étatique. Le Dr Hassan affirme que « la plupart des gaz résultant de la combustion du pétrole et du gaz provoquent le cancer ».
La raison de l’absence d’une base de données appropriée est due à un « dysfonctionnement structurel », selon un des anciens directeurs du Centre de cancérologie de la province de Bassora. Ce dernier souligne que, depuis la découverte du pétrole en Irak, les autorités ont œuvré à détruire tout ce qui pourrait entraver l’extraction de l’or noir. Les régimes successifs ont promulgué un ensemble de lois qui limitent l’accès des chercheurs et des journalistes à l’information, « car l’accès du grand public à ces résultats aurait pour conséquence la fermeture de nombre d’entreprises et le versement de compensations en nombre considérable et pouvant s’étendre sur des générations », ajoute-t-il.
Les journalistes peuvent se retrouver soumis à interrogatoire pour avoir révélé des informations sur une institution gouvernementale. Ils sont parfois contraints de passer sous silence des sujets importants ou sont dissuadés de révéler des informations sensibles faute des preuves que les autorités compétentes ont refusé de leur fournir.
Aucune mobilisation notable sur le terrain ne vient non plus combler le vide laissé par les institutions gouvernementales. Les organisations opérant dans la province de Maysan, les bénévoles ainsi que les différents militants ont confirmé l’absence d’ONG ou d’associations environnementales qui travailleraient sur les phénomènes de pollution dans la région. Ahmed Saleh Nehma, spécialiste en documentation et militant écologiste, fait à son tour le même constat, et note plus généralement que « les organisations environnementales en Irak sont très peu nombreuses ».
Les répercussions sur l’écosystème
Faute d’intérêt de la part du gouvernement central, la Direction de l’environnement de Maysan a cherché à collecter des données scientifiques sur la réalité de la pollution, en coopération avec l’université de Maysan, afin de diagnostiquer les causes et de trouver des solutions réalistes. La faculté des sciences a ainsi annoncé à la mi-juillet 2021 la signature d’un accord avec la Direction de l’environnement de la province, en vue d’une coopération dans le domaine de la recherche sur ces sujets.
Après de longues investigations, nous avons pu mettre la main sur l’une des rares études menées sur la question de la pollution environnementale à Maysan. En 2013, la chercheuse Houda Adel Al-Battat a rédigé un article scientifique intitulé « Estimation des polluants atmosphériques émis par l’industrie de la brique dans le sud de la province de Maysan ». Cette recherche a révélé la présence de grandes quantités de monoxyde de carbone dans l’air du village d’Al-Tabar, à cause de la combustion incomplète de l’huile noire dans les briqueteries disséminées dans la région. À quoi il faut ajouter de fortes concentrations de polluants atmosphériques gazeux (Co, NOx, So2, H2S), d’hydrocarbures et de composés organiques nocifs, bien au-delà des moyennes acceptées au niveau mondial lors de l’Accord de Paris sur le climat, dont l’Irak a été l’un des signataires en 2015.
Selon les recherches d’Al-Battat, le mouvement et la vitesse du vent provoquent la dispersion des polluants et leur transfert à de longues distances depuis leur source d’émission, et donc l’expansion de la zone de pollution. Ces polluants affectent non seulement l’air atmosphérique, mais se transmettent également aux cultures et aux animaux domestiques. Ces substances toxiques se retrouvent donc aussi dans les organismes humains du fait de la consommation de ces produits. En tant que nutritionniste, le Dr Hassan Faiçal a déclaré que les polluants qui atteignent le système digestif affectent n’importe quelle cellule, quelle que soit sa localisation dans le corps humain, « pour la transformer en cellule cancérigène ». L’article montre aussi que le sol et les plantes de la zone étudiée contiennent de fortes concentrations d’hydrocarbures, et que la teneur en chlorophylle des feuilles des plantes est affectée par l’augmentation de la pollution.
Durant ses recherches, Al-Battat n’a pas été épargnée. Elle a été menacée par certains propriétaires de briqueteries et d’entreprises privées, et a même reçu des menaces de mort de la part d’individus affirmant appartenir à la milice Assa’ib Ahl Al-Haq. Sa voiture a été ensevelie à l’aide d’un bulldozer et la jeune femme a dû se faire accompagner à plusieurs reprises par l’un de ses frères, afin de mener ses recherches à terme. Ces incidents ont mis à jour l’usage de la violence contre les travaux scientifiques et entretiennent la peur chez ceux qui se livreraient à une investigation et diffuseraient les résultats de leurs recherches. Le seul paramètre qui permette d’estimer la propagation de la pollution est donc le nombre de cancers et de décès.
Le mirage de l’énergie renouvelable
La pollution de l’air ne touche pas uniquement la population de la province ; elle s’étend aussi aux marais de Maysan et d’Al-Hawizeh oriental, qui souffrent de « l’émission fréquente de gaz toxiques par les usines d’isolation de gaz de la société chinoise Petrojana, opérant dans le champ pétrolier d’Halfaya, dans le sous-district d’Al-Moucharrah et le district d’Al-Kahla », selon Ahmed Saleh Nehmeh, qui ajoute : « Cela nuit grandement à la biodiversité et cause la mort de nombreux insectes qui participent à l’équilibre naturel des marais, inscrits sur la liste du patrimoine mondial ».
Un groupe d’habitants de Maysan a saisi le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme au sujet de l’impact de la fumée des usines avoisinantes et de la multiplication de cas de cancers, appelant à une intervention pour mettre fin à cette situation catastrophique, selon une source au sein de la commission qui nous a parlé sous couvert d’anonymat.
L’Irak fait partie des signataires de l’Accord de Paris visant à réduire les émissions de carbone pour l’année 2015, et le gouvernement a déjà passé un contrat avec la société française Total pour établir des centrales électriques à énergie durable et au gaz naturel dans le sud. Cependant, des spécialistes prédisent l’échec de ces projets en raison « du manque d’infrastructures nécessaires pour leur installation, et de la dépendance des entreprises étrangères vis-à-vis des entreprises locales pour fournir certains matériaux de construction, ce qui signifie un retour à la case départ », selon un ingénieur en environnement de la Maysan Oil Company qui nous a également parlé sous couvert d’anonymat.
Le sud de l’Irak a toujours été le théâtre d’événements qui ont changé l’histoire du pays, depuis la colonisation britannique de 1917, lorsque les forces britanniques ont concentré leur présence dans le sud en raison de la résistance qu’ils y rencontraient, jusqu’aux trois guerres du Golfe. Ces opérations militaires sur quarante ans, auxquelles il faut adjoindre les années d’embargo sur l’Irak (1990-2003), ont causé l’érosion complète de toutes les infrastructures locales. L’instabilité a conduit à une dépréciation de la vie humaine et, avec elle, de l’environnement. Notre source au sein des services de renseignement irakiens le confirme : « Toutes les formes de stabilité, y compris la stabilité environnementale, dépendent de la stabilité sécuritaire ».
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