Depuis leur fondation en 1971, les Émirats arabes unis (EAU) sont restés la plupart du temps en dehors des nombreux conflits du monde arabe. C’est devenu le miracle économique de la région, un Xanadu1 du désert avec ses gratte-ciels étincelants, ses centres commerciaux sans fin et ses aéroports aux sols de marbre.
Mais en 2013, Mohamed Ben Zayed (MBZ) était profondément préoccupé par l’avenir. Les soulèvements du printemps arabe avaient renversé plusieurs autocrates, et les islamistes politiques se levaient pour combler le vide. Les Frères musulmans — le principal parti islamiste de la région, fondé en 1928 — et ses affiliés avaient remporté des élections en Égypte et en Tunisie, et les milices djihadistes sévissaient en Libye. En Syrie, la rébellion contre Bachar Al-Assad tombait également entre les mains des milices islamistes. L’« État islamique en Irak et au Levant » (ISIS) était en pleine ascension et, en moins d’un an, il balayait la frontière irakienne et s’emparait d’un territoire de la taille de la Grande-Bretagne.
Dans le même temps, MBZ observait avec consternation la mobilisation des armées de l’autre côté de la grande fracture confessionnelle de la région. Les milices chiites fidèles au maître de l’espionnage iranien Ghassem Soleimani, tué au début du mois de janvier lors d’une attaque de drones américains, ont exploité le vide de l’après-2011 pour étendre leur influence théocratique sur la Syrie, l’Irak et le Yémen. C’était la voie royale pour en arriver à une violence apocalyptique, et les puissances régionales ne faisaient pas grand-chose pour l’arrêter. La Turquie encourageait avec véhémence ses propres islamistes favoris et soutenait certains d’entre eux avec des armes. Tout comme le Qatar, le voisin pétrolier des EAU dans le golfe Arabo-Persique. Les Saoudiens étaient ambivalents, entravés par un monarque âgé et malade.
Les Frères musulmans, une menace à écarter
Même les États-Unis — que MBZ avait toujours considérés comme ses principaux alliés — semblaient regarder les Frères musulmans comme un sous-produit peu recommandable, mais inévitable de la démocratie en action. MBZ avait averti à plusieurs reprises Barack Obama, lors de conversations téléphoniques, des dangers qu’il percevait. Le président américain était compréhensif, m’ont confié d’anciens responsables de la Maison-Blanche, mais semblait déterminé à quitter le Proche-Orient, plutôt qu’à y patauger à nouveau.
MBZ avait déjà élaboré un plan immensément ambitieux pour remodeler l’avenir de la région. Il allait bientôt s’allier à Mohamed Ben Salman, le jeune prince héritier saoudien connu sous le nom de MBS, qui est à bien des égards son protégé. Ensemble, ils aidèrent l’armée égyptienne à destituer en 2013 le président islamiste élu de ce pays. En Libye, en 2015, MBZ entra dans la guerre civile, défiant l’embargo des Nations unies et les diplomates américains. Il combattit la milice Shabab en Somalie, tirant parti des ports commerciaux de son pays pour devenir un courtier influent dans la Corne de l’Afrique. Il se joignit à la guerre saoudienne au Yémen pour combattre la milice houthiste soutenue par l’Iran. En 2017, il rompait avec une vieille tradition en orchestrant un embargo agressif contre son voisin du golfe Arabo-Persique, le Qatar. Tout cela visait à contrecarrer ce qu’il considérait comme une menace islamiste imminente.
MBZ fait peu de distinction entre les groupes islamistes, insistant sur le fait qu’ils ont tous le même but : un califat avec le Coran en lieu et place d’une Constitution. Il semble croire que les seuls choix possibles du Proche-Orient sont soit un ordre plus répressif, soit une catastrophe totale. C’est une prévision hobbesienne, et sans doute égoïste. Mais l’expérience de ces dernières années a conduit certains observateurs chevronnés à prendre en considération les intuitions de MBZ sur les dangers de l’islam politique au sens large. « J’étais sceptique au début », dit Brett McGurk, un ancien fonctionnaire américain qui a passé des années à travailler au Proche-Orient pour trois administrations et qui connaît bien MBZ. « Cela semblait extrême. Mais j’en suis venu à la conclusion qu’il avait plus souvent raison que tort. »
Des ressources colossales pour le contre-djihad
MBZ a mis beaucoup de ses ressources — et elles sont colossales — dans ce qu’on pourrait appeler un contre-djihad. Malgré la petite taille de son pays (il y a moins d’un million de citoyens émiratis), il dispose de plus de deux mille milliards de dollars (1 180 milliards d’euros) en fonds souverains et commande une armée mieux équipée et mieux entraînée que toutes celles de la région, à l’exception d’Israël. Sur le plan intérieur, il a réprimé sévèrement les Frères et bâti un État policier hypermoderne où tout le monde est surveillé en vue de détecter la moindre trace de penchant islamiste.
Le rôle de leader de MBZ dans cette contre-révolution en cours, comme une sorte de Metternich2 des temps modernes, a changé la réputation de son pays. Le Pentagone le considère toujours comme un allié loyal et compétent. Lors d’une visite à Abou Dhabi en mai dernier, j’étais assis dans le public alors que Jim Mattis, l’ancien secrétaire à la Défense, s’adressait à une foule de dignitaires émiratis et étrangers et comparait les Émirats à Athènes et à Sparte. Mais certains proches de Barack Obama ont fini par le voir comme un dangereux escroc. Lorsque Donald Trump a été élu — ce qui annonçait un partenariat plus souple —, MBZ s’attirait les critiques des groupes de défense des droits humains et des diplomates pour le rôle de son armée au Yémen et en Libye.
Même certains des admirateurs de MBZ dans les milieux diplomatiques disent qu’il peut être trop absolutiste et qu’il s’est embourbé trop profondément dans des conflits dont il ne peut contrôler l’issue.
Gestes diplomatiques en direction de l’Iran
Pourtant, il reste une figure rare au Proche-Orient : un dirigeant avisé, à tendance laïque, qui a en quelque sorte un plan d’avenir pour la région et les moyens de le mettre en œuvre. Malgré tout, les solutions de rechange semblent de plus en plus sombres. L’attaque du drone américain qui a tué Soleimani et son principal allié irakien, survenue au lendemain d’un piège tendu à l’ambassade des États-Unis à Bagdad, a rapproché la région de la guerre, le Guide suprême iranien ayant proféré des menaces de représailles d’une extrême gravité. Il est trop tôt pour savoir comment Téhéran va réagir, mais MBZ est susceptible d’être un acteur clé dans ce qui va se passer. Malgré sa réputation de faucon de l’Iran, il a fait plusieurs gestes diplomatiques discrets ces derniers mois et disposerait d’un canal de communication secondaire avec les dirigeants iraniens.
Ces écarts par rapport à la campagne de « pression maximale » de Trump ont souligné sa nouvelle volonté de suivre une voie indépendante. Le même homme qui a critiqué en privé Obama pour avoir apaisé l’Iran semble maintenant craindre que Trump ne tombe dans la guerre. MBZ pourrait être particulièrement bien placé pour éviter un conflit dans lequel son pays — qui se trouve juste de l’autre côté du golfe Arabo-Persique par rapport à l’Iran — serait probablement l’une des premières cibles.
L’héritage de cheikh Zayed
MBZ affirme que les instincts pluralistes de son père sont à la base de sa propre campagne anti-islamiste. Zayed, qui est mort en 2004 à l’âge de 86 ans, ajoutait aux attitudes traditionnelles des Bédouins une rare liberté d’esprit. Les Émirats sont profondément religieux, mais la position du pays sur une ancienne voie de navigation a engendré un islam relativement cosmopolite et tolérant. En fait, c’est l’ouverture inhabituelle de Zayed qui l’a mené au pouvoir et contribué à engager les Émirats arabes unis sur une voie différente de celle de leurs voisins. Les Britanniques le choisirent en 1966 — à la demande des principales familles d’Abou Dhabi — parce qu’ils en avaient assez de son frère Chakhbout, qui était xénophobe et opposé au développement.
Les Émirats étaient alors désespérément pauvres, et même les familles les plus riches vivaient dans des huttes en briques de terre cuite. Il n’y avait presque pas de médecine occidentale dans les années 1960 et la plupart de la population était analphabète ; jusqu’à la moitié des bébés et un tiers des mères mouraient en couches. Aujourd’hui encore, les personnes d’âge moyen racontent comment leurs parents faisaient une entaille dans le cou d’un chameau et les forçaient à boire le sang pour éviter de mourir de soif.
Zayed insista sur l’éducation des femmes à une époque où l’analphabétisme féminin était de près de 100 %. Il permit aux chrétiens de construire des églises à Abou Dhabi, balayant la croyance musulmane commune selon laquelle aucune autre religion ne devrait s’établir dans la péninsule Arabique. À la fin des années 1950, une famille de missionnaires américains construisit un hôpital dans la ville d’Al-Ain, et c’est là qu’une femme médecin américaine mit au monde le troisième fils de Zayed, Mohamed.
Alors que MBZ grandissait, son pays était catapulté de la pauvreté à une richesse inimaginable par la découverte du pétrole. Dans le même temps, l’islam politique devenait le grand cri de ralliement de sa génération.
Une éducation islamiste
À l’insu de son père, MBZ était sous l’emprise de la pensée islamiste pendant toutes ces années. Zayed semble avoir facilité par inadvertance l’endoctrinement de son fils en confiant à un islamiste égyptien du nom d’Izzedine Ibrahim la responsabilité de son éducation. Zayed était au courant de l’affiliation d’Ibrahim aux Frères, mais ne considérait pas encore l’organisation comme une menace.
MBZ eut 18 ans en 1979, l’année où l’Union soviétique envahit l’Afghanistan. Alors que les moudjahidines afghans entamaient une résistance héroïque, de jeunes musulmans du monde entier affluaient à Peshawar pour se joindre à eux. Au même moment, des manifestations populaires renversaient le shah d’Iran, et l’ayatollah Khomeiny revenait dans son pays pour diriger la révolution. Pour beaucoup de gens, une idée passionnante liait entre eux ces événements : les marionnettes de la région soutenues par l’Occident avaient échoué, et à présent l’islam allait fournir le guide pour une société meilleure et plus authentique.
En 1991, alors que George H. W. Bush rassemblait une coalition pour pousser Saddam Hussein hors du Koweït, le Pentagone fut impressionné par l’empressement de Zayed à y participer. Par la suite, les dirigeants militaires américains commencèrent à former MBZ. Il devint officier et se révéla le plus ambitieux et le plus compétent des enfants de Zayed. « C’était un leader naturel et prometteur », m’a dit Bruce Riedel, un ancien officier de la CIA qui est maintenant analyste à la Brookings Institution. « Il allait diriger le pays. Les États-Unis se sont attelés à le courtiser et à le préparer. »
La séduction semble avoir fonctionné. Les EAU dépensèrent des milliards de dollars en jets et en armements américains, et ceux qui connaissent le bureau de MBZ disent qu’ils y voient encore des piles de magazines militaires. Au début des années 1990, MBZ dit à Richard Clarke, alors secrétaire d’État adjoint, qu’il voulait acheter l’avion de chasse F-16. Clarke lui répondit qu’il devait s’agir du F-16A, le modèle que le Pentagone avait vendu aux alliés américains. MBZ répondit que non, qu’il voulait un modèle plus récent sur lequel il avait lu un article dans Aviation Week, avec un système de radar et d’armement avancé. Clarke lui dit que ce modèle n’existait pas encore ; les militaires n’avaient pas fait les recherches et le développement nécessaires. MBZ promit de financer la recherche et le développement lui-même. Les négociations ont duré des années, et bien que les manœuvres de MBZ aient provoqué la colère de certains dirigeants du Pentagone, « il s’est retrouvé avec un meilleur F-16 que celui de l’U.S. Air Force », conclut Clarke. Dans les décennies suivantes, MBZ fera savoir clairement que si l’armée américaine refusait de l’accueillir, il serait très heureux de faire ses achats ailleurs — même en Chine, qui a vendu des drones peu coûteux à l’armée émiratie ces dernières années. Il n’en reste pas moins que les États-Unis sont toujours et de loin sa relation la plus importante.
Le 11-Septembre, événement fondateur
Les attentats du 11-Septembre ont changé sa vie, révélant à la fois la profondeur de la menace islamiste et l’état de déni du monde arabe à ce sujet. MBZ m’a rapporté qu’en octobre de cette année-là, il avait été stupéfait d’entendre un chef d’État arabe, en visite à Abou Dhabi, rejeter la responsabilité des attaques sur la CIA ou le Mossad. Après le départ du chef de l’État, Zayed se tourna vers son fils, et lui demanda ce qu’il en pensait. « Papa, nous avons des preuves », répondit celui-ci. Cet automne-là, les services de sécurité arrêtèrent quelque 200 Émiratis et 1 600 étrangers qui prévoyaient de se rendre en Afghanistan pour se joindre à Al-Qaida, dont trois ou quatre qui s’étaient engagés à devenir des kamikazes.
Peu après les attentats du 11-Septembre, MBZ entreprit d’examiner toutes les vulnérabilités de son pays aux attaques terroristes. « Je crois que le 11-Septembre l’a incité à se pencher sur les secteurs clés, de l’éducation aux finances », dit Marcelle Wahba, arrivée comme nouvelle ambassadrice des États-Unis en octobre de cette année-là. « Ils ont tout passé en revue de façon très systématique ». Il forma une équipe, comprenant ses frères et ses principaux conseillers, et ils travaillèrent sans relâche pour combler les trous, selon elle. Ils entreprirent d’enregistrer toutes les boutiques hawala, le système informel de transfert d’argent souvent utilisé par les terroristes. Ils équipèrent de transpondeurs les boutres qui sillonnaient le Golfe. Ils cherchèrent des moyens de mieux surveiller les réseaux commerciaux et financiers tentaculaires des EAU.
La plupart de ces mesures visaient à dissuader les terroristes de transiter par les Émirats, mais le risque d’attaques à l’intérieur du pays était également réel. Dans les années qui suivirent, les autorités des Émirats arabes unis déjouèrent une série de complots terroristes de groupes djihadistes, dont un plan de 2005 pour un triple attentat à la voiture piégée contre un hôtel cinq étoiles.
En même temps, MBZ organisa une offensive plus importante contre l’idéologie islamiste. De nombreux islamistes des EAU faisaient partie de l’Islah, un groupe fondé dans les années 1970 qui était l’équivalent local des Frères musulmans. Il comprenait des milliers d’étrangers, pour la plupart d’origine égyptienne, qui avaient été accueillis des décennies auparavant pour répondre aux besoins des Émirats arabes unis en professionnels et bureaucrates instruits. Les familles dirigeantes du pays donnèrent tout d’abord leur bénédiction à l’Islah, qu’elles considéraient comme un groupe pieux et bienveillant. Dans les années 1990, les islamistes transformèrent les ministères de l’éducation et de la justice en un « État dans l’État », selon le journaliste émirati Sultan Al-Qassemi, décidant de la manière dont les bourses d’études étaient distribuées et poussant les tribunaux dans une direction plus religieuse.
Une vision quiétiste de la religion
MBZ autorisa le licenciement d’enseignants islamistes et une réécriture en profondeur des manuels scolaires. La plupart des Émiratis que je connais peuvent raconter des histoires choquantes sur des enseignants du primaire qui leur ont parlé avec désinvolture des gloires du djihad violent et de la dépravation des kouffar, ou infidèles. Les manuels scolaires, écrits par des Frères, saupoudrent de fanatisme même des sujets comme l’histoire et les mathématiques : « Si vous tuez trois colons juifs et en épargnez deux, quelle est la somme ? »
Les lycées émiratis proposent désormais des cours d’éthique indépendants des études religieuses, ce qui aurait été impensable il n’y a pas si longtemps. MBZ a fait d’autres efforts discrets pour reléguer la religion dans le domaine privé. Il a concédé une tribune à des érudits religieux respectés qui ont adopté une approche quiétiste, y compris un certain nombre de soufis éminents comme Ali Al-Jifri, Aref Ali Nayed, Hamza Youssouf et Abdallah Ben Bayyah, le célèbre érudit soufi mauritanien qui préside maintenant un conseil émirati supervisant les décisions religieuses. Les EAU ont également commencé à exporter leur propre conception de l’islam par le biais de programmes de formation d’imams à l’étranger, dont des milliers d’Afghans.
La plupart des membres de l’Islah étaient concentrés dans les émirats du nord, en particulier à Ras Al-Khaimah, à un peu plus d’une heure de route au nord de Dubai. C’est moins dense que les villes plus riches du sud, avec moins de gratte-ciels et de centres commerciaux, et c’est un peu plus misérable. Dans un sens, l’Islah exprimait sa désapprobation de la culture hypercapitaliste qui se développe dans les plus grandes villes des EAU. Beaucoup des déclarations publiques de ce groupe consistaient en protestations contre les bars et la prostitution au service de la population étrangère croissante des EAU. Ses porte-paroles commencèrent finalement à promouvoir la démocratie et les droits humains. Cela a pu être, au moins en partie, un moyen pratique d’attirer la sympathie de l’Occident pour leur cause.
Les arabisants et les diplomates occidentaux ont pour la plupart estimé que les islamistes de ce type devaient être tolérés et que leurs opinions risquaient d’être adoucies avec le temps par leur intégration dans la politique électorale. Le mouvement tunisien Ennahda est souvent présenté comme un exemple de ce qui peut se produire lorsqu’on donne aux islamistes une chance d’évoluer dans une direction plus progressiste. Ennahda, qui est issu des Frères musulmans, a partagé le pouvoir avec un parti laïque, et son chef a laissé entendre qu’il s’agissait moins d’un parti islamiste que d’une variante arabe de partis européens comme les démocrates-chrétiens.
Autocratie socialement libérale
MBZ a effectivement engagé une sorte de dialogue avec les islamistes des EAU et il affirme que l’expérience a prouvé qu’on ne pouvait pas leur faire confiance. Après les attentats du 11-Septembre, il a commencé à rencontrer des membres de l’Islah et à les exhorter à revenir au bercail. Au début, il leur proposa un marché : s’ils se tenaient à l’écart de la politique, ils pourraient poursuivre leurs activités caritatives. Ils répondirent par des listes de demandes. Les tentatives de sensibilisation prirent fin après une réunion tendue en 2003, et l’attitude de MBZ semble s’être durcie. Il déclara à une délégation américaine lors d’une visite aux États-Unis en 2004 : « Nous menons une guerre culturelle contre les Frères musulmans dans ce pays », selon un câble rendu public par WikiLeaks. L’un des propres fils de MBZ a commencé à tomber sous le charme de la pensée islamiste, dit-il à un groupe de diplomates en visite en 2009. Il réagit en employant une tactique que son propre père avait utilisée : envoyer son fils en Éthiopie avec la Croix-Rouge pour qu’il apprécie la valeur morale des non-musulmans.
Tandis qu’il réprimait les Frères, MBZ travaillait sur un projet bien plus ambitieux : construire un État qui humilierait l’ensemble du mouvement islamiste en réussissant là où il avait échoué. Au lieu d’une démocratie illibérale — comme celle de la Turquie —, il allait construire son contraire : une autocratie socialement libérale, comme Lee Kuan Yew le fit à Singapour dans les années 1960 et 1970. Il commença par la fonction publique d’Abou Dhabi, qui était affligée des mêmes maux que ceux des autres pays arabes : gonflement et inefficacité, les relations et la réputation familiale jouant un rôle plus important dans l’embauche que le mérite. Ces caractéristiques étaient en partie un héritage de l’homme fort égyptien Gamal Abdel Nasser, qui construisit dans les années 1950 un prototype dysfonctionnel copié partout.
MBZ déploya un groupe de jeunes gens talentueux et les autorisa à démanteler la bureaucratie. Au cours des années suivantes, ils licencièrent des dizaines de milliers d’employés et en réaffectèrent beaucoup d’autres, ce qui permit de réorganiser l’État. Entre 2005 et 2008, le gouvernement d’Abou Dhabi est passé de 64 000 personnes à seulement 7 000. Dans le même temps, il commença à utiliser les vastes réserves de capitaux d’Abou Dhabi pour mettre en place une économie non pétrolière. En utilisant un nouveau fonds souverain appelé « Mubadala », il attira de nouvelles industries, créant des opportunités d’emploi à même d’aider à former la population locale. Il affina son image progressiste en incluant des femmes dans son cabinet. Mubadala créa un centre d’aérospatiale et d’aviation à Al-Ain, où 86 % des travailleurs sont des femmes.
Lorsque j’ai commencé à visiter les Émirats arabes unis, en 2007, j’ai entendu beaucoup de rumeurs sur les conséquences sociales de la soudaine transition du pays de la pauvreté à la richesse : apathie, dépression, isolement et dislocation. Lors de ma dernière visite, j’ai entendu au moins une douzaine d’histoires de jeunes qui revenaient de leur camp d’entraînement sobres et maigres, soudainement prêts à faire leur propre lessive et leur propre vaisselle.
Les effets de la guerre du Yémen
Le projet a également permis de réunir des personnes de différents émirats et de différentes classes sociales d’une manière rarement produite par le passé. La guerre du Yémen a semé l’horreur dans ce pays, mais elle semble avoir eu un effet de mobilisation sur la société émiratie. Plus de cent Émiratis ont été tués au cours des combats, et bien que ce chiffre soit minuscule comparé au nombre effroyable de morts yéménites, il s’agit, en termes humains, de la guerre la plus coûteuse que les Émirats arabes unis aient jamais menée. Il est probablement utile que MBZ et la plupart des dirigeants des six autres émirats aient eu des fils ou des neveux sur les lignes de front, dont certains ont été gravement blessés. J’ai brièvement rencontré Zayed Ben Hamdan, le neveu et le gendre du MBZ, qui est en fauteuil roulant après que sa colonne vertébrale a été endommagée dans un accident d’hélicoptère au Yémen en 2017.
En 2009, MBZ a pris une décision qui allait considérablement accroître sa capacité de projeter le pouvoir au-delà de ses frontières. Il invita le major général Michael Hindmarsh, ancien chef du commandement des opérations spéciales de l’Australie à la retraite, à l’aider à réorganiser l’armée émiratie. Au début, MBZ demanda à Hindmarsh de l’aider à trouver un officier émirati pour diriger le redémarrage des unités d’élite du pays. Mais il semble avoir pris goût à cet homme maigre au visage profondément marqué et au comportement détendu et franc, et finit par le choisir pour ce poste.
Mettre un non-Arabe à la tête du joyau de la couronne militaire serait inimaginable dans n’importe quel autre pays du Proche-Orient. Mais en 2009, MBZ avait la mainmise sur l’État. La crise financière mondiale avait touché les six autres émirats — en particulier Dubai — et ils avaient perdu une partie de leur autonomie au profit d’Abou Dhabi, de loin le membre le plus important et le plus riche de la fédération. MBZ a donné à Hindmarsh (qui l’appelle « le patron ») son plein soutien et tout l’argent dont il avait besoin. Hindmarsh, qui s’était habitué aux obstacles bureaucratiques pendant ses décennies dans l’armée australienne, était ravi. Les EAU sont restés discrets sur son rôle, par respect pour les sensibilités arabes, mais il est toujours en poste, et son travail a été essentiel pour hisser les forces spéciales émiraties parmi les meilleures au monde.
MBZ a été profondément troublé par le discours de l’administration Bush sur la promotion de la démocratie et par ses conséquences, notamment la création de partis politiques confessionnels en Irak et le triomphe électoral du Hamas à Gaza. En 2009, il décelait un vent de liberté dans le discours historique du Caire d’Obama, avec son appel à un « nouveau départ dans les relations entre les États-Unis et les musulmans du monde entier ». Il déclara par la suite à un diplomate américain qu’il craignait que ce discours « n’élève la barre des attentes dans le monde arabe ».
La participation au coup d’État en Égypte
Puis vint le printemps arabe. Les États-Unis avaient soutenu le président égyptien, Hosni Moubarak, et des autocrates comme lui pendant des décennies, et avaient traité les Frères comme de dangereux fanatiques. Pourtant, lorsque Mohamed Morsi, membre de la Confrérie, fut élu président de l’Égypte en 2012, le gouvernement Obama accepta le résultat. Pas MBZ. Au début de 2013, les EAU soutenaient Tamarod, un mouvement populaire de plus en plus important contre Morsi. De vastes manifestations contre ce dernier eurent lieu le 30 juin, suivies de son éviction par l’armée le 3 juillet, ce qui porta au pouvoir le chef militaire Abdel Fattah Al-Sissi. Les EAU et leurs alliés du Golfe promirent immédiatement des milliards de dollars pour soutenir le nouveau gouvernement.
Les responsables émiratis gardèrent un silence discret sur leur rôle, mais tous les diplomates avec lesquels j’ai parlé pensent que les EAU ont approché Sissi et exposé les conditions de leur soutien financier avant le renversement de Morsi. « Je pense qu’il y a toutes les raisons de croire qu’il a organisé un coup d’État », m’a dit un ancien diplomate. « Pour un petit pays du golfe Arabo-Persique, renverser le dirigeant de l’Égypte et y mettre son gars, c’est un grand accomplissement. »
MBZ a peut-être empêché l’Égypte de devenir une théocratie islamique — c’est en tout cas sa vision des choses. Mais l’impitoyable cruauté de Sissi est apparue presque instantanément (on peut supposer sans risque que cela ne dérange pas beaucoup MBZ, voire pas du tout). À la mi-août 2013, l’armée égyptienne a abattu un millier de personnes dans deux sit-in de protestation pro-Frères au Caire, selon Human Rights Watch. À peu près au même moment, le gouvernement commença à sévir contre les dissidents laïques également, et à bien des égards, Sissi a été plus autocratique que Moubarak. La prise de pouvoir en Égypte a fait monter les tensions entre les Émirats et les États-Unis, qui ont louvoyé maladroitement entre la censure de Sissi en tant qu’homme fort non démocrate et la poursuite discrète d’une certaine coopération (Trump montrera plus tard une acceptation beaucoup plus franche, plaisantant sur le fait que Sissi était son « dictateur préféré »).
Tenu à l’écart par Obama
Peu après l’arrivée au pouvoir de Sissi, en octobre 2013, MBZ regardait CNN lorsqu’il apprit que les États-Unis négociaient secrètement un accord nucléaire avec l’Iran. Ses amis américains ne lui avaient rien dit. « C’était un coup dur », m’a dit un des conseillers principaux du MBZ. Ce n’était pas tant qu’il s’opposait à l’idée de négocier avec l’Iran (les EAU ont finalement approuvé l’accord nucléaire préliminaire, qui a été officialisé en novembre). Mais MBZ était stupéfait qu’Obama n’ait pas pris la peine de consulter ou même d’informer un allié de longue date au sujet d’un accord aussi important — et qui était en cours de négociation juste à côté, à Oman. Les EAU ont misé gros, ayant forcé les commerçants de Dubai à renoncer à leurs affaires lucratives avec l’Iran pour se conformer aux sanctions. « Son Altesse a estimé que les EAU ont fait des sacrifices et qu’ils ont été exclus », a déclaré le conseiller principal.
Ensemble, le tumulte égyptien et les pourparlers avec l’Iran ont constitué une sorte de tournant dans les relations de MBZ avec les États-Unis. Le changement n’a pas été immédiatement apparent ; il a continué à s’entretenir régulièrement avec Obama et à lui prodiguer des conseils. Il l’a averti que le remède proposé en Syrie — les rebelles islamistes — pourrait être pire que la maladie (la tyrannie d’Assad). Il a également exhorté Obama à parler aux Russes de la possibilité de travailler ensemble sur la Syrie, une suggestion froidement réaliste qui aurait pu mettre fin à la guerre plus rapidement, même si elle privait l’opposition de tout espoir de victoire. Mais sous le vernis des consultations de routine, les sentiments de MBZ à l’égard d’Obama avaient changé. La relation finit par devenir toxique, MBZ critiquant l’administration américaine devant des visiteurs, m’ont rapporté d’anciens responsables de l’administration. Obama a également fait des commentaires dédaigneux dans une interview accordée à The Atlantic en 2016, décrivant les dirigeants du Golfe comme des « resquilleurs » qui « n’ont pas la capacité d’éteindre les flammes par eux-mêmes » et qui s’attendent à ce que les États-Unis leur portent secours.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase est survenue un mois après l’élection de Donald Trump, lorsque MBZ s’est envolé pour New York afin de rencontrer l’équipe du président élu, annulant un déjeuner d’adieu avec Obama. Peu après, il a accueilli un intermédiaire russe dans une station balnéaire des Seychelles appartenant aux Émirats, en compagnie d’Erik Prince, le fondateur de Blackwater — une rencontre qui les a placés dans la ligne de mire de l’enquête de Robert Mueller sur les liens du gouvernement Trump avec la Russie. Ces rencontres, brièvement mentionnées dans le rapport Mueller, ne semblent pas avoir impliqué de collusion avec Trump. Mais même s’il n’était pas de connivence avec les Russes, l’attitude de MBZ envers ses clients américains semble avoir changé. Il avait ses propres plans et n’attendait plus leur approbation.
Une base aérienne secrète en Libye
Le renversement de Morsi a été le premier grand succès de la campagne contre-révolutionnaire du prince héritier, et il semble avoir renforcé sa confiance en ce qui pouvait être fait sans les contraintes américaines. Son attention s’est rapidement tournée vers la Libye, où les djihadistes sévissaient. Il a commencé à fournir un soutien militaire à l’ancien général renégat Khalifa Haftar, un autocrate qui partageait ses sentiments à l’égard des islamistes. Lors d’un sommet à Camp David en mai 2015, Obama réprimanda tacitement MBZ et l’émir du Qatar pour avoir mené une guerre par procuration en vue de soutenir leurs milices rivales. Mais à la fin de 2016, les EAU avaient établi une base aérienne secrète dans l’est de la Libye, à partir de laquelle des drones et des avions ont bombardé les rivaux de Haftar à Benghazi.
Tout cela était en violation d’un embargo sur les armes de l’ONU, et Washington s’en irrita. Des milliers de personnes ont été tuées dans les combats en Libye, et les efforts de Haftar pour faire tomber Tripoli n’ont pas abouti. Une ancienne diplomate américaine qui admire MBZ m’a dit que sa façon de gérer le désordre en Libye soulignait le danger d’une approche excessive. « Ils cherchent à gérer la scène et à éliminer les parties qu’ils n’aiment pas », a-t-elle commenté à propos des EAU. « Ils apprendront qu’ils ne peuvent pas faire ça. »
Alors qu’il s’éloignait de l’administration Obama, MBZ se faisait un puissant allié : Mohamed Ben Salman, le prince héritier saoudien. L’alliance peut sembler naturelle aux yeux des étrangers : deux autocrates du Golfe portant des initiales similaires, mais le lien s’est fait sur une faille historique. Les Saoudiens, comme aimait à l’écrire le journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi, sont « la mère et le père de l’islam politique ». MBZ serait d’accord. L’État saoudien est ancré dans un pacte du XVIIIe siècle entre ses dirigeants et une souche dure de l’islam connue sous le nom de wahhabisme. C’est une formule d’extrémisme d’État qui donne par contraste à la confrérie des Frères musulmans une apparence de douceur.
MBZ a grandi à une époque où la plupart des Émiratis se sentaient menacés par leur grand voisin du désert ; il y eut des affrontements armés à la frontière aussi récemment que dans les années 1950. En 2005, MBZ a déclaré à l’ambassadeur des États-Unis, James Jeffrey, que sa plus grande préoccupation était le wahhabisme, selon un câble rendu public par WikiLeaks. Il considérait la famille royale saoudienne comme incapable, mais craignait que l’alternative dans une société aussi profondément conservatrice ne soit une théocratie wahhabite de type OEI. « Quiconque remplacerait les Al-Saoud serait un cauchemar », se souvient Jeffrey. « Nous devons les aider à s’aider eux-mêmes. »
Le parrain de MBS
MBZ s’est rapidement attaché à son homologue saoudien — qui était avide de grandes réformes — comme si ce dernier était la clé du relâchement des liens de l’Arabie saoudite avec l’islam radical. Il semble avoir été en quelque sorte un mentor pour le jeune homme, et il a encouragé le gouvernement Obama à le soutenir. Mais il n’a de toute évidence pas le moyen de freiner les pires impulsions de MBS. Lorsque les Saoudiens ont mené une campagne militaire contre les combattants houthistes alliés à l’Iran au Yémen en mars 2015 — avec les EAU comme partenaire principal — beaucoup s’attendaient à ce qu’elle dure quelques mois tout au plus. Au lieu de cela, elle a duré près de cinq ans, se muant en une catastrophe qui a choqué la conscience du monde. Des bâtiments anciens ont été réduits en cendres, des milliers de civils ont été tués et le Yémen — déjà le pays le plus pauvre du monde arabe — a connu de terribles flambées de famine et de maladies. L’objectif ostensible de la guerre de déraciner le gouvernement houthiste soutenu par l’Iran est plus éloigné que jamais.
Les EAU ont une part de responsabilité dans cette immense tragédie, même si ce ne sont pas eux qui ont bombardé et causé tant de destructions dans le nord du Yémen. MBZ a limité l’intervention de son armée au sud, où il a essayé sans succès de négocier des accords politiques pour mettre fin à la guerre, et s’est appuyé sur les unités de commandos de Hindmarsh pour former les forces locales. Un ancien haut responsable militaire américain m’a dit que 95 à 100 % du succès militaire de la guerre était dû aux Émirats.
Lorsque MBZ a annoncé un retrait du Yémen en juin, il a clairement indiqué que son nouveau partenariat avec l’Arabie saoudite avait des limites. Il a également commencé à tracer une voie plus diplomatique avec l’Iran. Après une série d’attaques contre des navires dans le golfe Arabo-Persique et l’abattage d’un drone américain, Trump a menacé de faire feu le même mois, puis a brusquement fait marche arrière. MBZ semble avoir senti que Téhéran commençait à voir Trump comme un tigre de papier — laissant les EAU dangereusement exposés à une nouvelle agression iranienne. Peu de temps après, les EAU ont publié des déclarations conciliantes et ont envoyé une délégation en Iran fin juillet. Ce modèle d’ouverture et de dialogue pourrait être essentiel après l’assassinat de Soleimani, alors que les voisins de l’Iran luttent pour éviter une guerre.
Les gestes diplomatiques de juillet ont été salués par certains des critiques de MBZ comme des signes d’une souplesse inattendue, voire d’un « repli ». Pourtant, MBZ peut parfois être aussi rigide et idéologique que ses ennemis. L’embargo du Qatar, qui a débuté en juin 2017, est devenu personnel, les deux parties menant de sales campagnes de diffamation dans les médias, et a même conduit à des escarmouches par procuration en Somalie. La brèche sape l’objectif manifeste du MBZ de maintenir un front uni contre la subversion iranienne dans la région. S’ils ne trouvent pas un moyen de le résoudre, « quelqu’un va lancer un tracteur à travers cette brèche », m’a assuré un ancien haut responsable de l’armée américaine. Dans le pire des cas, la querelle avec le Qatar a jeté une lumière vengeresse sur toute la campagne de MBZ contre l’islam politique, comme s’il était plus enclin à humilier ses rivaux qu’autre chose.
Tolérance à géométrie variable
Une grande sculpture en bronze se trouve à l’extérieur du bureau principal de MBZ à Abou Dhabi, sur laquelle le mot « tolérance » est écrit en anglais. Les EAU déploient d’énormes efforts pour faire connaître leur engagement en faveur du pluralisme. En 2016, le gouvernement a créé un ministère de la tolérance et 2019 a été déclarée « année de la tolérance », lancée en février par la visite très attendue du pape François. C’est la première fois qu’un souverain pontife met le pied dans la péninsule Arabique. Mais la tolérance ne s’étend pas aux islamistes ni à quiconque exprime sa sympathie à leur égard. Les EAU sévissent beaucoup plus durement contre les islamistes depuis 2011, les arrêtant et les incarcérant en masse, sous de maigres prétextes.
En 2012, les autorités émiraties ont fermé les bureaux de Dubai du National Democratic Institute basé aux États-Unis et d’autres fondations étrangères qui soutenaient les institutions démocratiques. En 2014, le gouvernement a officiellement désigné la Confrérie comme un groupe terroriste. Il a poursuivi au moins un avocat qui a défendu des islamistes et même, dans certains cas, des critiques laïques du gouvernement.
La plupart des Émiratis qui ont discuté avec moi de la répression de la Confrérie par MBZ l’ont fait uniquement sous condition d’anonymat et en utilisant des applications cryptées. Contrairement à ce qui se passe en Occident, les caméras privées des EAU peuvent être cooptées par le gouvernement, ce qui permet aux autorités d’exercer une surveillance extraordinaire sur ce qui se passe partout dans le pays. Une application de messagerie largement adoptée et introduite aux EAU l’année dernière, ToTok, a récemment été démasquée en tant qu’outil d’espionnage des services de renseignement émiratis. Les responsables émiratis sont prompts à défendre ces tactiques ; une seule bombe terroriste ou un seul missile iranien pourrait faire fuir les expatriés et nuire énormément au rôle du pays en tant que plaque tournante du commerce et du transport. Un militant apparemment inspiré par ISIS a poignardé à mort un enseignant à Abou Dhabi en 2014, soulignant le danger.
Une société sous contrôle
Mais les EAU ne recherchent pas seulement des terroristes. Ils ont développé un programme de cyberintelligence de plus en plus agressif appelé Project Raven, construit en partie par d’anciens agents du renseignement américains, qui semble viser en partie des rivaux politiques. Selon une enquête de Reuters publiée l’an dernier, les cibles du Projet Raven ont inclus au moins quatre journalistes occidentaux, dont trois Américains.
Les messages sur les médias sociaux avertissent que le fait d’exprimer son soutien au Qatar est un délit pénal passible d’amendes ou même de peines de prison. « C’est un fait qu’il est très difficile aujourd’hui de diffuser des critiques, de parler franchement », m’a confié Abdulkhaleq Abdulla, un éminent politologue émirati qui a été arrêté pour avoir critiqué le gouvernement. Il a ajouté que cela était vrai dans tout le monde arabe. Aux Émirats, une grande partie de la censure est auto-imposée, les jeunes gens ayant acquis le sentiment qu’ils doivent être plus vigilants contre les ennemis extérieurs du pays. Un homme d’une vingtaine d’années m’a dit qu’il se demandait si la menace des Frères musulmans avait été exagérée pour aider à renforcer l’État — un soupçon qu’il n’oserait jamais exprimer en public.
C’est peut-être l’énigme centrale du mandat de MBZ : c’est un autocrate socialement libéral, et son pays a une apparence différente selon votre position. Si on les compare aux normes des groupes occidentaux de défense des droits humains, les EAU peuvent facilement ressembler à une colonie d’esclaves hypercapitaliste dont le chef veut écraser toute dissidence. Quand on les compare à la Syrie ou à l’Égypte, ils sont presque un modèle de libéralisme éclairé. Les jeunes Arabes semblent adopter majoritairement ce dernier point de vue. Des enquêtes ont montré que la plupart d’entre eux préféreraient vivre là-bas plutôt que n’importe où ailleurs — y compris aux États-Unis ou au Canada. Cela est dû en partie au fait que le pessimisme est presque un mode de vie en Égypte et en Irak, alors que les gens des Émirats arabes unis parlent beaucoup plus de l’avenir. Que ce soit conforme à ce que les journalistes émiratis essaient de faire passer ne le rend pas moins vrai.
Les diplomates étrangers ont parfois interpellé MBZ au sujet du manque de démocratie dans son pays, et il a répliqué quelque chose du genre : « Ce n’est pas la Californie ». Le manque d’éducation et la prévalence d’attitudes religieuses rétrogrades rendent l’autocratie nécessaire, insiste-t-il. Mais si elle réussit dans sa mission d’éducation de la population et d’éradication de l’islam politique, la famille Al-Nahyan pourrait avoir plus de mal à justifier son rôle de « monarchie ».
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1NDLR. La vallée perdue de Xanadu, en Asie, est mentionnée dans « Kubla Khan », un poème de Samuel Taylor Coleridge comme étant un paradis sur terre.
2NDLR. Klemens Wenzel von Metternich (1773-1859) voulait maintenir en Europe la société d’ancien régime face aux bouleversements issus de la Révolution française, et à concilier les intérêts de la position autrichienne avec la notion d’équilibre des puissances (Wikipedia).