Pour résoudre la crise libyenne, encore faut-il la comprendre

Logiques locales, erreurs d’analyse occidentales · L’attaque du 27 janvier contre l’hôtel Corinthia à Tripoli remet en lumière la violence de la guerre civile qui fait rage en Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011. La tendance est au durcissement du conflit, malgré les efforts du chef de la mission onusienne en Libye, Bernardino Leon, pour instaurer un dialogue entre les pouvoirs locaux et sortir d’une logique de guerre campiste. Les pays occidentaux continuent pourtant à privilégier l’option militaire, quand l’histoire récente ne cesse de démontrer qu’en la matière, le remède est presque toujours pire que le mal.

L’hôtel Corinthia à Tripoli pendant l’attaque, 27 janvier 2015.
(Copie d’écran vidéo).

Dans une Libye qui s’enfonce chaque jour davantage dans la guerre civile, l’attaque-suicide du mardi 27 janvier contre l’hôtel de luxe Corinthia de Tripoli pourrait apparaître comme un fait divers. Et pourtant, revendiquée par la branche libyenne de l’organisation de l’État islamique (OEI), elle constitue un tournant symbolique dans la tragédie libyenne.

Tout d’abord, elle survient dans la capitale où régnait un ordre relatif depuis la fin des combats d’août 2014 après la victoire d’une coalition de milices de Tripoli1, de Zawiya et de Misrata contre celles affiliées à la ville de Zintan.

Ensuite cette attaque démontre s’il en était besoin que la branche libyenne de l’OEI, jusqu’alors active principalement à Derna et à Benghazi, est en mesure de conduire une opération d’envergure, avec voiture piégée et attaque commando d’un hôtel où se trouvait notamment le chef du gouvernement provisoire Omar Al-Hassi.

Enfin elle porte un coup à la rhétorique du général Khalifa Haftar. En lançant son opération « Dignité » en mai dernier contre ceux qu’il qualifiait sans distinction de « terroristes », il englobait dans cette catégorie des milices locales et toutes les composantes des courants se réclamant de l’islam politique qui avaient pourtant fait le choix de la construction d’un État national libyen. Si l’on applique cette grille de lecture, il y aurait donc maintenant un gouvernement illégitime de « terroristes », lui-même confronté au terrorisme de l’OEI, ce qui ferait paradoxalement de ce dernier un allié objectif du camp Haftar.

Le pouvoir local, fondement de la construction étatique

Ce même 27 janvier à Genève s’achevait, sur de belles paroles et sans résultat concret, la deuxième session du dialogue inter-libyen. Comme son édition précédente à Ghadamès, elle s’est déroulée sans représentant du Conseil national général de Tripoli (parlement en fin de mandat). Une nouvelle session de ce dialogue devrait s’ouvrir dans les prochaines semaines, avec cette fois des représentants des conseils locaux, des conseils des anciens ainsi que de certains chefs de milices. S’il n’est pas acquis que ceux-ci acceptent de dialoguer et si l’on doit s’attendre, dans l’affirmative, à un dialogue long et difficile, cette démarche seule est en mesure d’établir la confiance entre les acteurs locaux, dont l’autonomie par rapport aux différents centres est une réalité de la culture politique libyenne. Abdelkader Kadoura, professeur de droit constitutionnel, membre élu de la commission de rédaction de la Constitution dont il préside le comité en charge du pouvoir local le rappelle en effet sur sa page Facebook : « Le pouvoir local est la base de la construction de l’État en Libye. On ne peut en effet comparer la Libye avec aucun autre pays, système politique ou juridique car notre pays, volontairement ou non, s’est constitué autour du caractère tribal et régional et c’est une chose que l’on ne peut négliger, que ce soit dans une perspective politique islamique ou séculaire »2.

Par cette démarche de dialogue, le représentant spécial et chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye Bernardino Leon semble donc enfin prendre en compte certaines réalités incontournables de la société et de la crise libyenne, en particulier la nécessité de sortir de cette logique de la légitimité dont se réclament — chacun avec de bonnes raisons — les deux camps. De leur côté, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, malgré l’invalidation de l’élection du parlement de Tobrouk par la Cour suprême libyenne le 6 novembre dernier, continuent à s’accrocher à leur position de principe de sa reconnaissance légale, le qualifiant de seul « représentant légitime du peuple libyen ». La conviction de leur légalité internationale par les responsables du parlement de Tobrouk vient donc compenser pour eux l’insuffisance de leur légitimité locale, alors que la légitimité dont se réclament les deux camps est justement l’obstacle à contourner dans la perspective d’une sortie de crise.

Cette primauté du lien social local sur le sentiment d’identité nationale qui s’est renforcé durant ces quatre années de guerre civile constitue donc bien une grille de lecture essentielle du conflit. L’apparition de nouvelles formes de violence, et notamment d’une violence dite « de proximité », en particulier dans les villes de Benghazi et Derna, commence néanmoins à être perçue comme porteuse de risques de destruction du « tissu social » (nassij ijtima’i). Cette perspective n’avait jamais été évoquée jusqu’alors par la majorité des Libyens, que ce soit pendant la guerre de 2011 ou pendant les deux années de violence limitée qui ont suivi.

Violence « de proximité »

Si certains combats s’articulent autour d’objectifs stratégiques ou tactiques comme le contrôle de terminaux pétroliers, de sites d’extraction, de bases militaires, de voies de contrebande…, d’autres ont pour enjeu l’élimination de personnes appartenant à des groupes en fonction de leur « identité primaire ».

Cette violence de proximité qui s’exerce sur des personnes en fonction de leur origine géographique ou tribale est particulièrement présente à Benghazi où environ 40 % de la population est originaire des villes marchandes de l’ouest (principalement Misrata mais aussi Zliten et Tripoli), le reste de la population étant originaire de zones rurales de Cyrénaïque et du golfe de Syrte. Dans les quartiers relativement homogènes de Benghazi, les deux camps ont été systématiquement pris pour cible. Les habitants, soupçonnés de soutenir l’autre camp sur la base de leur identité, ont été poussés à abandonner leurs maisons et à fuir leurs quartiers3. Dans les zones de peuplement mixte comme les quartiers Al-Salmani, Al-Majouri, Lithi, Al-Qawaricha, Bou Hdima à Benghazi, le fractionnement s’est opéré à l’intérieur même du quartier. Depuis l’appel du camp Haftar en octobred 2014 à « l’insurrection populaire armée contre le terrorisme », des groupes de jeunes de ces quartiers ont en effet été incités à attaquer leurs voisins soupçonnés de soutenir l’autre camp sur la base de leur origine géographique. Baptisées sahwa, qui signifie « réveil » en référence aux milices sunnites armées par les Américains en Irak en 2006 pour combattre Al-Qaida, ces groupes sont à l’origine de nombre d’exactions contre les populations de Benghazi originaires de Misrata ou de l’ouest d’une manière générale. Le conseil consultatif des révolutionnaires de Benghazi (alliance de groupes anti-Haftar) s’est attaqué en retour aux Sahawat selon les mêmes modes d’action (enlèvements, tortures, destructions de logements, assassinats), entraînant un cycle de violence mimétique de proximité comparable à ce qu’ont connu le Liban et l’Algérie durant leurs années de guerre civile.

De source médicale, plus de 600 morts ont été recensés à Benghazi depuis le début de l’offensive du général Haftar en mai 2014. La réalité est sans doute bien supérieure, compte tenu du nombre de disparus. Dans le djebel Nefoussa à l’Ouest, la fragilisation du tissu social est également évoquée, notamment dans la communauté berbère dont une majorité de représentants locaux, bien qu’hostiles à Haftar ont refusé de s’engager militairement aux côtés d’« Aube de la Libye » (Fajr Libya)4, mais dont nombre de jeunes s’engagent à titre individuel dans la force mobile à majorité amazigh combattant les tribus Zintan, Warchafana et Nawa’il ralliées au camp Haftar.

Tendance au durcissement des positions

Les perspectives de sortie de crise s’amenuisent donc de jour en jour, tant est grande la défiance entre les camps. Au sein de chacun d’entre eux, les alliances de circonstance nouées en 2014 commencent également à se fissurer à l’ouest comme à l’est entre partisans des négociations et partisans de la logique de guerre — les premiers étant bien évidemment écartés par les seconds. Au sein d’Aube de la Libye, c’est Ahmed Hadiya, ancien président du conseil local de Misrata et porte-parole des forces Bouclier de la Libye5 et de la salle des opérations Aube de la Libye et Shourouq6 qui a donné officiellement le 16 janvier son accord pour un cessez-le-feu. Hadiya a été rapidement désavoué par l’aile dure de la coalition Aube de la Libye. Le bureau chargé de la communication a déclaré qu’il n’était plus porte-parole et que ce type de décision ne relevait que du président du Conseil national général et de l’état-major qui lui est subordonné. Quelques heures plus tard, le domicile de Hadiya à Misrata était la cible de tirs d’armes automatiques et de lance-roquettes.

Du côté du parlement de Tobrouk, c’est également l’aile dure qui s’est imposée au détriment de celle qui ne souhaitait pas reconduire le général Haftar dans des fonctions opérationnelles. Celle-ci n’a pas eu gain de cause et le général non seulement n’a pas été écarté mais a été réintégré dans les cadres d’active et promu au grade supérieur, ainsi qu’une centaine d’anciens officiers du régime de Mouammar Kadhafi.

Logique de guerre

La question qui se pose n’est donc plus de savoir quel camp va l’emporter, mais comment reconstruire progressivement et en partant du niveau local des mesures de confiance s’appuyant sur ce qu’il reste de structures de médiation traditionnelles. Les chefs de milices sont aussi des acteurs locaux et la volonté de Leon de ne pas les laisser de côté et de tenter de les associer aux futures sessions de dialogue inter-libyen est également une voie à approfondir.

En 2011, le président français Nicolas Sarkozy s’était félicité de la rapidité de la France à intervenir militairement en Libye. Aujourd’hui, c’est la guerre au Sahel qui est au centre des préoccupations. Conforté dans sa logique de guerre contre le terrorisme par les évènements parisiens du mois de janvier, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian continue quant à lui à ne voir la Libye qu’à travers le prisme du terrorisme et d’une nouvelle intervention militaire internationale dans ce pays. Et pourtant l’histoire des interventions récentes au Proche-Orient et en Libye est là pour nous rappeler qu’à la guerre les choses ne se passent jamais comme prévu et que les conséquences sont souvent pires que les problèmes qu’elles sont censées régler.

1À l’exception de trois attaques à la voiture piégée ces dernières semaines contre des représentations étrangères : ambassades d’Égypte, des Émirats arabes unis, d’Algérie et un bureau des Nations unies dans la capitale. En dehors de Tripoli, on notera aussi l’enlèvement et l’exécution, ces dernières semaines, de soldats de la Force n° 3 basés à Sebha sur la route du centre en direction de Misrata. Cela fait suite à deux attaques du même genre à Syrte et Sokna. Attribuées à des groupes d’anciens kadhafistes ou à des hommes de Khalifa Haftar, ces actions pourraient néanmoins avoir aussi été perpétrées par des membres de l’OEI dont plusieurs sources évoquent l’implantation dans la région de Syrte.

2C’est nous qui traduisons.

3Selon le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (UNHCR), il y aurait en Libye plus de 400 000 déplacés en 2014 dont certains ont dû fuir plusieurs fois. Ils sont essentiellement originaires de Benghazi, Derna, Ras Lanouf (centre) et Kikla (djebel Nefoussa).

4Coalition militaire de circonstance qui s’est constituée en juin 2014 en réponse à l’opération Dignité (al-karama) lancée par le général Haftar. Elle regroupe toutes les milices de Tripolitaine qui sont contre Haftar dont les principales sont : les grandes milices des villes de Misrata, Tripoli (milices Kara, Ghanioua, Abou oubeyda al-zawi, al-Birki, foursan Janzour), Sabrata, Gharian, Zawiya ainsi que la force mobile (quwwa mutaharrika) constituée de combattants amazigh du djebel Nefoussa et de la ville de Zwara et les unités Bouclier de la Libye (dar’ Libya).

5Unités militaires constituées en janvier 2012 à l’initiative de chefs de milices révolutionnaires initialement pour supplanter l’absence d’armée et de police et intervenir comme force tierce dans les différents intertribaux. Le ministre de la défense de l’époque Oussama Juwayli a approuvé cette initiative et entériné la constitution de ces unités qui ont été rattachées à son ministère. Les unités Bouclier de la Libye ont été constituées principalement à partir de milices de Misrata, de Benghazi et d’autres villes de l’ouest (Jadu, Sorman notamment).

6L’opération Shourouq de reprise des sites pétroliers du golfe de Syrte a été lancée en décembre 2014 par la coalition Aube de la Libye. Les forces engagées proviennent principalement de Misrata. Officiellement cette opération relève de la coalition Aube de la Libye bien qu’elle dispose de sa propre salle d’opérations à Misrata.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.