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Pour un examen sans concession de l’aide militaire américaine à l’Arabie saoudite

À l’ombre de la guerre du Yémen · Quelle sera la politique de la nouvelle administration Trump au Proche-Orient ? Il est encore trop tôt pour le dire, tant les déclarations du candidat républicain à la présidence ont été contradictoires. Ce qui est sûr, c’est que la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen avec des armes et un appui logistique américains pose de graves questions pour les relations entre les deux pays.

L'image montre une réunion diplomatique dans une salle de conférence. On peut voir plusieurs personnes assises autour d'une longue table. À l'arrière-plan, il y a un écran affichant les drapeaux des États-Unis et d'Arabie saoudite. Les participants semblent être engagés dans une discussion sérieuse, avec des documents et des ordinateurs portables devant eux. L'atmosphère est formelle et professionnelle. Les membres de la réunion sont habillés en costumes et en vêtements traditionnels arabes.
Rencontre entre John Kerry, le prince héritier Mohammed Ben Nayef, le vice-prince héritier Mohammed Ben Salman, le ministre des affaires étrangères Adel Al-Jubeir et divers conseillers.
Département d’État américain, Jeddah, 24 août 2016.

La guerre au Yémen n’intéresse pas beaucoup les Américains. Le Yémen a été totalement absent des débats de l’élection présidentielle. Tous les regards se tournaient vers la néo-guerre froide avec la Russie en Syrie. Pourtant, selon les chiffres des Nations unies, la guerre au Yémen a fait 10 000 morts et 900 000 déplacés, et les États-Unis y sont encore plus impliqués que dans le conflit syrien.

Les États-Unis ont soutenu et encouragé l’intervention saoudienne au Yémen dès son début en mars 2015. Des avions de combat fournis par les USA, ravitaillés en vol par des avions-citernes américains et dirigés par des moyens de renseignement américains, bombardent presque quotidiennement à l’aide d’armes de fabrication américaine. La responsabilité de l’Amérique a été illustrée de façon criante le 8 octobre 2016, quand des avions saoudiens ont bombardé par erreur une cérémonie de funérailles dans la capitale yéménite, faisant 140 morts et plus de 500 blessés. Cette attaque avait été précédée de nombreuses autres, qui avaient aussi tué des civils. L’ONU a accusé l’Arabie saoudite de crimes de guerre au Yémen. Dans la foulée, la Maison Blanche a annoncé que l’aide militaire à l’Arabie saoudite ne consistait pas en un chèque en blanc, et qu’elle allait soumettre cette aide à un « examen de politique » (policy review).

L’« examen de politique » est une vieille technique utilisée de longue date par Washington pour éviter les décisions difficiles. Quand il se trouve devant une alternative inconfortable, le gouvernement lance un « examen » pour étudier la question en profondeur. Il espère qu’à la fin de ce travail, la pression politique pour agir aura disparu. Souvent, le but d’un examen n’est pas de clarifier les choses ni de changer de politique, mais de gagner du temps et d’ouvrir au gouvernement un espace lui permettant de continuer à faire ce qu’il faisait auparavant.

Cet examen de l’aide militaire américaine à l’Arabie saoudite ne fera sans doute pas exception à la règle. Les dirigeants américains sont visiblement gênés de soutenir la guerre saoudienne au Yémen, cependant ils considèrent toujours leurs relations avec l’Arabie saoudite comme un pilier de leur politique au Proche-Orient. En outre, les contrats de vente d’armes entre des sociétés américaines et le gouvernement saoudien — qui se chiffrent en milliards de dollars — rendent tout changement de cap politiquement difficile. Donc, la seule option qui paraît rester sur la table, c’est de gagner du temps avec un « examen de politique ».

Un « big business » utile ?

Mais le temps coûte cher, surtout aux civils yéménites. Les problèmes créés par la politique saoudienne des États-Unis en général, et en particulier dans ce conflit, ne sont pas nouveaux. Nul besoin d’un long examen pour comprendre la difficulté des choix imposés par l’aide militaire américaine ; on peut dire dès maintenant à quoi ressemblerait un examen sérieux et sensé. Voici donc nos propositions pour faire gagner du temps au gouvernement américain — même si c’est en réalité la dernière chose qu’il souhaite.

Un bon examen commencerait par reconnaître que les ventes d’armes américaines à l’Arabie saoudite constituent un big business. Pendant les mandats de George W. Bush et de Barack Obama, ces ventes ont augmenté de près de 97 %. Les contrats ont atteint 115 milliards de dollars sous l’administration Obama. Rien que pendant les trois dernières années, c’est-à-dire depuis le début des négociations avec l’Iran sur son programme nucléaire, l’Amérique a vendu pour près de 36 milliards d’armements à l’Arabie saoudite. Ces ventes servent certainement les intérêts commerciaux des États-Unis et des fabricants d’armes américains. Elles créent des emplois, génèrent des profits pour les sociétés et améliorent la balance commerciale américaine.

Il est pourtant permis de se demander si ces énormes ventes d’armes aux Saoudiens vont réellement dans le sens des intérêts géopolitiques américains. L’aide militaire à l’Arabie saoudite est un simple outil de la politique envers le royaume1, pas une fin en soi. Elle devrait donc servir des objectifs plus larges dans le cadre de cette relation. Elle devrait influencer le gouvernement saoudien pour lui faire prendre des décisions qui soutiennent les intérêts et les priorités américaines à l’intérieur de cette alliance, et plus généralement dans la région.

Qui manipule qui ?

La question cruciale est la suivante : qu’attendent les États-Unis des Saoudiens ? L’aide militaire aide-t-elle à atteindre cet objectif ? Le rend-elle au contraire plus difficile à atteindre ? Pendant des années, l’alliance américano-saoudienne a été basée sur un échange : la protection américaine contre le pétrole. Or les États-Unis achètent aujourd’hui très peu de pétrole à l’Arabie saoudite, et ils ne dépendent même plus du pétrole du Proche-Orient. L’augmentation de la production américaine de pétrole et de gaz signifie que l’Arabie saoudite ne joue plus le rôle de stabilisateur des prix du marché comme par le passé. Ce sont maintenant les producteurs américains qui remplissent cette fonction grâce à leur flexibilité, sans aucune intervention du gouvernement. Certes, l’Arabie saoudite reste l’un des plus importants producteurs de pétrole du monde, et elle continue d’exercer une influence sur les prix. Cependant les évolutions du marché de l’énergie, combinées à la situation financière problématique du royaume font que le gouvernement saoudien ne peut plus utiliser le pétrole comme une arme stratégique pour soutenir ou contrecarrer la politique américaine.

Reste l’idée que l’aide militaire américaine donne accès à l’exécutif saoudien. Mais l’accès, ce n’est pas l’influence. Les Saoudiens ont souvent utilisé ce levier en l’inversant : ils se sont servis de cette volonté américaine de s’introduire au centre de leur pouvoir pour obtenir de nouvelles fournitures d’armes. Rien ne démontre que l’aide militaire américaine aurait poussé les Saoudiens à prendre des décisions qu’ils n’auraient pas prises autrement. Et dans le cas du Yémen, il est clair que l’assistance militaire américaine leur a permis de se lancer dans une entreprise contraire aux intérêts américains.

Les Saoudiens considèrent les achats d’armes US comme une sorte de droit. En partie parce qu’ils paient comptant, plutôt que de s’appuyer sur des prêts américains. Le gouvernement de Washington s’est plus ou moins rangé à cette vision des choses. Il n’a donc jamais donné aux dirigeants saoudiens l’impression qu’ils devaient faire le moindre effort pour obtenir son aide militaire. Au contraire, les Saoudiens semblent avoir instrumentalisé le désir des Américains de leur vendre des armes pour obtenir leur soutien militaire au Yémen.

Inutiles face à l’Iran

Un examen sérieux devrait recommander que l’aide militaire américaine au royaume corresponde à des menaces réelles, comme d’ailleurs les ventes d’armes américaines. Le royaume est soumis à plusieurs dangers : guerre électronique, attentats terroristes et attaques de missiles iraniens contre des infrastructures vitales. Les États-Unis aident à juste titre les Saoudiens à se protéger contre ces menaces. Mais l’Arabie saoudite n’est pas en danger de subir une offensive conventionnelle de grande envergure de l’Iran ni de tout autre pays.

À de rares exceptions près, les États-Unis donnent aux Saoudiens ce qu’ils veulent, plutôt que ce dont ils ont besoin au point de vue militaire. Au fil des ans, les Saoudiens ont acheté une grande quantité de blindés et d’avions de combat de dernière génération, ainsi que des munitions sophistiquées. Ces matériels sont d’une utilité douteuse pour dissuader l’Iran de se livrer à la guerre électronique ou à des frappes de missile. Les armes américaines ne servent pas non plus à grand-chose pour garder le golfe Persique ouvert au trafic commercial. Les États-Unis se chargent d’empêcher toute interruption du transport pétrolier grâce à leur importante présence militaire au Bahreïn et en mer d’Oman. Par conséquent, au lieu de déverser dans le royaume des tonnes d’armements valant des milliards de dollars, lesquels seraient beaucoup plus utiles pour résoudre de nombreux problèmes internes, les États-Unis devraient fournir à l’Arabie saoudite des matériels moins ultramodernes et moins coûteux : des plateformes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, des moyens navals de lutte anti-mines, ainsi qu’une coopération policière. Washington devrait également se servir de son aide militaire pour pousser les Saoudiens, malgré leurs réticences, à travailler avec ses partenaires dans la région et à développer avec eux des capacités militaires communes.

Étant donné leur profonde divergence de vues avec l’Arabie saoudite sur la question iranienne, les États-Unis devraient probablement modifier leur assistance à la construction de capacité de projection des forces saoudiennes. Nous avons vu comment des outils américains essentiels, comme le renseignement et le ravitaillement en vol ont permis à l’Arabie de causer d’amples destructions au Yémen. Est-il vraiment dans l’intérêt des États-Unis de fournir aux Saoudiens la possibilité d’attaquer les forces régulières de l’Iran, ou les bras armés de la République islamique ? Vu le chaos qu’ils ont semé au Yémen, on n’est pas rassuré quand on pense à la façon dont les Saoudiens pourraient utiliser les moyens de projeter leurs forces à l’extérieur.

Les États-Unis souhaitent voir l’Arabie saoudite — et les amis arabes de l’Amérique en général — s’impliquer davantage dans leur propre sécurité et dans la sécurité régionale. L’assistance militaire américaine peut y contribuer, à condition de s’adapter. Elle doit aider l’Arabie saoudite à jouer un rôle plus en phase avec les intérêts stratégiques des États-Unis. Si le royaume se dote d’une capacité de projection de ses forces, il risque de les utiliser d’une façon qui saperait les intérêts et les priorités américaines. Les États-Unis ont intérêt à susciter un réchauffement des relations saoudo-iraniennes. Ce n’est pas une priorité pour les Saoudiens, vu leur animosité vis-à-vis de l’Iran. En conséquence, les États-Unis devraient agir avec la plus grande prudence dès qu’il s’agit d’améliorer les capacités du royaume à attaquer la République islamique.

Des armes sophistiquées et... inutiles

Nous proposons donc trois conclusions principales à un examen sans concession de l’assistance militaire américaine à l’Arabie saoudite.

Premièrement, son aide sécuritaire n’a pas donné aux États-Unis une grande influence sur la politique étrangère saoudienne, contrairement à ce que l’on croit généralement. Que ce soit en Irak, en Syrie, au Yémen ou ailleurs dans la région, les Saoudiens ont souvent peu contribué à la promotion des intérêts et des priorités américaines, alors que leur establishment militaire dépend presque entièrement des armements, de l’entraînement et du soutien logistique américains. Washington a essayé d’utiliser cette dépendance comme levier, afin d’obtenir que les Saoudiens soutiennent les intérêts des États-Unis, on ne peut pas dire que cela ait marché.

Deuxièmement, au fil des années, les États-Unis ont vendu à l’Arabie saoudite trop d’armements sophistiqués dont l’Arabie n’avait pas besoin pour se défendre contre les menaces extérieures. Riyad n’a pas employé efficacement ces armes haut de gamme. Quand ils s’en sont servis, comme au Yémen aujourd’hui, ils l’ont fait en général contre des menaces inférieures, et d’une façon qui ne correspond pas aux intérêts américains.

Troisièmement, l’Amérique ne doit pas mettre fin à sa coopération militaire avec les Saoudiens. Sans lien avec les États-Unis, l’Arabie saoudite serait un partenaire plus problématique encore qu’aujourd’hui. Mais à l’avenir, les États-Unis devraient chercher à mieux se servir de leur assistance comme levier. Ils devraient cesser de fournir au royaume des systèmes d’armes destinés à améliorer ses capacités de projection au-delà de ses frontières. En outre, Washington devrait lier la vente de nouveaux armement et équipements à des engagements et à des plans saoudiens concrets pour travailler de près avec leurs partenaires du Conseil de coopération du Golfe (CCG), en vue d’améliorer la défense collective des intérêts communs aux États-Unis et aux pays du Golfe, notamment la liberté de circulation du pétrole issu de la région.

Il est naturellement possible, si les restrictions américaines deviennent trop pesantes, que les Saoudiens se tournent vers la Russie ou la Chine pour obtenir des armes. Cependant les militaires saoudiens préfèrent de loin les armes US, pour des raisons à la fois politiques et militaires. L’intégration d’armements russes et chinois dans leur structure créerait de sérieux problèmes logistiques et opérationnels. En outre, la dépendance saoudienne envers les systèmes logistiques américains assurera pour longtemps encore des contrats de soutien et de service avec l’industrie de défense américaine. Il serait toutefois imprudent pour les États-Unis de continuer à vendre certains systèmes d’armes aux Saoudiens uniquement par peur de perdre des marchés.

Les États-Unis n’ont pas besoin de se plier aux vues saoudiennes pour garder une relation sécuritaire efficace avec le royaume. En faisant des courbettes, les Américains ne font qu’encourager les Saoudiens à une attitude de confrontation. Les Saoudiens savent que cette posture pousse les Américains à multiplier les concessions. Ces derniers devraient comprendre qu’ils ont la plupart des cartes en main et qu’ils peuvent utiliser leur assistance militaire, entre autres outils, pour pousser la politique saoudienne dans un sens favorable aux intérêts américains. En quoi consistent ces derniers, on peut en discuter. Mais ils ne comportent sûrement pas le meurtre de civils au Yémen avec des armes américaines.

1Mark P. Lagon, «  Is Saudi Arabia more trouble than it’s worth  ?  », The National Interest, 19 octobre 2016.

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