Pourquoi l’Algérie défend le statu quo au Sahara occidental

L’inflexibilité de la classe politique algérienne sur le dossier du Sahara persiste et le différend avec le Maroc sur la question des frontières est loin d’être clos. Au-delà du passif historique et de la lutte pour le leadership régional, cet affrontement a un coût pour chacun des pays puisqu’ils sont engagés dans une course à l’armement. Les services de sécurité algériens nourrissent une rancune tenace vis-à-vis de la classe politique marocaine depuis les années de guerre civile, et en s’opposant à l’ouverture de la frontière terrestre entre les deux pays, ils punissent doublement leur voisin marocain. La communauté internationale quant à elle donne l’impression d’avoir abandonné tout espoir d’un règlement définitif de ce dossier.

Camp de réfugiés sahraouis de la région de Tindouf.
Commission européenne-DG Echo, 22 février 2012.

Concernant la question du Sahara occidental, la position de l’Algérie n’a jamais changé et elle ne changera pas. La seule solution possible et légale est le respect du plan de paix de l’Organisation des Nations unies avec la tenue d’un référendum sur l’autodétermination du peuple sahraoui. Ce n’est pas un problème entre l’Algérie et le Maroc, c’en est un entre les représentants du peuple sahraoui et le royaume marocain.

Tenus sous le sceau de l’anonymat, ces propos d’un haut responsable algérien rappellent une position officielle que la diplomatie de son pays ne cesse de défendre depuis déjà quatre décennies. Face au voisin marocain qui l’accuse de porter à bout de bras le Front Polisario et d’être, par conséquent, principale partie prenante de l’un des plus anciens conflits du continent africain, Alger renvoie de manière systématique au respect du droit international et donc à l’organisation, pourtant de plus en plus hypothétique, d’une consultation électorale afin de déterminer l’avenir de ce territoire sous domination espagnole jusqu’en 1975. En clair, les dirigeants algériens savent qu’ils ont entre les mains une partie de la solution mais refusent de l’admettre officiellement en mettant en avant la nécessité de soutenir l’action de la Mission de l’ONU pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso).

La question des frontières communes

Les raisons de cette fermeté qui, dans les faits, accompagne un soutien politique, matériel et militaire au Front Polisario, sont nombreuses et nécessitent d’abord une relecture des relations mouvementées entre l’Algérie et le Maroc. Des relations tendues sont à l’origine du blocage de l’Union du Maghreb arabe (UMA) créée en 1989 et qui demeure une coquille vide tant sur le plan politique qu’économique1. C’est une évidence : aucun progrès n’est envisageable en matière d’intégration régionale sans une amélioration notable des relations entre Alger et Rabat. Or, pour l’heure, leurs positions respectives demeurent éloignées, pour ne pas dire fortement antagonistes.

Comment alors expliquer la position algérienne en évitant les raccourcis et les clichés habituels ? La première explication de ce refus inébranlable d’accepter le moindre compromis — comme par exemple une large autonomie que concèderait Rabat à « ses » provinces sahraouies — a trait à un passif post-colonial qui n’a toujours pas été apuré entre les deux pays et qui est trop peu souvent cité dans les analyses concernant ce conflit.

En 1969, la signature du traité d’Ifrane devait solder les contentieux frontaliers entre les deux pays et effacer les stigmates de la « guerre des sables » de 1963 et des escarmouches qui l’avaient précédée2. Quelques années plus tard, le 15 juin 1972, une convention bilatérale entérinait le tracé frontalier entre les deux pays. Par ce texte, Alger et Rabat s’engageaient à respecter les frontières héritées de la période coloniale, reprenant en cela l’un des principes fondateurs de l’Organisation pour l’unité africaine (OUA, devenue depuis Union africaine). Pour les Algériens, cela signifiait que le Maroc, c’est-à-dire la monarchie mais aussi l’influent parti de l’Istiqlal, allaient enfin abandonner les revendications relevant du « Grand Maroc » et qui portaient notamment sur une souveraineté du royaume chérifien sur les villes de Tindouf et Béchar, voire de Tlemcen. Or, jusqu’à aujourd’hui, nombre de responsables algériens restent persuadés que leurs homologues marocains ne se sont pas résignés à l’idée d’une remise en cause des frontières héritées de la période de domination française.

Ainsi, quand en mai 2013 Hamid Chabat, le secrétaire général du parti Istiqlal, somme l’Algérie de restituer au Maroc les villes de Tindouf, Hassi Baida (lesquelles avaient constitué l’une des causes de la guerre des sables), Béchar et Elknadssa, les autorités algériennes réagissent avec une rare virulence, aussitôt relayée par la presse toutes tendances confondues. Dans nombre d’éditoriaux, la perspective habituelle avec laquelle le conflit du Sahara est abordé s’inverse. L’idée qui s’impose est que le but principal du Maroc n’est pas d’annexer définitivement le Sahara, mais bien de remettre d’abord en cause « l’intégrité nationale algérienne » — formule habituelle qui en appelle au sentiment et à la mobilisation nationalistes des Algériens. Durant les semaines qui suivront la sortie de Hamid Chabat, les médias et plus encore les internautes des deux pays continueront de s’invectiver sur, non pas le dossier du Sahara (objet quant à lui de polémiques récurrentes) mais sur les revendications propres au « Grand Maroc ». À ce sujet, plusieurs personnalités algériennes insistent d’ailleurs sur le fait que l’une des demandes de leur diplomatie n’a jamais été prise en compte par son homologue marocaine. Alger souhaite en effet que la monarchie reconnaisse officiellement l’intangibilité des frontières communes et que la convention de 1972 soit définitivement ratifiée par le Parlement marocain. Des exigences qui risquent peu d’être acceptées, la partie marocaine estimant qu’elles ne peuvent être traitées séparément du contentieux du Sahara.

Disputer le leadership régional

Bien entendu, l’historique tourmenté des lendemains des indépendances n’explique pas tout. Quand ils sont interrogés sur les perspectives de règlement du Sahara, les responsables algériens ont du mal à reconnaître que cette question sert surtout à disputer au Maroc la place de leader régional. Certes, le discours officiel algérien n’est pas sans cohérence quand il rappelle que l’Algérie s’est toujours tenue, du moins jusqu’à une période récente, aux côtés des peuples du Sud en lutte pour leur liberté. Le sort des Sahraouis est ainsi mis en rapport avec d’autres engagements, tels ceux en faveur des Palestiniens ou des Noirs d’Afrique du Sud. Pour autant, la volonté farouche du président Houari Boumediene (1965-1978) et de ses successeurs de contrer le développement d’un rival potentiel n’est niée par personne.

En s’opposant à l’annexion du Sahara par le Maroc et en engageant ce dernier dans une interminable bataille d’influence sur le plan africain et international, l’Algérie, riche de sa rente pétrolière, a d’une certaine façon entravé le développement de son voisin. À ce jour, aucune étude comptable n’a été réalisée sur ce que le Maroc a été obligé de fournir sur le plan financier pour à la fois contrer militairement le Front Polisario (édification des « murs », maintien d’une armée conséquente au sud, achats d’équipements militaires) mais aussi empêcher que l’ensemble de la communauté internationale, et notamment les pays occidentaux, ne prenne parti pour l’Algérie (on citera dans ce cas précis l’importance des dépenses de lobbying consenties par Rabat à Washington et Bruxelles pour défendre sa position).

Bien entendu, le calcul algérien ne s’est avéré payant qu’à court terme. Car si le Maroc paie chèrement sa volonté d’absorber le Sahara, l’Algérie se voit elle aussi entraînée dans une spirale à la fois coûteuse et dangereuse pour la paix dans la région. Depuis la fin des années 1990, le pays est engagé dans une inquiétante course aux armements, ses dépenses militaires (tous postes compris) étant passées de 3,6 milliards de dollars en 2004 à 13 milliards de dollars attendus pour 2015. En moyenne, l’Algérie est devenue le premier importateur d’armes du continent africain (2,5 milliards de dollars) et représente 3 % des achats mondiaux dans ce secteur, soit presque autant que l’Arabie saoudite (4 %) ou les Émirats arabes unis (3,8 %). Selon le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), l’Algérie fait partie des marchés les plus attractifs pour les fournisseurs d’équipements militaires, la Russie arrivant largement en tête devant l’Allemagne, la Chine, l’Italie et les États-Unis.

Avec une part équivalant à 4,5 % du PIB, les dépenses militaires algériennes commencent à peser lourd, d’autant plus que les prix du pétrole (ressource qui contribue à 95 % des recettes extérieures) sont en repli depuis juin 2014. Si le chaos libyen ainsi que la dégradation de la situation sécuritaire dans le Sahel, notamment dans le nord du Mali, justifient en partie cette course aux armements, il n’en demeure pas moins que c’est l’ombre d’un affrontement potentiel avec le Maroc qui plane sur cette dynamique. Une réalité que ne nient pas les responsables algériens, mais ils s’empressent toujours d’insister sur un point qu’ils jugent essentiel, à savoir que leur pays ne sera jamais le premier à engager le feu. « La doctrine stratégique algérienne est connue et nous ne cessons de la répéter : l’armée nationale populaire (ANP) ne s’engagera jamais hors de nos frontières », affirme de fait un officier supérieur de l’Académie interarmes de Cherchell. Un discours repris par l’entourage du président Abdelaziz Bouteflika et qui est brandi, entre autres, pour expliquer pourquoi l’Algérie refuse d’intervenir militairement au nord du Mali ou bien encore en Libye ou au Yémen.

Pour autant, de nombreux cadres et dirigeants algériens sont conscients des risques ravageurs que présente un possible conflit avec le Maroc. C’est ce qui pousse certains d’entre eux à multiplier les gestes de rapprochement avec le voisin et à rechercher la mise en place d’éléments « d’irréversibilité », c’est-à-dire des actions concrètes d’interdépendance qui rendraient impossible un affrontement militaire. En son temps, au début des années 1990, le passage au nord-est du Maroc d’un gazoduc en provenance du Sahara algérien et à destination de l’Espagne avait contribué à calmer les tensions bilatérales. Aujourd’hui, les réseaux électriques des deux pays sont interconnectés, ce qui fait dire à plusieurs observateurs que si les hommes ne franchissent pas la frontière fermée entre les deux pays, tel n’est pas le cas de l’électricité… Reste que de tels exemples de coopération sont encore trop rares pour effacer tout risque de conflit armé.

Un consensus à interroger

Le passif historique et la rivalité régionale ne sauraient expliquer à eux seuls la position algérienne. Dans un pays qui a longtemps pratiqué l’unanimisme sur nombre de questions cruciales telles que l’identité, la langue ou les relations avec l’ancienne puissance coloniale, il est logique de s’interroger sur le fondement même de l’attitude de l’Algérie à l’égard de la question du Sahara. Alger défend officiellement la solution du référendum et bénéficie en cela de l’appui crucial de plusieurs géants africains dont le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Éthiopie (tandis que le Maroc semble peu à peu rallier à lui les pays d’Afrique de l’Ouest). Pour autant, il arrive que des avis contraires, et non des moindres, se fassent entendre à l’intérieur de l’Algérie. En 2003, le général à la retraite Khaled Nezzar, l’un des hommes-clés de l’interruption du processus électoral de 1991, a exprimé à plusieurs reprises son opposition à l’existence d’un Sahara indépendant aux frontières occidentales de l’Algérie. « Nous n’avons pas besoin de fragmentation supplémentaire de l’Afrique du nord », avait-il précisé dans les colonnes de La Gazette du Maroc. Dans la foulée, plusieurs universitaires algériens soutenaient l’idée qu’un Sahara indépendant serait par nature faible, miné par les influences extérieures et qu’il représenterait donc au final un risque pour la stabilité de la région et de l’Algérie.

Malgré ces prises de parole pour le moins iconoclastes et très médiatisées, la question de la position algérienne à l’égard du Sahara n’a jamais fait l’objet d’un vrai débat national. Officiellement, le consensus règne, hormis quelques exceptions comme celle du général Nezzar. La majorité de la classe politique, islamistes compris, n’a de cesse de réclamer le droit à l’autodétermination des Sahraouis tout en appelant néanmoins à des relations plus apaisées avec le « peuple frère » du Maroc.

Ce discours, qui peut paraître paradoxal, est plus ou moins en phase avec l’opinion publique algérienne. Il convient, concernant cette dernière, de relativiser nombre d’affirmations concernant l’usage mobilisateur que les dirigeants algériens auraient fait de la question sahraouie. Contrairement à la cause palestinienne, le Sahara occidental n’a jamais servi de ciment ou d’incitation au nationalisme (sauf par ricochet dès lors qu’il s’agissait de s’en prendre au voisin marocain). Certes, la solidarité à l’égard des réfugiés dans les camps de Tindouf a fait l’objet de nombre de discours et de mobilisations mais sans jamais déclencher de passions. Si quelques ONG algériennes sont engagées dans des actions humanitaires en faveur des Sahraouis, de nombreux Algériens adoptent une attitude plutôt neutre, voire indifférente. Sans jamais aller jusqu’à nier leur droit à l’autodétermination des Sahraouis, cette opinion silencieuse tend à se comporter comme si ce problème ne concernait que ses dirigeants.

Une autre réserve qui mérite d’être mentionnée concerne l’armée algérienne. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette dernière n’a eu nul besoin de la question du Sahara pour affirmer sa légitimité et asseoir son influence. Dans un pays où la geste héroïsée de la Guerre de libération est le fondement du pouvoir, les militaires algériens n’ont guère eu besoin d’instrumentaliser la rivalité avec le Maroc, même si la guerre des sables de 1963 a eu pour conséquence de faire oublier les dissensions et les luttes fratricides de l’été 1962. Par la suite, le bras de fer officieux avec le voisin marocain s’est même parfois révélé contreproductif, des milliers de jeunes ressentant le fait d’accomplir leur service militaire aux frontières ouest, notamment à Tindouf, comme une punition.

Passivité de la communauté internationale

Deux éléments méritent enfin d’être pris en considération dès lors que l’on s’interroge sur la persistance de la position algérienne. Le premier est lié à l’existence d’une rancune tenace au sein des services de sécurité algériens à l’égard des autorités marocaines. Il ne s’agit pas là de considérations liées à la question des frontières, mais à ce qui s’est passé durant la guerre civile algérienne, période plus communément appelée « décennie noire ». Aujourd’hui encore, le Maroc est accusé en Algérie d’avoir fermé les yeux — du moins jusqu’en août 1994, date des attentats de Marrakech — sur les agissements de groupes de soutien aux maquis islamistes. Depuis, plusieurs responsables algériens n’ont de cesse que de vouloir « punir » Rabat. Une punition qui se décline en deux séquences. L’une consiste à favoriser le statu quo au Sahara, quitte à provoquer le pourrissement de la situation et la désespérance des populations réfugiées dans les camps de Tindouf. L’autre s’oppose absolument à l’ouverture de la frontière terrestre. Une ouverture qui donnerait un bol d’air aux régions orientales du Maroc grâce à l’afflux de touristes algériens.

Le second élément qui explique la persistance de la crise du Sahara ne relève pas uniquement de l’Algérie. Dans une situation où les deux principaux concernés ne semblent guère décidés à négocier sérieusement une solution globale au grand bénéfice de toute la région, il convient de noter qu’aucun partenaire d’envergure du Maghreb, ni l’Europe, ni les États-Unis, ni même les pays du Golfe ne semblent vouloir s’engager dans une initiative majeure pour amener l’Algérie et le Maroc à la table de la paix. En février 1989, l’action diplomatique de l’Arabie saoudite appuyée par les États-Unis et la France, dans un contexte de détente entre l’Ouest et l’URSS, avait débouché sur la naissance de l’Union du Maghreb arabe et la réouverture des frontières terrestres entre l’Algérie et le Maroc. Vingt-six ans plus tard, et alors que le monde arabe n’en finit pas d’être secoué par les retombées des révoltes de 2011, c’est comme si la communauté internationale avait abandonné tout espoir d’un règlement définitif de la question du Sahara occidental.

1À titre d’exemple, les échanges intermaghrébins atteignent à peine 2 % de l’ensemble des flux commerciaux à destination ou provenance des trois pays du Maghreb central : la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.

2À l’époque les armées des deux pays s’étaient affrontées, le Maroc réclamant, entre autres, la restitution des villes de Tindouf et de Béchar.

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