Pourquoi les réfugiés syriens arrivent-ils seulement maintenant en Europe ?

Le nombre de réfugiés syriens vient de dépasser les 4 millions. Si on ajoute à ce chiffre 7 millions de déplacés internes, c’est plus de la moitié de la population du pays qui a dû fuir depuis le début du conflit, il y a quatre ans. Comment expliquer l’afflux soudain de dizaines de milliers de personnes aux frontières hongroises de l’espace Schengen ?

Réfugiés syriens dans le camp d’Harmanli (Bulgarie).
UNHCR/D. Kashavelov, novembre 2013.

Il aura fallu le corps du petit Aylan sur une plage turque pour que la crise des « migrants » parvienne à affecter l’agenda politique européen. Elle aura parallèlement souligné une solidarité des populations européennes, sentiment bien différent du mainstream. Ces deux réactions interpellent d’une même manière les analystes : comment sommes-nous arrivés à cette situation de crise ? Comment expliquer que soudain, des dizaines de milliers de personnes en provenance principalement de Syrie se rendent aux frontières hongroises de l’espace Schengen ? À ces questions, la chronologie de la crise syrienne et de ses débordements peut fournir quelques éléments de réponses. Toute migration répond à deux paramètres : apprendre comment et par où passer -– c’est-à-dire un stock d’expériences — et les opportunités du moment. Il faut donc revenir sur les motifs des départs, comment et pourquoi quatre ans se sont écoulés avant que les Syriens ne parviennent massivement en Europe.

Le 2 février 2012, le régime de Bachar Al-Assad ne parvenant pas à réduire la contestation décide de bombarder les quartiers protestataires de Homs. Voulait-il célébrer la répression de Hama1, trente ans plus tôt ? Il lance la « bataille des villes », c’est-à-dire l’usage d’armements lourds contre toute forme de protestation et par là, entame la destruction systématique des principaux centres de peuplement en Syrie. Dès lors, les chemins de l’exode s’ouvrent pour les Syriens. Ils se rendent tout d’abord dans un quartier voisin, puis dans la ville proche où des connaissances, de la famille, peuvent les accueillir. Mais bientôt ils se font rattraper par les violences. Au cours de l’année 2012, l’intensification de la répression chasse de plus en plus de personnes. En novembre 2012, les bombardements aériens couplés aux canons postés sur le mont Qassioun vident en deux jours le camp de Yarmouk de quelques centaines de milliers d’habitants. Loin de cesser, le niveau de violence croît : le régime recourt aux barils de TNT, aux scuds à partir de 2013 et aux raids aériens. La Syrie se vide.

Sur les frontières, les pays voisins organisent le refuge d’une partie de plus en plus importante de ces « déplacés »2. En Jordanie, l’heure est aux camps, et Zaatari sort du désert pour constituer en quelques mois la quatrième agglomération du pays. Un peu comme si une ville de la taille de Lille émergeait en France. En Turquie et au Liban, d’autres formes d’accueil apparaissent. Bien vite, au cours de l’année 2013, les compteurs des agences de l’ONU annoncent un chiffre oscillant entre 4 millions et 4,5 millions de réfugiés. À ce moment-là prend forme la première vague à destination de l’Europe. À l’exemple de tous les grands mouvements de population, une partie des Syriens mais aussi des Irakiens et des Palestiniens emportés dans le flot de la crise — quelques milliers peut-être — s’essaient aux routes de l’Europe. L’une d’elles passe par la mer, se lançant des côtes turques ou libyennes. L’autre passe par la terre aux confins de la Bulgarie, de la Grèce et de la Turquie.

Forcer la barrière protectrice de Schengen

En parallèle, une infime fraction des Syriens obtient des titres de transport vers l’Europe. La Suède, l’Allemagne ou la France acceptent quelques milliers de réfugiés politiques. Or, ce sont souvent des activistes, forgés aux techniques de l’information et prêts à venir en aide à leurs compatriotes, de l’intérieur ou de l’extérieur. Ils constituent rapidement les relais informationnels pour les autres migrants. Ils précisent les conditions d’accueil, les points de passage, les dangers, bref, ils fluidifient par leurs informations les possibilités de migrer.

Le conflit syrien rencontre alors une autre dynamique : la réadaptation de la politique méditerranéenne de l’Europe. En septembre-octobre 2013, les ministres de l’intérieur européens se réunissent pour traiter de « la crise syrienne » et de ses conséquences. Entendons : la crise syrienne est restreinte au phénomène des bateaux de migrants. Depuis la chute du dictateur libyen Mouammar Khadafi et l’extension des révolutions de la Tunisie à l’Égypte, c’est toute la barrière protectrice de l’Europe qui est tombée. Les premières mentions de migration massive sont alors recensées. En réponse, la Bulgarie construit un mur, des dispositifs financiers renforcent les capacités grecques de surveillance et une lutte plus ferme est entreprise contre les trafics maritimes de migrants en Méditerranée.

Sur les frontières, la situation des Syriens connaît au cours de l’année 2014 une évolution significative. D’une part, la prolongation de la situation des réfugiés entraîne un ressenti de plus en plus vif : camps inondés, absence de travail, manque d’éducation amènent de plus en plus de Syriens à partir de la zone frontalière pour s’installer ailleurs. Istanbul se « syrianise », ce qui n’est pas sans créer des réactions xénophobes. Au Liban et en Jordanie, de même, l’exil se prolonge. Avec lui, les bureaux d’ambassades et de consulats étrangers refusent de plus en plus les visas ou les demandes d’asile politique. L’Europe se ferme, craignant soit d’anciens transfuges du régime (tout particulièrement parmi les militaires ou déserteurs) — le syndrome rwandais de l’accueil de massacreurs —, soit de potentiels djihadistes. Les espoirs d’un départ « légal » s’évanouissent. À cette fermeture diplomatique répond une nouvelle orientation stratégique : l’ennemi, c’est « l’État islamique ». Bien vite, dans les derniers jours de septembre-octobre 2014, les Syriens assistent à une première action internationale qui les confirme dans une analyse : l’arrêt des violences ne fait pas partie des préoccupations européennes. Le retour en terre syrienne est compromis et les ressources disponibles s’amenuisent. Il faut donc pousser plus loin.

Toute migration se fait par connaissance, expérience et opportunité. L’année 2015 le confirme. Au cours des derniers mois de 2014, la Grèce ne respecte plus le Règlement de Dublin II3 : ses autorités de contrôle prennent les empreintes digitales, mais elles ne les entrent plus dans la base de données européenne4. Au contraire, elles délivrent des sauf-conduits interdisant au migrant un séjour de plus de six mois. La Grèce devient donc un point de passage. Elle est de plus extrêmement proche de la côte turque et donc fait décroître le coût de la migration.

Les nouvelles routes terrestres vers le Vieux continent

Une fois en Grèce, où aller ? Les premiers essais ciblent l’Italie. Mais le renforcement du contrôle depuis 2013 ferme la route maritime. La Bulgarie est fermée. Il reste le ventre mou des Balkans, la Macédoine, la Serbie… Les premiers départs terrestres sont mentionnés à la fin de l’année 20145. Arrivés à bon port, avec de moins en moins d’échecs, les Syriens font part sur les réseaux sociaux des possibilités de transit.

En parallèle, au cours de l’année 2015, trois évolutions régionales ont une incidence sur les migrations. Tout d’abord, les agences internationales diminuent leurs aides à l’adresse de la population syrienne. Les difficultés internes accrues renforcent l’appel de l’exil. Ensuite, le régime de Bachar Al-Assad use de plus en plus de barils de TNT contre les principaux foyers de peuplements en zone libérée. Alep, deuxième ville du pays, se vide. Enfin, les forces de l’organisation de l’État islamique (OEI) et les forces kurdes, dans leur affrontement, s’en prennent à de nombreuses agglomérations. Le flux de migrants augmente alors vers la frontière turque ; de là, il se dirige vers Istanbul, puis vers la lointaine Europe. Dans tous les pays frontaliers, les consulats et les agences croulent sous les dossiers de demande d’asile. Le cycle s’accélère : de plus en plus de personnes tentent leur chance, de plus en plus de personnes parviennent aux portes hongroises de Schengen.

À l’été 2015, il ne faut qu’environ quatre à cinq semaines pour aller de l’intérieur de la Syrie à l’Allemagne, là où en 2014 quelques mois auraient été nécessaires. L’accumulation d’expériences, l’amélioration des réseaux et la multiplication des migrants ayant une absolue nécessité de poursuivre leur route expliquent la formation d’une vague de plus en plus massive de déplacés vers l’Europe. Les succès depuis la Turquie sont aujourd’hui connus des Syriens déplacés ou réfugiés au Liban qui commencent à chercher à rejoindre la frontière turque. Ces deux millions de Syriens préparent la nouvelle vague pour les mois qui s’annoncent.

Sans vouloir tomber dans le domaine de la prospective, il est possible de noter quelques éléments. L’intensification de la violence par l’usage systématique de l’aviation de guerre contre les civils ne va pas enrayer les départs vers la frontière. La réduction des ressources et les pénuries nées de quatre ans de conflit annoncent un hiver 2015 encore plus destructeur. De ce fait, le flot n’en est qu’à ses débuts. L’incohérence des politiques européennes à l’égard des Syriens va placer rapidement les autorités devant une alternative simple : ou bien accueillir de plus en plus de personnes en coordonnant les politiques migratoires, ou bien arrêter ceux qui ont déjà bravé plusieurs fois la mort, c’est-à-dire tirer à vue sur les rescapés parvenant aux frontières.

1NDLR. Répression et massacre par le gouvernement syrien d’Hafez El-Assad, de la rébellion fomentée par les Frères musulmans dans la ville de Hama en février 1982.

2Est officiellement « réfugiée » toute personne enregistrée auprès d’une agence nationale ou internationale comme nécessitant une protection en terre d’asile. Est « déplacé » tout individu partant d’un lieu vers un autre. Dans le présent article, nous nous focaliserons sur les seconds.

3NDLR. Ce texte juridique communautaire établit une base de données biométriques des requérants déjà enregistrés de tous les pays membres et permettant de détecter ceux ayant déjà déposé une demande. Il vise à « déterminer rapidement l’État membre responsable [pour une demande d’asile] » et prévoit le transfert d’un demandeur d’asile vers cet État membre. Habituellement, l’État membre responsable sera l’État par lequel le demandeur d’asile a fait son entrée dans l’UE.

4Entretien avec un fonctionnaire d’une agence internationale.

5Creede Newton, « Hungary revamps its refugee support system », Al-Jazeera (aljazeera.com), 7 mars 2014.

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