36 977 €Collectés
57%
65 000 €Objectif
29/47Jours

Pourquoi tout ce que les Israéliens pensent savoir sur l’Iran est faux

Pour Lior Sternfeld, historien de l’Iran moderne, les fantasmes israéliens de changement de régime ignorent les réalités de la République islamique et risquent de répéter des erreurs historiques. L’entretien a été réalisé le 20 juin 2025 par Orly Noy, du magazine Local Call (dont la version en anglais est +972), deux jours avant l’attaque des États-Unis contre l’Iran.

Deux personnes marchent sur des drapeaux américains et cubains étalés au sol.
Téhéran, le 20 juin 2025. Des Iraniens marchent sur les drapeaux d’Israël et des États-Unis lors d’un rassemblement.
AFP

L’idée qu’une opposition iranienne va se saisir de l’attaque israélienne pour renverser le régime et libérer le pays de l’emprise des ayatollahs gagne du terrain dans le discours public israélien, comme on peut l’entendre dans presque tous les débats télévisés. Mais pour le professeur Lior Sternfeld, qui enseigne l’histoire moderne de l’Iran à l’université de Penn State, il s’agit là d’une véritable illusion fondée sur une perception israélienne erronée de l’importance politique de l’opposition iranienne en exil.

« En Israël, les voix amplifiées sont celles de Reza Pahlavi [le prince héritier iranien en exil] et de ses partisans — des personnes qui n’ont aucune crédibilité ou influence réelle en Iran », a-t-il déclaré lors d’une interview accordée au magazine Local Call. « Au cours des dix dernières années, beaucoup d’argent a été investi dans la construction de son image, et, soudain, on est passé de celle d’un fainéant d’une soixantaine d’années à celle d’un prince héritier ayant tout un royaume derrière lui. » « C’est une réalité qui n’existe que dans les “Tehrangeles” (surnom donné aux quartiers de Los Angeles où vit une importante communauté d’exilés iraniens) et dans les marges de l’administration américaine actuelle », a ajouté Sternfeld. « Et c’est le seul que les Israéliens entendent. »

Orly Noy.— La visite du prince héritier en Israël en avril 20231 — en tant qu’invité du ministère du renseignement, rien de moins — ne l’a pas vraiment fait paraître comme un patriote iranien.

Lior Sternfeld.— C’est tout à fait exact. J’ai tout de suite compris qu’il cherchait à obtenir le soutien d’Israël et des États-Unis, et non celui du peuple iranien. Dans ce contexte, il convient de mentionner la récente story publiée par sa femme sur le réseau social Instagram, où elle partageait des photographies de graffitis en anglais disant : « Frappe-les, Israël. Les Iraniens sont derrière toi ».

Le discours officiel israélien sur l’Iran a été résumé par [l’universitaire israélien de droite] Mordechai Kedar qui a affirmé que l’Iran était une fragile coalition de tribus prête à s’effondrer2 Mais toute personne ayant une connaissance même élémentaire de l’histoire iranienne sait que c’est un non-sens. Il existe des mouvements clandestins kurdes et baloutches, mais représentent-ils un sentiment plus large ? Absolument pas.

Ce type de vœux pieux est dominant au sein de la diaspora iranienne, qui est toujours hantée par la révolution de 1979. Tout comme l’idée que la révolution serait venue de l’extérieur sous la forme de Khomeiny [de retour d’exil], on imagine aujourd’hui que la contre-révolution arrivera de l’extérieur sous la forme de Pahlavi.

S’il y a sans aucun doute des gens en Iran qui sont heureux de voir les attaques israéliennes et les responsables du régime visé, en réalité, cette position n’a aucun ancrage dans la population. Il suffit de regarder les figures de l’opposition iranienne qui ont été torturées par le régime, qui ont été enfermées dans la prison d’Evin et qui s’expriment en disant : « Nous sommes contre cette agression, notre pays est sous attaque ». Ce sont des gens qui détestent les mollahs, mais pour l’instant, l’ennemi, c’est Israël.

En outre, il n’existe actuellement en Iran aucune opposition organisée capable de s’en prendre aux centres de pouvoir sans risquer de provoquer un chaos total — ce que les Iraniens souhaitent éviter à tout prix. Le régime dispose d’une base de soutien solide qui va bien au-delà de son appareil de sécurité.

L’attaque israélienne a réveillé les traumatismes politiques les plus profonds de l’Iran, à savoir les tentatives occidentales de renverser son régime. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu le nom de Mohamed Mossadegh3 mentionné dans les médias iraniens au cours des derniers jours. Il y a également eu des références régulières à l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Les gens disent : « Nous ne serons pas l’Irak », un pays qui a sombré dans la guerre civile et qui a finalement donné naissance à l’Organisation de l’État islamique (OEI). Pour les Iraniens, il existe une sorte de hiérarchie des tragédies. Même s’ils pensent que la République islamique est mauvaise, c’est toujours mieux que l’OEI.

O. N.— Cela me rappelle le début de la guerre Iran-Irak (1980-1988), qui a éclaté juste après les grandes purges politiques qui ont suivi la révolution iranienne, lorsque tous les pilotes qui avaient été emprisonnés par le nouveau régime ont été libérés et se sont présentés pour combattre l’Irak. Ils se sont battus pour le pays, pas pour le régime.

L. S.— Au début de la guerre Iran-Irak, l’un des facteurs clés contribuant à consolider la République islamique a été la dissolution de toutes les organisations d’opposition. C’est ce qui a permis à la faction khomeinyste de prendre le dessus. Mais une fois la guerre commencée, l’opposition, menée par le parti communiste iranien Toudeh, a annoncé qu’elle cessait ses activités, parce qu’il fallait désormais défendre la patrie.

À l’époque, l’un des objectifs explicites du président irakien Saddam Hussein était de renverser le régime iranien. Il l’a dit publiquement. Et déjà à ce moment-là, on entendait exactement le même discours que celui tenu aujourd’hui par les dirigeants israéliens : « Le régime iranien est faible, il s’effondrera dans deux semaines ».

O. N.— Il n’en reste pas moins que l’attaque israélienne a clairement jeté le discrédit sur le régime iranien. Le fait que le Mossad ait pu pénétrer aussi profondément dans les sites iraniens les plus sensibles, établir une base de drones à l’intérieur du pays et assassiner des scientifiques — parallèlement à des images de foules fuyant Téhéran comme nous n’en avions pas vues depuis la guerre Iran-Irak — ne suggère-t-il pas une instabilité plus profonde au sein du régime ?

L. S.— Je ne sais pas combien de personnes en Iran ont été réellement choquées par ces événements. Pour la plupart, cela n’a fait que renforcer les critiques qu’ils avaient déjà formulées à l’encontre du régime. Le fait que le Mossad puisse pénétrer dans le pays de cette manière est la preuve qu’il existe des collaborateurs corrompus au sein du régime. J’ai vu des Iraniens écrire : « Quel culot de la part du régime d’avoir laissé l’Iran en arriver à un point où nous sommes aussi vulnérables. »
Cet échec catastrophique pourrait-il conduire à la chute du régime ? Peut-être. Les conditions sont réunies, mais la chute doit être organique, de l’intérieur. La question cruciale est la suivante : qu’est-ce qui pourrait le remplacer ? Et pour l’instant, cela reste très flou. En ce moment, toute l’énergie est concentrée sur la résistance à l’attaque d’Israël.

O. N.— Dans votre analyse de l’Iran, votre hypothèse de base a toujours été qu’il s’agissait d’un régime rationnel4. Nous avons également assisté à la récente déclaration du ministre iranien des affaires étrangères, Abbas Araghchi, qui a affirmé que l’Iran ne voulait pas d’escalade et que si Israël cessait ses attaques, l’Iran en ferait autant. Serait-il juste de dire qu’à l’heure actuelle, le besoin du régime de réhabiliter son image — en particulier aux yeux de l’opinion publique — pourrait l’emporter sur son désir de maintenir une politique mesurée à l’égard du monde ?

L. S.— En avril 2024, lorsque l’Iran a lancé des frappes de drones sur Israël, il a agi avec retenue. Pourtant, presque personne dans les médias n’a souligné que l’Iran s’était donné beaucoup de mal pour prévenir qu’il allait attaquer. Lorsqu’il a vu que l’attaque israélienne visait des installations militaires et des sites des Gardiens de la révolution, il a réagi de la même manière en visant des sites militaires israéliens.

Mais nous n’en sommes plus là. Cette fois, le sentiment de sécurité et la fierté de l’Iran ont été ébranlés. Dès qu’Israël a commencé à frapper des zones résidentielles à l’intérieur de Téhéran, l’Iran a commencé à cibler des centres de population.
Les capacités de défense d’Israël sont toujours bien supérieures, et l’Iran le comprend. Mais l’Iran est également plus patient et il continue de manifester sa volonté de désescalade, ce qui est plus que ce que l’on peut dire d’Israël.

Nous assistons actuellement à une tentative de Téhéran d’envoyer un message à la région : il ne jouera plus le rôle de la partie qui accepte les coups sans riposter. Contrairement à ce qui s’est passé après l’attaque du consulat iranien à Damas (le 1er avril 2024) ou de ses bases militaires à Ispahan (19 avril 2024), où il n’y a pas eu de demande publique de riposte, cette fois-ci, les Iraniens exigent réellement une action. Leur message au régime est le suivant : « Montrez-nous que vous valez quelque chose ! Défendez la patrie ».

O. N.— Cela aura-t-il un prix diplomatique, par exemple en ce qui concerne l’accord nucléaire, qui est si important pour l’Iran ?

L. S. L’accord nucléaire est très important pour l’Iran, mais, à l’heure actuelle, Téhéran se sent trahi par Washington. Il est important de noter que de nombreux membres de l’équipe de négociation nucléaire iranienne ont été assassinés lors de la dernière attaque israélienne. Cela a donné lieu à des théories du complot accusant les États-Unis d’avoir orchestré un coup monté.

Avant même que l’ancien président Hassan Rohani ne soit autorisé par le Guide suprême, en 2013, à entamer des négociations sur un accord nucléaire, Ali Khamenei avait déclaré qu’un accord avec les Américains ne servirait à rien, car l’Occident ne sait pas tenir sa parole. En fin de compte, il s’est avéré qu’il avait raison.

Plus tard, lorsque le président Ebrahim Raïsi a repris les négociations à l’été 2023 avec les États-Unis sur le dégel des avoirs, l’échange de prisonniers et d’autres sujets, Khamenei a déclaré : « Allez-y, mais vous verrez qu’il ne sert à rien de traiter avec l’Occident ». Et une fois de plus, il avait raison.

Il en a été de même pour le président actuel, Massoud Pezeshkian. Il a de nouveau été élu en dépit des souhaits de Khamenei et de l’establishment, et Khamenei lui a donné l’autorisation d’entamer des négociations — et, une fois de plus, il s’est avéré qu’il avait raison. Ainsi, même si la réalité de 2023 n’est pas la même que celle de 2025, Khamenei finit toujours par avoir raison dans ses mises en garde.

Dans ces conditions, l’Iran serait-il intéressé par une reprise des négociations nucléaires ? À long terme, je pense que Pezeshkian et Abbas Araghchi, le ministre des affaires étrangères, feront un effort pour reprendre les discussions. Mais pour l’instant, il est peu probable que l’opinion publique iranienne soutienne une telle démarche sans que l’autre partie prenne de sérieuses mesures pour rétablir la confiance. Et, pour être franc, il n’est pas certain qu’une administration Trump soit capable de prendre de telles décisions.

Nous entrons dans un territoire qui m’inquiète. Nous pourrions dépendre de la bonne volonté du président russe Vladimir Poutine et du président chinois Xi Jinping dans leur rôle de médiateurs. Et qui sait où cela pourrait nous mener ?

O. N.— Pensez-vous qu’il y aura un changement fondamental dans la position de l’Iran, celui de passer d’un État au seuil du nucléaire à celui d’une puissance nucléaire à part entière ?

L. S.— Intuitivement, je dirais que oui. L’Iran a toujours affirmé que son projet nucléaire était à des fins défensives. Aujourd’hui, il a la preuve qu’il a besoin de cette défense. Là encore, je tiens à faire la distinction entre l’Iran et le régime : le régime considère que le seul moyen d’assurer sa survie est de devenir pleinement et ouvertement nucléaire. Cela fait partie d’un discours qui se poursuit en Iran depuis 20 ans, selon lequel si Saddam Hussein avait eu des armes nucléaires, les États-Unis n’auraient pas envahi l’Irak en 2003. En ce sens, le nucléaire est le moyen de garantir la survie du régime.

Il existe actuellement une fenêtre d’opportunité très étroite pour reprendre des négociations intensives en vue d’un accord nucléaire, à condition que des mesures de confiance soient mises en place, afin de maintenir l’Iran au seuil nucléaire. Mais si l’Iran décidait désormais de franchir ce seuil et de devenir une puissance nucléaire à part entière, qui ne comprendrait pas la logique derrière une telle décision ? Après tout, il a été attaqué — à Téhéran, à Ispahan, à Natanz — par une puissance nucléaire.

O. N.— En septembre 2024, vous avez participé à une réunion avec le président Pezeshkian qui a suscité beaucoup de controverses5. Si vous le rencontriez aujourd’hui, que lui diriez-vous ?

L. S.— C’est une excellente question, à laquelle je n’ai pas de réponse. Je peux dire qu’aujourd’hui, comme à l’époque, je suis convaincu qu’un Proche-Orient différent est à portée de main. Et je reste convaincu qu’il n’y aura pas, dans un avenir prévisible, de gouvernement plus apte à assurer cette transition que celui du président Pezeshkian.

1Sarah Ariyan Sakha, «  Why Pahlavi’s Israel visit betrays both Iranians and Palestinians  », +972, 27 avril 2023.

2Mordechai Kedar, «  The secret to taking down the Iranian regime : Iran’s ethnic minorities  », The Jerusalem Post, 13 mars 2024.

3Premier ministre iranien renversé en 1953 par un coup d’État orchestré par le Royaume-Uni et les États-Unis

4Lior Sternfeld, «  Iran is acting more rationally than Israel — for now  », +972, 16 avril 2024.

5Etan Nechin, «  Israeli Professor Who Met Iran’s President : ’Iran Isn’t a Unique Evil, It’s a Regional Player Like Any Other’  », Haaretz,, 25 spetembre 2024.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.